Juin 2012 Par M. VILLAIN Chantal LEVA Initiatives

« Tout nu dans ma serviette qui me servait de pagne
J’avais le rouge au front et le savon à la main
Au suivant , au suivant
J’avais juste vingt ans et nous étions cent vingt
À être le suivant de celui qu’on suivait
Au suivant , au suivant
J’avais juste vingt ans et je me déniaisais
Au bordel ambulant d’une armée en campagne
Au suivant , au suivant »
(Jacques Brel , Au suivant)
Dans notre premier article, nous avons traité l’aspect historique et juridique du phénomène, et cherché à démonter les idées reçues les plus répandues à son sujet. Nous nous intéresserons dans ce deuxième texte au débat entre partisans de l’abolition de la prostitution et ceux qui, comme nous, plaident pour une gestion ‘humaine’ du phénomène.
Certains sujets de réflexion occupent parfois les esprits et les consciences humaines de manière quasi infinie et reviennent de façon endémique. Il est des débats qui divisent âprement, entre eux, les intellectuels, les politiques, les gens de terrain, les personnes concernées et, en particulier dans le cas de la prostitution, les féministes.
Comme le voile islamique – et comme, en général, toutes les questions qui touchent au corps des femmes et à son rôle dans la sexualité masculine – la prostitution est un sujet de discorde au sein du mouvement féministe.
Selon les unes, en ce début de XXIe siècle et grâce aux acquis de la libération sexuelle et individuelle, la prostitution ne pose pas de problème en soi. Elle peut donc être considérée comme une offre de service, un métier comme un autre. Le projet de création du centre de prostitution à Liège est un bon exemple de cette tendance.
Selon les autres, la prostitution est une domination sexuelle et économique des hommes sur les femmes. L’objectif à long terme qu’elles ont en ligne de mire est la disparition de la prostitution dans la mesure où elle n’est pas un choix libre et épanouissant.
Certain(e)s rêvent donc d’un monde sans prostitution. Un monde où les chemins de l’amour et de l’argent ne se croiseraient jamais, un monde d’où la sexualité vénale serait bannie, un monde où les relations sexuelles seraient toujours un moment de désir partagé. Ce rêve, ils veulent le voir proclamé solennellement dans les textes de loi.
Pourquoi ne pas s’inspirer du dispositif répressif mis en place en 1999 par la Suède, le premier pays au monde à infliger des amendes et des peines de prison aux clients des prostituées? plaident aujourd’hui ces féministes. Considérant la personne prostituée comme une esclave des temps modernes, la loi suédoise baptisée « la paix des dames », entrée en vigueur le 1er janvier 1999, est fondée sur le principe de l’égalité entre hommes et femmes. Cette loi protège les prostituées et pénalise le client. Leur raisonnement est simple: sans clients, pas de prostitution…
À ce sujet, Anne – Marie Lizin lors d’un débat ouvert entre partisans et adversaires de la reconnaissance de la prostitution affirme:
« Devant toute proposition de légalisation , je ne pourrai que combattre . Le fait de pénaliser le client doit être considéré comme un élément supplémentaire dans l’optique de réduire la prostitution . (…) Il faudrait utiliser tous les moyens de dissuasion afin d’organiser moins d’accessibilité …» (1).

Une thèse ancienne
Ce rêve d’un monde libéré de toute sexualité vénale s’inscrit dans une longue tradition. Dans les années 1870, une féministe anglaise, Josephine Butler (2), avait lancé une véritable offensive contre les maisons closes, qui encourageaient, selon elle, le « vice sexuel ». Quelques années plus tard, en 1877, la Fédération abolitionniste internationale annonçait son intention de « combattre le fléau social de la prostitution , et spécialement de l’attaquer sous toutes les formes par lesquelles il revêt le caractère d’une institution légale et officiellement tolérée ».
Catherine François (3), également féministe, dans son livre « Sexe , prostitution et contes de fées » définit cette période comme étant « une triste époque où les féministes issues des classes supérieures imposèrent une morale sexuelle qui sévit toujours aujourd’hui ». Pour elle, ce courant est né dans l’Angleterre victorienne où Josephine Butler, par charité chrétienne, s’est emparée du sort des putains afin de contraindre les femmes à la pureté en dehors des liens du mariage dans un souci de civilisation du peuple.
Anne Chemin , dans un article publié dans Le Monde (4), démontre que la détermination des féministes est aussi ferme aujourd’hui mais que les arguments ont changé: celles du XIXe siècle invoquaient avec passion la morale et l’hygiène, celles du XXe siècle s’attardaient sur la misère sociale, celles du XXIe siècle brandissent l’arme politique de l’égalité hommes-femmes et de la dignité humaine.
En décembre 2011, les Femmes prévoyantes socialistes lors d’un colloque international intitulé « Prostitution et faux semblants » (5) réaffirment que « La prostitution n’est que la survivance , et une des formes les plus brutales , d’un rapport de domination des hommes sur les femmes , qui s’apparente à une forme d’esclavage ».

