Janvier 2011 Par O. DESCAMPS Réflexions

Libres propos inspirés de l’affaire de l’affiche du film de Joann Sfar sur Serge Gainsbourg, première partie

À Maria Porcu et Olga Postiaux, mes précieuses partenaires lucides et infaillibles dans nos actions de promotion de la santé

« Si tu ne respectes que la vérité , alors tu ne respecteras pas grand chose . 2 + 2 = 4 , voilà ce qui sera l’unique objet de ton respect . À part ça , tu vas affronter des éléments incertains : les sentiments , les normes , les valeurs , les choix , autant de constructions fragiles et fluctuantes . Rien de mathématique . Le respect ne s’adresse pas à ce qui est certifié mais à ce qui est proposé . » (Réplique de Père Pons à Joseph dans le livre «L’enfant de Noé» d’Éric-Emmanuel Schmitt) Voici un peu moins d’un an, nous évoquions la ‘censure’ de l’affiche du film ‘Gainsbourg (vie héroïque)’, invitant nos lecteurs à partager leurs sentiments à ce sujet. Cela nous a valu une jolie analyse sémiologique de Thierry Poucet (1). Cette polémique a inspiré à Olivier Descamps une foisonnante réflexion que nous vous proposons en deux épisodes vu sa longueur.
J’avoue que ma première réaction a d’abord été celle de vos correspondants, qui dénonçaient l’interdiction avec une certaine révolte à l’encontre de ce qui apparaît comme une réécriture de l’histoire, mêlée d’un petit penchant d’ordre esthétique pour la première affiche. Toutefois, quelques détails qui ont toute leur importance dans cette polémique soulèvent des questions essentielles qui méritent l’effort d’y réfléchir plus posément et d’y confronter un autre point de vue.
D’abord, ce n’est pas des lèvres de Serge Gainsbourg mais de celle de son avatar dans le film, l’acteur Éric Elmosnino, que sortent les volutes de fumée sur l’affiche. Comme le dirait Jean Luc Godard « Ce n’est pas une image juste , c’est juste une image ». On ne manipule donc plus la photo historique d’une idole, on interroge l’esprit de la création d’une affiche. Ce qui en soi fait de la question de la réécriture, une fausse question. Le problème est plutôt d’ordre historiographique: quels sont le rôle et le but de ce que l’histoire retient des personnes ( vedettes ) disparues ?

Bref résumé du ’problème’

Une affiche de promotion du premier long métrage du fameux créateur de BD Joann Sfar , un biopic fantasmé sur la vie de Serge Gainsbourg, affiche destinée aux couloirs du métro parisien a été refusée par Metrobus, la régie publicitaire de la RATP.
Motif: la fumée de cigarette sortant de la bouche du chanteur contrevenait à la loi Évin de 1991 qui interdit toute propagande ou publicité, directe ou indirecte, en faveur du tabac. Une autre affiche a pris sa place.
Les réactions ne se sont pas fait attendre:
One World Films (qui s’occupe de la production et de la distribution du long métrage): «Cette décision dénature la représentation d’un des monuments de la musique française » … «Alors même qu’il avait été pris soin de ne faire apparaître que la fumée et non la cigarette sur l’affiche en respect de la souplesse autorisée par la loi Évin».
Le producteur du film, Marc Du Pontavice : «La position du service juridique de la RATP ne tient pas debout et est comparable à celle d’une dictature soviétique».
Il a donc fait appel de cet ‘excès de zèle’ auprès du ministre de la Communication et de la Culture Frédéric Mitterrand (je n’ai trouvé aucune suite à cet appel sur internet).
Le réalisateur Joann Sfar trouvait quant à lui ce refus « insultant envers la création artistique ».
Dans l’ensemble (je n’ai pas trouvé d’exception), les médias eux-mêmes se sont émus de cette décision.
Le cas Gainsbourg n’est pas une première. En avril 2009, les affiches de l’exposition Jacques Tati à la Cinémathèque française et du film ‘Coco avant Chanel’ d’Anne Fontaine avaient également été refusées par la RATP pour le même motif alors que pour tous les autres afficheurs, elles ne posaient aucun problème: sur l’une on pouvait voir Monsieur Hulot sur son vélomoteur la pipe aux lèvres, sur l’autre Audrey Tautou dans le rôle de la célèbre couturière, tenant la pose, une cigarette à la main.
À cette époque, la Société des Réalisateurs français et le Syndicat de la Critique du Cinéma sont vite montés au créneau, pour dénoncer « une atteinte à l’intégrité et à l’esprit de l’oeuvre de Jacques Tati ».

