Juin 2017 Par Alain CHERBONNIER Vu pour vous

Du 15 au 17 février dernier, s’est déroulée la neuvième édition de ce festival du film sur les liens entre les arts et la santé mentale, la folie, la psychiatrie. Cette année, je fais « courts », puisque ce sont ceux qu’on a très peu de chances de voir ailleurs. Mais les voir tous est difficile et je n’ai trouvé personne pour me remplacer le vendredi matin. S’il y a dans le lectorat d’Éducation Santé un/e volontaire pour me seconder lors de la 10e édition en 2018, merci de contacter la rédaction, qui fera suivre. (Je suis sérieux, hein! )

Avec Jackson, je sautér pala fenétre (Belgique, 2015, 7’27), on est au Centre Sésame. ‘Jackson’ Ramanadovic dessine et peint au feutre, au couteau, au rouleau. C’est lui qui a choisi le dessin-titre du film. Une voix off – la sienne – commente les images, sans rapport direct avec ce que l’on voit à l’écran… sauf avec une gueule genre crocodile, hérissée de dents pointues. Les cadrages sont joyeusement insolites. Réalisant un travail au cours de sa formation à l’École de Recherche Graphique (Ixelles), Lou Colpé filme Jackson en action ; ils se sont mutuellement choisis.

Espace de travail artistique, de Gérard Preszow (Belgique, 2015, 38′), nous montre, sans intro ni commentaires, ce qui se passe et comment ça se passe dans un atelier d’arts plastiques : peinture sur toile, écriture, terre glaise, dessin, travail du tissu… On voit l’évolution des œuvres, l’interaction entre les artistes et les animateurs (eux-mêmes artistes, invités par le Créahm de Bruxelles): l’accompagnement est très personnalisé.« C’est plus une installation qu’un film, c’est destiné à tourner en boucle dans le cadre d’une expo » dira le réalisateur. Qui poursuit en évoquant Jean Dubuffet, l’art brut, le mythe de la création spontanée et, plus largement, le mythe occidental de l’artiste solitaire. On voit aujourd’hui, ajoute-t-il, que le travail en atelier donne des œuvres extrêmement variées, parfois très fortes et personnelles, mais qui n’auraient sans doute pas vu le jour sans un accompagnement rigoureux ; on commence à considérer que le travail en atelier est de la création artistique.

Interpellé, Jean Florence, psychanalyste, pose deux questions. D’abord, qu’est-ce qu’un regard et que crée-t-il ? Évoquant les regards croisés des plasticiens et des vidéastes, il souligne à l’intention de ceux-ci qu’en leur présence et devant la caméra « quelque chose qui n’existerait pas » se produit. Seconde question : qu’est-ce qu’accompagner ? Ce n’est pas seulement du conseil ou de l’assistance techniques. Car l’artiste sait ce que c’est, rater, être dans le vide, mécontent de ce que l’on fait ; il peut donc accepter que quelque chose se passe sur le plan relationnel avec son ‘élève’. Cela m’a rappelé une expérience personnelle déjà ancienne : j’ai moi-même bénéficié, dans un autre domaine qu’artistique, de cette qualité d’accompagnement. Dont j’ai pu faire à mon tour bénéficier d’autres personnes en apprentissage, en recherche, en projet. Ce que j’appelle, au-delà des savoir-faire méthodologiques et pédagogiques, être présent pour la personne que l’on accompagne.

Frédéric Rolland, artiste et psychiatre, lève un lièvre de taille avec une autre question, volontairement provocatrice : à quoi ça sert tout ça ? Ces ateliers sont-ils rentables ? Non seulement psychosocialement, mais économiquement, puisqu’aujourd’hui les maîtres-mots sont productivité, efficience, évaluabilité. Peut-on aller trouver les politiques avec ce type d’argument pour les convaincre de soutenir financièrement de tels ateliers ? Plus précisément, voyant que les films d’ateliers se multiplientNote bas de page, devraient-ils s’intégrer au marché de la production artistique? Pour le dire crûment, faut-il les vendre ?

Flashback. Il y a quelques années, comme certains des courts métrages que je voyais au festival me plaisaient vraiment, j’ai demandé s’il serait possible d’en acquérir une copie. Je voulais juste les montrer à des amis amateurs de cinéma. Les raisons pour lesquelles je n’ai pu obtenir la moindre copie semblent être les suivantes : ces films n’étaient pas conçus pour une diffusion autre que restreinte, il pouvait y avoir des problèmes juridiques (droit à l’image, pour les mineurs en particulier) et, finalement, les associations productrices n’avaient pas les moyens – et n’étaient pas forcément désireuses – d’organiser une diffusion plus large. Les termes dans lesquels la question a été posée ce mercredi sont évidemment tout différents. Ils sont proprement politiques (ouh, le vilain mot).

