Mai 2009 Par V. RIDDE M. MEBTOUL Dossier

En 2002, une petite fille naissant en Angola dispose d’une espérance de vie en bonne santé de 35 ans, tandis que celle qui a la chance de naître en Belgique peut espérer vivre jusqu’à 73 ans, soit deux fois plus longtemps.
Ces inégalités de santé entre les pays sont évidemment insupportables et injustes, mais elles cachent des disparités aussi importantes au sein même des pays, y compris en ce qui concerne l’utilisation des systèmes de santé. Par exemple au Niger, alors que 60% des femmes les plus riches accouchent auprès de personnel qualifié, les femmes les plus pauvres ne sont que 5% à avoir cette chance (1). Si dans les pays à revenu élevé, les écarts face à la maladie et la mort commencent (très timidement cependant) à être pris en considération dans les programmes de santé publique (2), dans les pays à revenu plus faible, force est de constater que ce n’est pas encore le cas.
Les décideurs qui formulent les politiques publiques ou les acteurs qui mettent en oeuvre les interventions n’évoquent quasiment jamais la lutte contre les inégalités sociales de santé (ISS). Ils cherchent à améliorer le sort des pauvres et des populations dites vulnérables plutôt que de réduire les ISS entre les sous-groupes de la population. Dans un contexte de niveau de pauvreté économique important, où les interventions exogènes issues de l’aide internationale occupent une large place, nous avons organisé une activité thématique des JASP 2008 visant à offrir une tribune pour débattre de ces enjeux. La mise en commun de perspectives de chercheurs et d’intervenants issus d’Afrique, d’Haïti et d’ailleurs, ainsi que le point de vue émanant de disciplines scientifiques variées a permis aux personnes participantes de mieux appréhender la problématique des ISS dans ces contextes spécifiques. Deux éléments centraux se sont dégagés de nos échanges.

Le ciblage des politiques publiques

Le premier élément concerne le choix des bénéficiaires des politiques publiques. Dans le langage des spécialistes de la question, il s’agit plus précisément de la problématique du ciblage des politiques (3). En effet, ce sujet est encore plus crucial dans les pays à faible revenu qu’ailleurs car la part de l’aide internationale dans le financement des politiques publiques est souvent très importante par rapport aux ressources locales. Bien que les pays riches ne respectent quasiment jamais leur engagement d’accorder au moins 0,7% de leur richesse nationale à l’aide au développement, ils sont souvent exigeants quant à l’identification des bénéficiaires de leurs actions et à la visibilité de ces dernières.
Ils veulent savoir exactement à qui bénéfice l’aide, ce qui paraît aussi légitime du point de vue des contribuables et de l’efficacité des politiques (4). Mais dans un contexte où l’aide publique au développement reste faible, le budget des États limités et les problèmes à régler importants, il faut nécessairement cibler les politiques publiques, notamment à destination des plus pauvres.
Le débat classique autour des politiques de lutte contre la pauvreté qui peuvent être soit universelles soit ciblées refait toujours surface (5), telle une aporie. Les spécialistes des inégalités de santé insistent sur la nécessité d’organiser en parallèle des interventions globales en faveur de la société dans son ensemble et des actions spécifiques destinées aux groupes les plus désavantagés (6).
D’autres, cependant, sans nier l’importance des programmes ciblant les plus pauvres, affirment que les programmes universels sont plus efficaces pour réduire les inégalités (7). Les écueils des services ciblés sont bien connus. On sait qu’aux risques de stigmatisation des populations destinataires de ces services spécialisés viennent souvent s’ajouter des modalités d’intervention peu favorables au renforcement du pouvoir d’agir ( empowerment ) des individus cantonnés à adopter un rôle passif découlant de la logique même du ciblage. Lors de la crise alimentaire de 2005 au Niger, certains intervenants ont sélectionné les bénéficiaires de leurs programmes. Or, dans toute sélection, il y a des gagnants et des perdants (8).
Les perdants développent des stratégies d’adaptation au ciblage pour disposer, malgré leur exclusion qu’ils perçoivent particulièrement injuste, de cette «rente du développement». C’est ce que certains sociologues nomment les effets pervers, les évaluateurs les qualifiant plutôt d’effets inattendus (9). Un autre danger lié à ce ciblage tient aux risques de dispenser des prestations de moins bonne qualité susceptibles de conduire à ce que « benefits meant exclusively for the poor often end up being poor benefits – les bénéfices visant exclusivement les pauvres résultent souvent en pauvres bénéfices» (10). Il n’y a peut être pas de solution magique et la réponse est certainement à trouver dans des programmes universels accompagnés de mesures spécifiques.