Le «plus vieux métier du monde», un «mal nécessaire»
Ces deux expressions ont, pour les Femmes prévoyantes socialistes, le tort de normaliser le phénomène, de sous-entendre en quelque sorte qu’il serait inhérent à la nature humaine, partout et de tout temps, et qu’il faudrait donc en prendre son parti. Elles considèrent que la transaction entre prostituée et client implique la négation de la qualité du sujet de la personne prostituée, qui renonce à son propre désir et à la liberté de disposer de son corps pendant le temps nécessaire. Pour elles, ce qui est acheté, ce n’est pas seulement son activité, sa compétence, comme ça se passe dans le travail salarié: c’est bien son corps qui fait l’objet de la transaction, c’est-à-dire sa personne elle-même. Le paiement fait donc de cette personne un objet de consommation.
La Commission communale consultative « Femmes et ville » (6), mandatée pour remettre des avis sur les projets de la Ville de Liège en veillant à ce qu’ils réduisent les inégalités entre femmes et hommes, va dans le même sens. Elle a remis un avis négatif concernant l’ouverture d’un Eros center à Liège.
Une des raisons évoquée est que « l’approche de réduction des risques liés à la prostitution n’est pas la bonne perspective car elle s’attaque aux conséquences et non aux causes de la prostitution . Si une telle approche s’avère efficace pour les problèmes de dépendance à une substance , elle n’est pas adaptée et clairement insuffisante concernant la prostitution . En effet , ce ne sont plus les personnes qui consomment qui sont visées mais les personnes prostituées qui sont le produit consommé par un client . De plus , cette approche n’envisage pas la sortie de la prostitution et réduit son intervention à la lutte contre les MST , elle ne prend pas non plus en considération les clients .»
Mais pour d’autres, qui sommes-nous pour juger de la capacité à s’assumer ou de la crédibilité d’un choix que les personnes prostituées revendiquent ouvertement?

La prostitution peut-elle s’exercer de manière ‘humaniste’?
Évidemment, les ‘passes’ à la chaîne telles que les évoque la chanson de Jacques Brel au début de notre texte, c’est inacceptable, choquant, contraire à la dignité humaine, pour les deux parties! Pour dire les choses crûment, ces femmes ne sont plus des femmes, mais des machines à traire, humiliées jusque dans leurs tripes. Les hommes ne sont plus des hommes, mais des animaux en rut, honteux et frustrés. Il n’y a pas que les féministes qui s’offusquent de cette exploitation.
Car, si la législation belge interdit le proxénétisme, elle condamne encore plus lourdement la traite des êtres humains, qui en est une forme aggravée. Il s’agit de réseaux mafieux, ayant le plus souvent des ramifications à l’étranger, qui attirent des jeunes femmes naïves désireuses de tenter de trouver en Europe occidentale une vie meilleure.
Toujours ignorantes des projets de prostitution qui les attendent, elles sont attirées avec des promesses de travail de serveuses, de jeunes filles au pair, ou – un peu plus proche de la réalité – de danseuses de charme. Parfois elles sont séduites et invitées à suivre leur « prince charmant ». Elles viennent d’Afrique de l’Ouest ou d’Europe de l’Est, et voyagent avec des papiers incertains qui leur sont retirés une fois sur place.
Les trafiquants menacent de se venger sur leur famille restée au pays si elles n’obéissent pas à toutes leurs exigences. Les conditions de vie et de travail sont sordides. La police est très motivée à démanteler ces réseaux et offre impunité et protection à celles qui dénoncent leur souteneur. Mais le chantage sur la famille et la honte de leur propre déchéance freinent les dénonciations.