L’envie de faire : mieux que le savoir-faire

Il n’avait pas 19 ans lorsque Fabian Nagy rejoint ensuite par Jules de Guillebon, s’est lancé dans le projet qui deviendra La Corde sensible (France, 2016, 29’51). Il n’avait pas été formé dans une école de cinéma (d’où, à l’image, des défauts dont il est très conscient) mais avait très envie de faire un film sur la souffrance psychique, sans doute motivé par un état dépressif qu’il avait déjà connu auparavant, et aussi par le désir de réaliser une œuvre ayant une portée sociale. La possibilité d’un service civique de six mois a joué le rôle de déclencheur. Le déni de la maladie mentale tient à la peur : mise en danger de l’image de soi («je ne suis pas fou !») mais aussi peur de faire peur, peur de la stigmatisation, des mots-étiquettes… comme ‘schizophrénie paranoïde hallucinatoire’ !

Le film donne la parole à des personnes vivant des problèmes de santé mentale très divers, de l’anorexie aux troubles bipolaires, de la dépression aux idées suicidaires. Parmi elles, un élu municipal s’est bien gardé de faire état de ses problèmes : « Tout groupe social génère une stigmatisation » dit-il ; celui qui sort de la norme – explicite ou non – doit rentrer dans le rang ou être exclu. L’effet sinon le but du film est double : sensibiliser à la maladie mentale en l’incarnant dans des gens comme vous et moi et encourager la personne en difficulté à chercher de l’aide auprès des amis, de la famille, des associations (via le Net, notamment) et, bien sûr, des professionnels et services de soin. Il évoque aussi une piste du côté de la création artistique, en l’occurrence la BD. Ce film lui-même n’a-t-il pas eu un aspect thérapeutique pour son réalisateur ?Note bas de page

Traitant des neurosciences, Le Système miroir, d’Eva Zornio (Suisse, 2015, 17′), m’a laissé de marbre, alors que plus d’un autre spectateur le plébiscitait, quelqu’un le trouvant même poétique. Moi je l’ai trouvé trop abstrait, profanes non admis, froid (images de synthèse, voix off neutraliste, visages rares et inexpressifs). Peut-être suis-je passé à côté du propos.

Ensuite on a pu voir – malheureusement à la queue leu leu, sans avoir le temps de respirer – non moins de sept films sélectionnés pour le Prix Arts Convergences de Paris en 2016. J’en retiens trois pour leur qualité poétique (ben oui). Demain il fera jour (Manon Di Chiappari, 5’17): noir et blanc, visages peints, mouvement, danse, images de tristesse, de mort, et pourtant ces voix off: «Laisse-moi vivre, tu ne vois pas que je suis heureuse», «Je me sens belle», «J’ai toujours espoir en ce qu’est la vie, malgré tout»…Sans issue (Nihat Hasan, 5’38) est un film d’animation d’une belle simplicité, dont les couleurs séduisantes contrastent avec le destin d’un personnage vieillissant, qui ne trouvera refuge que dans l’isolement complet. Plus spartiate dans la forme mais très touchant, Carpe diem (Fanny de Rauglaudre, 3’22) fait entendre le monologue sur fond d’images noir et blanc d’une femme qui se passe de la crème sur le visage.

Les films d’ateliers : ouais !

Une spécialité sinon une exclusivité du festival, j’y viendrais rien que pour ça. Plusieurs premiers films – et réussites – au palmarès du vendredi après-midi. Le Centre Alba a été créé à La Louvière il y a deux ans, avec un objectif de réinsertion socio-professionnelle. Dans Les Expériences du Dr Brain (9’38), une sorte de ‘mad scientist’ – les portes de son bureau sont capitonnées – s’est juré de trouver une affectation à chacun de ses patients : le dormeur chronique deviendra testeur de fauteuils, le psychopathe, vendeur de matériel informatique périmé, la paranoïaque, garde du corps d’un rappeur célèbre, et l’obsessionnelle compulsive, nettoyeuse de choc dans un grand hôtel ! Un ergothérapeute est à la base du projet (« Même si j’y connais rien, j’essaie ») mais des usagers ont joué, participé à l’image et au montage.