Paiement direct et privatisation des soins et services de santé

Le second élément central de nos discussions a concerné l’accès financier aux soins de santé. Lorsqu’une grande partie du financement de la santé est à caractère privé, où l’utilisateur des services est le payeur, les inégalités d’accès au système de santé sont indéniables, que ce soit en Afrique ou en Europe. En Afrique au Sud du Sahara, on a instauré un peu partout le paiement direct des soins. La plupart des programmes ont appliqué de manière fort réductrice le principe de participation de la population à la gestion des centres de santé – préconisé par Alma-Ata et plus tard par l’initiative de Bamako – en la traduisant dans les faits par des systèmes de paiement des services fournis par les utilisateurs. La participation se limite donc bien souvent au paiement.
Dans les ménages du Burkina Faso, cela implique la mobilisation de ressources que les femmes doivent souvent négocier avec leur mari (11). Aussi, supprimer ce paiement pourrait potentiellement réduire cette négociation des relations de genre.
Aujourd’hui, tout le monde s’est enfin rendu compte de l’inefficacité d’un tel système mais aussi de son caractère injuste, excluant des soins ceux qui ne sont pas en mesure de payer, puisque même des crédits ne leurs sont pas accordés.
Aussi, plusieurs discussions ont-elle eu lieu lors de cet atelier concernant les très récentes politiques qui visent à supprimer ce paiement des soins (12). Le lien avec la problématique du ciblage des politiques est direct puisque quelques pays ont décidé d’abolir le paiement de services spécifiques et pas d’autres.
Quant à l’Afrique du Nord, la problématique est un peu différente et s’apparente presque à celle que nous connaissons en Europe ou en Amérique du Nord. C’est de la privatisation des soins dont il est question. Alors que les services publics étaient la norme dans ces pays, ils sont en train de devenir l’exception. Dans un pays comme l’Algérie qui dispose de moyens financiers relativement considérables par rapport au reste de l’Afrique, notamment de ses proches voisins du Sud, l’une des transformations importantes observées au cours de la dernière décennie est la progression très rapide du secteur privé des soins, représenté en particulier par le segment lucratif des cliniques privées (13).
L’argent devient le vecteur essentiel dans l’accès rapide aux soins de santé. Aussi, face au caractère inefficace et inéquitable du paiement direct des soins et de la privatisation des services, il faut assurément s’appuyer sur un secteur public fort doté d’un financement solidaire où les populations financent les services en fonction de leur capacité à payer.
Valéry Ridde , Ph. D., Département de médecine sociale et préventive, Centre de recherche du Centre hospitalier de l’Université de Montréal, Québec, Canada
Mohamed Mebtoul , Ph. D., Groupe de Recherche en Anthropologie de la Santé (GRAS), Université d’Oran, Algérie

Ont également contribué à cet atelier intitulé Pays à faible revenu et inégalités sociales de santé , présenté le 17 novembre 2008 dans le cadre de la Rencontre francophone internationale sur les inégalités sociales de santé:
Blaise Sondo , M.D., Faculté de médecine, Université de Ouagadougou, Burkina Faso; Jean Bernard Ouédraogo , Ph. D., Université de Ouagadougou, Burkina Faso; Béatrice Nikiema , M.D., M. Sc., Département de médecine sociale et préventive, Université de Montréal, Canada; Slim Haddad , M.D., Ph. D., Département de médecine sociale et préventive, Université de Montréal, Canada; Nathalie Mondain , Ph. D., Département de sociologie et d’anthropologie, Université d’Ottawa, Canada; Jean Pierre Olivier de Sardan , Ph. D., École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), France et Laboratoire d’Études et de Recherche sur les Dynamiques Sociales et le Développement Local (LASDEL), Niger; Jean André , M.D., Programme de Réorganisation et de Rationalisation du Secteur National de Santé MSPP/BID, Ministère de la santé publique, Haïti. (1) WHO, World Health Statistics 2008, 2008, WHO: Geneva. p. 110.
(2) Ridde, V., Réduire les inégalités sociales de santé: santé publique, santé communautaire ou promotion de la santé? Promotion & Education, 2007. XIV (2): p. 63-67.
(3) Hanson, K., E. Worrall, and V. Wiseman, Targeting services toward the poor: A review of targeting mechanisms and their effectiveness, in Health, Economic Development and Household Poverty From Understanding to Action, A. Mills, S. Bennett, and L. Gilson, Editors. 2007, Routledge p. 134-154.
(4) Ridde, V. and A. Guichard, Agir pour réduire les inégalités de santé: aporie, épistémologie et défis, in Lutter contre les inégalités sociales de santé, politiques publiques et pratiques professionnelles, C. Niewiadomski and P. Aïach, Editors. 2008, Editions EHESP: Rennes, p. 57-80.
(5) Mkandawire, T., Targeting and Universalism in Poverty Reduction. 2005, UNRISD. Social Policy and Development Programme Paper Number 23. p. 22.
(6) Mackenbach, J.P., et al., Strategies to reduce socioeconomic inequalities in health, in Reducing inequalities in health. A European perspective, J.P. Mackenbach and M.J. Bakker, Editors. 2002, Routledge: London and New York, p. 25-49.
(7) Navarro, V., ed. The political and social contexts of health. 2004, Baywood: Amityville-NY.
(8) Olivier de Sardan, J.-P., La crise alimentaire de 2004-2005 au Niger en contexte. Afrique contemporaine, 2008. 225 (1): p. 17-37.
(9) Morell, J.A., Why Are There Unintended Consequences of Program Action, and What Are the Implications for Doing? American Journal of Evaluation 2005. 26 (4): p. 444-463.
(10) Sen, A., The Political Economy of Targeting, in Public spending and the Poor: theory and evidence, D. Van de Walle and K. Nead, Editors, 1995, published for the World Bank by the John Hopkins University Press: Baltimore. P. 11-24.
(11) Nikièma, B., S. Haddad, and L. Potvin, Women bargaining to seek Healthcare: norms, domestic practices, and implications in rural Burkina Faso. World Development, 2008. 36 (4): p. 608-624.
(12) Ridde, V. and K. Blanchet, Vers la gratuité des soins en Afrique? Revue Humanitaire, 2008 (19): p. 75-80.
(13) Mebtoul, M., Médecins et patients en Algérie, 2005, Oran: Éditions Dar El Gharb