Sexe tarifé et handicap
À l’opposé, dans l’éventail des variantes du sexe tarifé, on trouve les assistant(e)s sexuel(le)s. Il s’agit de personnes qui ont choisi librement et de leur plein gré de répondre aux besoins sexuels de personnes handicapées incapables d’assouvir leurs désirs légitimes dans un contexte normal. Il existe, en Suisse et en Hollande notamment, des volontaires qui rencontrent occasionnellement de telles demandes. Cette fonction d’assistant sexuel n’est pas vécue comme honteuse, si on se fie aux reportages télévisés sur le sujet, mais plutôt comme une aide offerte à une personne diminuée physiquement. Les assistants sexuels rencontrés sont des femmes et des hommes intelligents, mûrs, équilibrés, et bien intégrés sur le plan social. Ils n’en font pas une profession, mais une activité occasionnelle qui ne semble pas perturber une vie familiale apparemment normale. Concrètement, il s’agit le plus souvent de caresses et de masturbation de personnes parfois incapables de se caresser elles-mêmes. La prestation est payante afin que la relation soit claire: il ne s’agit pas d’une relation d’amour mais d’une prestation professionnelle.
Les handicapés qui bénéficient de ces services disent en retirer une grande satisfaction. Il n’est peut-être pas anodin que ces services existent en Hollande et en Suisse, deux pays de tradition protestante. Au contraire du catholicisme, le protestantisme a toujours été moins puritain.
Dans cet esprit, les concepteurs du centre Isatis veulent réserver quelques salons avec accès facile pour les handicapés. Certaines prostituées liégeoises répondent déjà favorablement aux demandes particulières de personnes à mobilité réduite. Dans certains cas, ce sont les parents du jeune homme qui l’amènent, parfois ce sont des copains. Le tabou qui entoure la fréquentation des prostituées s’estompe fort quand il s’agit de personnes «différentes». La relation devient plus humaine, plus gentille de prime abord. La compassion adoucit une image a priori négative.

Un remède à l’‘ultra-moderne solitude’
Et si c’était le modèle à suivre dans les relations de prostitution? Si la peur et la honte disparaissaient? Si la bienveillance et le respect mutuels réunissaient les deux partenaires de cette transaction particulière? Un puceau timide n’est pas moins handicapé dans ce domaine qu’un homme paralysé. La détresse sexuelle et la solitude affective sont partout dans nos villes. À Liège, plus d’un ménage sur deux est un ménage d’une personne. La prostitution est la dernière solution quand il n’y en a pas d’autre. Pour la prostituée aussi, souvent, la prostitution est la dernière solution quand il n’y en a pas d’autre. On peut rêver d’un contexte social ou économique où personne n’aurait besoin de se prostituer. Qu’adviendrait-il alors des clients? Quelle serait la réponse à la détresse des hommes en manque de femmes (ou en manque d’hommes)?
« Moi , j’aurais bien voulu un peu plus de tendresse , ou alors un sourire , ou bien prendre le temps …»
Toutes les prostituées expérimentées ont vécu le cas de clients qui ne demandaient pas de sexe, mais seulement un peu de tendresse. Parfois simplement parler à quelqu’un qui écoute… C’est émouvant d’entendre raconter qu’un certain client ne demande qu’une chose: qu’on lui caresse le visage en le regardant. Les putains sont souvent aussi des mamans de substitution. « C’est l’ultra – moderne solitude », comme le chantait Alain Souchon.
Soyons réaliste. Il ne faut pas rêver en couleurs. La majorité des clients viennent pour des prestations sexuelles, souvent les mêmes. Parfois des demandes extravagantes… qui ne font pas de mal. Du fétichisme vestimentaire par exemple. Parfois aussi des demandes choquantes, avilissantes, que la prostituée est libre d’accepter ou non, mais qu’il sera plus facile de refuser dans un cadre structuré comme le centre Isatis. Car c’est aussi un des buts d’une telle structure que d’appliquer un code de déontologie et un règlement d’ordre intérieur rédigés ensemble par les gestionnaires et les locataires du centre.
Comme dit précédemment, le lobby féministe souhaite pénaliser les clients. Cette proposition n’est-elle pas irréaliste? Les services de police ont déjà trop de travail avec le maintien de la paix et de la sécurité publique pour aller se préoccuper d’une réalité quand il n’y a pas de plainte. Vu le nombre de prostituées en région liégeoise, les clients sont des milliers.
Pourquoi en attraper quelques-uns au hasard… et puis amener au domicile une convocation de police à une épouse médusée? N’est-ce pas une revendication symbolique qui n’a aucune chance d’être appliquée? De plus, un tel règlement communal ou une loi fédérale aurait pour conséquence immédiate de diminuer l’offre visible et d’augmenter la clandestinité. Ce qui n’est pas le but recherché. Quand on demande l’impossible, on ne l’obtient pas, mais n’entrave-t-on pas les améliorations possibles?
Pour nous, le véritable enjeu de la gestion de la prostitution dans une ville comme Liège, outre le souci premier de sécurité et d’hygiène, c’est l’humanisation de la fonction. Il est certain que, dans un environnement glauque comme la rue Marnix à Seraing (7), on ne peut pas espérer des relations positives et épanouissantes. Le cadre physique et l’encadrement structurel envisagé peuvent contribuer à créer un climat plus respectueux et de bien-être pour les deux parties. Après tout, le client vient là pour se faire plaisir. Et la personne prostituée pourra retrouver une certaine estime de soi. Car la honte accompagne la prostitution. Il est plus facile à un gamin de dire à ses copains que son père ou sa mère est en prison ou se drogue, que de déclarer que sa mère se prostitue.
Évidemment, dans le monde des Bisounours et les livres de Martine, la prostitution n’existe pas. On ne part pas d’une page blanche, mais d’une réalité installée qu’on ne peut pas supprimer d’un coup de baguette magique. Il ne suffit pas d’interdire, il faut aussi faire appliquer. Le projet Isatis est à la prostitution ce que la méthadone est à l’héroïne: une solution du moindre mal. Ce n’est pas pour banaliser la drogue qu’on distribue de la méthadone. Ce n’est pas pour faire la publicité de l’avortement qu’on l’a dépénalisé. Le but d’Isatis est de rendre meilleure la vie de ceux qui sont concernés par la prostitution, des deux côtés de la relation.
Des pays comme l’Espagne et la Suisse ont dépénalisé le proxénétisme. C’est-à-dire qu’on peut librement y ouvrir des agences de call-girls ou d’escort, mais aussi des lupanars et des bordels très organisés qui ont pour seul but la rentabilité financière, sans souci de l’humain ni scrupule moral. C’est probablement l’évolution prévisible d’un monde avec de moins en moins de frontières.
Un reportage télévisé récent montrait une sorte de discothèque en Espagne, près des Pyrénées, à destination surtout d’un public français, un établissement immense, avec des bars partout, et une centaine de filles très belles, habillées comme au Crazy Horse, y compris maquillage et perruque, qui invitaient tour à tour les hommes à monter dans les cabines de l’étage, pour une passe de quelques minutes. Ces poupées gonflables étaient presque virtuelles. À les voir, on regretterait les filles de joie à l’ancienne, si vivantes et vulgaires, mais tellement humaines. « Atmosphère , atmosphère , est – ce que j’ai une gueule d’atmosphère ?»