Ensuite, s’il est vrai qu’il n’y a pas de cigarette représentée sur l’image, comme l’a déclaré pour sa défense le réalisateur, l’image est pour le moins très suggestive: le jet de fumée propulsé de la bouche de l’acteur évoque à s’y méprendre une cigarette et l’expression de son visage ne laisse aucun doute sur le plaisir extatique qu’il prend à fumer… Associer cigarette et plaisir, c’est le B A BA de la vocation publicitaire, et à peine une «pro-vocation» déguisée (en terme professionnel, on dira, “subliminale” avec effet d’amorçage (2)) !
Celui qui n’identifierait pas Serge Gainsbourg jurerait voir dans cette affiche une de ces anciennes publicités toute en malices et subtilités dont s’était rendu experte l’industrie tabagique. Ce qui soulève l’hypothèse de la transgression. Ainsi donc, si transgression il y a, volontaire ou non, quelle en était l’intention sous-jacente?
Mais la polémique ne se limite pas seulement à un problème historiographique, ni d’ailleurs à la liberté contrariée d’une stratégie publicitaire. Ici un artiste culte de la chanson est représenté, l’affiche annonce un film artistique, l’image est elle-même une création « artistique ». Et c’est la détérioration esthétique de l’image et la dénaturation d’un des monuments de la musique française qui ont été évoquées par la critique. Et ceci, à grand renfort d’arguments idéologiques fustigeant la violation de la libre expression et de la spontanéité de l’Art. D’où la question: se doit on de s’interdire certaines libertés artistiques pour le salut de la santé ?
Enfin, le retrait de l’affiche s’est appuyé sur un interdit, la loi Évin. Or, personne n’aime les interdits parce qu’ils limitent nos comportements, nos envies et nos plaisirs. Toutefois, personne ne peut non plus nier que ces interdits soient nécessaires, parce que s’ils nous ferment à certaines libertés individuelles, ils nous ouvrent à plus de justice, de paix et de sécurité, et donc à plus de vie sociale: pensez aux feux rouges qui permettent à tous de passer aux feux verts en toute quiétude.
Les interdits démocratiques se distinguent des prohibitions totalitaires en ce qu’ils sont discutés au préalable avant d’être promulgués, restent toujours discutables et ont une visée positive universalisable. La loi, l’interdit, c’est ce qui se « dit entre nous » (3) pour organiser le vivre ensemble. Elle est toujours la conclusion justiciable d’une discussion éthique préalable.
D’où la question, quelles sont les fondements éthiques d’une telle loi ?
Donc, pseudo-cigarette au bec d’un pseudo-Gainsbourg mais, en revanche, vrai enjeu idéologique. Et ce serait dommage de se laisser embrouiller par des pseudo-controverses de réécriture de l’histoire, et pour la santé et pour l’occasion manquée de discuter de ce que pourrait être le débat autour de ces quelques questions essentielles dans le domaine de la promotion de la santé.