Conclusion de l’un d’entre eux : « À refaire et refaire encore. Ça donne pas mal de confiance en soi ».L’asbl Revers, née à Liège il y a trois ans, propose un dispositif d’insertion par la culture pour personnes atteintes de troubles psychologiques et psychiatriques. Le Petit Chaperon rouge (5’34) est un film d’animation chatoyant et poétique (encore !) qui recourt aussi au texte. Il y aurait un atelier d’écriture là-dessous que ça ne m’étonnerait pas, mais comme l’asbl n’a pas pu être représentée, on restera sur sa faim quant au ‘making of’.

Poésie plus mélancolique avec Photosensible (12’45), du WOPS, sis à Woluwé. Au début, l’envie de travailler sur les objets que l’on n’arrive pas à jeter, en l’occurrence un album de photos anciennes, noir et blanc ou sépia – des portraits. Qu’est-ce que ça fait de fouiller là-dedans ? Que retient-on de l’image des autres ? Au départ de ces questions, et via des techniques telles que les ombres chinoises, les marionnettes, le théâtre d’ombres (des corps se mouvant derrière un voile), s’insinuent le temps qui passe, la chute, la mort : «On prend conscience de la gravité de cette thématique au fur et à mesure du film» dira quelqu’un.

Avec La Guerre des bouts d’sons (2’37), L’Ancrage, initiative louviéroise d’habitations protégées, nous offre un clip musical très enlevé, sur le thème ‘comment recycler les bruits ambiants exaspérants’. C’est drôle mais, sans l’avoir voulu, c’est aussi une métaphore du travail réalisé dans/par l’association : comment faire avec l’insupportable ? Le service Trait d’Union prend en charge des personnes dépendantes de produits illicites à la clinique psychiatrique Bonsecours de Péruwelz. La Boulette (3’47) est un film hilarant, plein d’auto-dérision : Sandy, atteint du ‘syndrome de la boulette’, pique tout ce qui est sphérique : boulettes de viande, boules de pétanque ou de billard… La médication massive n’y fait rien (le psychiatre joue son propre rôle dans le film !), alors on essaie de désintoxiquer Sandy en lui offrant un Rubik’s Cube – ce qui le guérit puisqu’il se met à piquer tout ce qui est cubique ! L’humour sous toutes ses formes est souvent présent dans les films d’ateliers. Ajoutons l’improvisation (pas de scénario pré-établi, les idées fusent, qu’il faut ensuite structurer), le lien avec d’autres ateliers créatifs, et surtout beaucoup de plaisir : « Que nous on se marre à le faire, et le public se marre aussi » dira simplement un usager du Centre Alba.

Encore deux courts pour la route ?

Ce sont aussi des premiers films. Dans L’Abri (Belgique, 2016, 28′), Olivier Praet cherche une proximité avec son frère Martin encapuchonné, qu’il filme souvent en gros plan ; en marchant, ils reviennent sur une fugue de Martin, qui cherchait à se construire un abri dans les bois. Il dit qu’il voulait « être ailleurs, à un autre endroit, comme le nomadisme ». Aux questions d’Olivier, il répond souvent «je ne sais pas».

Après la projection, quelqu’un dans la salle demandera pourquoi Martin a accepté d’être filmé, et Olivier répondra à son tour « je ne sais pas » …Le titre est magnifiquement choisi, non seulement en raison de l’épisode qui est au centre du film, mais aussi de la capuche omniprésente, et de la porte dans l’appartement dinantais que Martin a quitté : fallait-il la laisser ouverte, la fermer, l’enlever ? Qu’est-ce qui nous abrite, tous autant que nous sommes ? En 2017, Martin, diagnostiqué schizophrène, refuse toujours d’être suivi médicalement ; il vit chez sa mère mais dispose d’un espace à lui.

La schizophrénie est aussi sous-jacente mais encore moins apparente dans Appétit du vide (Belgique, 2016, 24’16). Deborah Ruffato, pour son travail de fin d’études à l’Institut des Arts de Diffusion, voulait se situer dans le portrait. Elle filme au quotidien ‘Miss Vertigo’ : Aline, qu’elle a rencontrée via l’Autre lieu. Où on lui a dit « Ici on ne parle pas de diagnostic », ça a dû lui convenir, et le portrait est beau. Aline est tellement branchée cuisine qu’elle fera un joli lapsus : « La guérison n’existe plat » …Mais j’ai gardé une autre citation pour la fin : « Ce qui permet de transformer la survie en vie ». J’espère qu’on cherche tous et toutes.

Comme l’an dernier, 14 de ces films étaient au programme… contre 3 ou 4 quelques années auparavant, rappelle Martine Lombaers, coordinatrice de Psymages asbl.

On peut le voir sur YouTube.