Conclusion
Le sujet évoqué dans cet article touche forcément chacun de nous dans ses tripes, son éducation, sa culture, son vécu… Il nous renvoie à nos propres peurs, à notre propre sexualité, à nos contradictions… et à des valeurs sociétales marquées par les traditions, les notions de bien et de mal… Les avis qui le concernent sont souvent catégoriques, dans un sens ou dans l’autre.
Le terme de prostitution recouvre toute une symbolique, un univers complexe et a des acceptions diverses. Sans chercher à être neutres, nous venons d’en aborder quelques aspects. Dans notre troisième et dernier article, nous aborderons de façon plus concrète le projet liégeois d’Eros Center.
Chantal Leva , Directrice du Centre liégeois de promotion de la santé, membre du Conseil d’administration d’Isatis (8) et Michèle Villain , Coordinatrice d’Icar (9), Présidente d’Isatis(1) Lemaire J.Ch. La prostitution Pour ou contre la législation? Bruxelles: Espace de Libertés, 2004.145 p. (La pensée et les hommes, 54). ISBN: 2-930001-54-2
(2) Josephine Elizabeth Butler (1828-1906) est une militante féministe anglaise. Son combat fut un modèle pour tous les mouvements abolitionnistes européens, regroupés en 1902 au sein de la Fédération abolitionniste internationale.
(3) François C. Sexe, prostitution et contes de fées. Liège: Luc Pire, 2011. 153p. ISBN: 978-2-87542-007-7
(4) Chemin A. La prostitution hors la loi? Paris: Le Monde, 2011.
(5) Université des femmes. Prostitution et faux semblants. Colloque international. Bruxelles 2011. Disponible à partir de: URL: http://www.universitedesfemmes.be
(6) Commission communale consultative «Femmes et Ville». Ville de Liège. Mai 2011.
(7) Nous y reviendrons dans notre dernier article.
(8) Initiative sociale d’aide aux travailleurs indépendants du sexe.
(9) Association liégeoise de prévention, de suivi médical et de travail de rue auprès des personnes en lien avec la prostitution. Internet: http://www.icar-wallonie.be