Fondements éthiques de la loi Évin et discussion éthique autour de notre affiche

Tout interdit, comme on l’a dit, sacrifie certaines valeurs individuelles pour d’autres. Il y a conflit entre « valeurs » aussi légitimes soient-elles les unes et les autres. C’est bien là la caractéristique d’une question dite « éthique ».
Quelles sont ici les valeurs à charge et à décharge ?
S’il fallait dresser une telle liste, viendraient tout naturellement en premiers, celles qui plaident en faveur de l’affiche: liberté d’expression , vérité historique et esthétisme . Après tout, chacun a le droit de s’exprimer, tous nous savons que Gainsbourg fumait en studio, et puis, entre nous, ces volutes de fumée ont assez belle allure. Mais ne nous laissons pas entraîner par le poids des mots. Après tout, (toujours cette vieille question philosophique !), les valeurs ne bénéficient pas du caractère universel qu’on leur accorde souvent. Elles ne sont pas des faits mais restent relatives à la culture et à l’histoire. Souvent d’ailleurs, admettons-le, elles ne valent vraiment que dans la mesure où l’objet sur lequel elles portent le mérite à nos yeux. Interrogeons-nous donc de manière plus « philosophique » sur la pertinence dans le cas présent de ces concepts un peu trop souvent galvaudés.
Commençons par la liberté d’expression de nos démocraties. Elle nous incite à la tolérance pour toute forme d’expression (y compris artistique comme une affiche), c’est vrai ! Il y a pourtant des formes d’expression que l’on admet ne pas (plus) pouvoir tolérer comme par exemple celles qui valorisent le racisme ou l’intolérance elle-même.
C’est là où on voit que la tolérance a ses limites et n’est pas une valeur absolue, peut-être même pas une valeur du tout. Appelons-là plutôt une disposition d’esprit ou une vertu bénéfique à la vie sociale. Vu sous un angle nietzschéen, elle ne serait même qu’«une liberté accordée aux minorités par des dominants» qui entendent bien le rester. Preuve que la tolérance, ce n’est pas l’égalité des droits. De même demandons-nous: si on peut bien tolérer une seule affiche avec quelques symboliques très suggestives du tabagisme, combien d’autres pourrait-on voir s’afficher dans des lieux publics, spécialement ceux où il est interdit de fumer (le métro)? Tout dépend probablement de la sensibilité personnelle de chacun. Demandez à un non-fumeur. Peut-être vous dira-t-il qu’il peut très bien s’en accommoder. En fait, le plus souvent, plutôt, il n’en a cure. Posez maintenant la même question à un ex-fumeur qui se bat pour ne pas replonger ou qui a vécu le calvaire d’un cancer… C’est là où souvent, on confond tolérance et indifférence, qui n’est déjà plus une vertu mais en signe au contraire l’absence, le point neutre. Comme le disait Gainsbourg dans sa chanson de Prévert: « Peut on jamais savoir où commence et quand finit l’indifférence ?» Je connais des personnes qui, jadis, s’enfuyaient d’un bar ou d’un restaurant à la moindre odeur de cigarette, non pour le «risque d’être intoxiqué», mais pour la pénibilité des souvenirs que cela leur remémorait. Et il n’y a rien d’exagéré à cela.
Quid de la vérité ? Sauf à être nietzschéen, on voit mal comment on pourrait ne pas voir dans la vérité une valeur objective, à prétention universelle. Mais quid de «dire toute la vérité»? Autrement dit, la sincérité se résume-t-elle à dire toute la vérité pure, dure et crue?
Nous gardons tous en mémoire le visage de Serge Gainsbourg enveloppé de volutes de fumée. Est-ce à dire qu’il faille absolument le représenter chaque fois avec sa cigarette? Pour éclairer mon propos, j’ai trouvé dans un livre d’ Éric-Emmanuel Schmitt La rêveuse d’Ostende cette phrase assez évocatrice: « Aujourd’hui , on valorise la sincérité en littérature . Quelle blague ! La sincérité ne saurait constituer une qualité que pour un procès verbal ou lors d’un témoignage devant la justice et alors il s’agit plus d’un devoir que d’une qualité . La construction , l’art d’intéresser , le don de raconter , la facilité de rendre proche ce qui est lointain , la capacité d’évoquer sans décrire l’aptitude à donner l’illusion du vrai , tout cela n’a rien à voir avec la sincérité et ne lui doit rien ».
Posons-nous alors la question suivante: est-il du devoir d’une affiche de présenter toute la ‘vérité’ sur le tabagisme de Serge Gainsbourg? Il est vrai qu’un autre Emmanuel (alias Kant ) présentait la vérité comme un devoir, et donc le mensonge comme « le rejet et l’anéantissement de la dignité ». Cet Emmanuel-là ne pêchait-il pas par inconséquence? Et d’ailleurs, peut-être pas seulement par inconséquence, mais aussi par ignorance du fait qu’il ne suffit pas de dire la vérité pour être dans le juste et dans le bon !
Benjamin Constant réfutait Kant par: « Dire la vérité n’est un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité . Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui . Tout homme en revanche à droit au mensonge qui réconforte (sixième cahier, n° 1, 1797) ». Phrase contestable si on n’y réfléchit que sommairement. Et pourtant ! Combien de vérités sont-elles révélées, dictées non par la vertu mais par d’autres motivations moins vertueuses ? Quelles furent, dans cette affiche, les vraies motivations de la One World Films pour y faire figurer une pseudo-cigarette? Est-ce par souci d’authenticité pure ou par volonté de provoquer? S’il faut être sincère jusqu’au bout, et non pas simplement vouloir dire la vérité, ne faudrait-il pas aussi révéler les raisons véritables qui nous conduisent à la dire? Mais j’irais encore plus loin. N’est-il pas déjà mentir par omission que de prétendre dire toute la vérité? Vous voulez dire la vérité sur Serge Gainsbourg, ajoutez-y alors un verre de whisky, ajoutez-y une mention indiquant que cet homme a fait 5 infarctus, un cancer et est mort à 63 ans de son tabagisme et de son alcoolisme. Cela n’a rien à voir avec la carrière de Gainsbourg? La cigarette non plus !
Mais « elles étaient si jolies ces volutes », ai-je entendu d’un de vos correspondants ! Question: Quelle est la valeur esthétique d’un nuage de fumée? Question difficile. Une phrase toute trouvée pour balayer la question: « les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas ». Allez dire cela à Van Gogh qui a attendu 150 ans pour qu’on vende ses «tournesols» 41 millions d’euros (en mars 1987) !
On aimerait cette fois se ranger du coté de Kant qui est plus catégorique. Pour lui, le beau, c’est l’expression du bon, du bien, du sain. Mais y croit-on encore? Selon les neuropsychologues actuels, « voir le beau », ça s’apprend, ça s’imprègne dans les circonvolutions de notre cortex.
C’est vrai qu’au cinéma, la cigarette a fait un tabac. Comme le rappelle Adrien Gombeaud (4), c’est avec des visions de fumée, celles de l’arrivée du train en gare de La Ciotat, que les frères Lumière ont commencé. D’abord prémices du fondu-enchaîné au temps du noir et blanc, le motif fumant devient en passant à la couleur symbole d’intensité et de liberté: Marlon Brando la clope au bec et l’autre fichée sur l’oreille dans Un tramway nommé désir ou James Dean qui, dans La fureur de vivre , brûlait la vie virilement par les deux bouts. Il faut dire, comme l’écrit Adrien Gombeaud qu’« au cinéma , le tabac n’a pas d’odeur , ne pique pas les yeux , n’imprègne pas les vêtements , ne fait pas cracher , ne donne pas mauvaise haleine , ne tache pas les dents et ne tue que très rarement …».
Coté femme, la cigarette est un signe d’indépendance. Elle offre de la détermination, de la consistance. En un mot: elle s’affirme. Mais passé cette période de révolution, il me semble que la cigarette n’occupe plus dans les scènes que la place de l’ennui. Un passe-temps, dirait le philosophe Martin Heidegger , à la mesure de l’ennui qu’elle couvre. Les acteurs peuvent bien combler leur ennui par quelques bouffées de cigarettes, entrecoupées de quelques intimes confidences, s’ils fument ce n’est jamais que pour accroître leur consistance à attendre… Attente, patiente ou impatiente, de la fin ou de la mort… avec toute la gamme des émotions, entre la clope qui tremble de peur et le cigare de la fausse volupté. De ses allusions de moins en moins convaincantes, j’anticiperais presque la fin de cet artifice de cinéma et j’attends le jour de … la dernière cigarette !
Si la cigarette a pu asseoir une belle réputation au cinéma, elle est plutôt absente de l’art pictural. Des impressionnistes à nos contemporains, je ne connais pas d’artistes qui aient consacré leurs oeuvres à l’incandescence des cigarettes. Même la pipe qui n’en était pas une de Magritte était éteinte et non fumante ! Les seules images artistiques de fumées tabagiques qui me viennent à l’esprit sont celles des publicités de cigarettes… des Gitanes pour être plus spécifique…
Bien curieuse coïncidence quand on pense que Gainsbourg ne fumait que des Gitanes… L’art de la volute aurait ainsi été imaginé par ceux-là mêmes qui profitent du marché de la cigarette. Cela égratigne sérieusement toute l’élégance désintéressée de ces élégantes figures s’exhalant de la bouche de Serge.

Valeurs dominantes et conflit de valeurs

Ainsi donc, l’allusion à ces valeurs de liberté d’expression, de respect de la vérité historique et d’accomplissement esthétique nous entraîne dans le grand chaudron bouillonnant de l’idéologie. Et l’idéologie, ça n’est pas simplement doctrine et endoctrinement (si c’était cela, on pourrait les reconnaître et les combattre très facilement). C’est d’abord la représentation spontanée, la croyance toute prête. C’est le « ça ne se discute pas », c’est le « ce qu’il faut respecter absolument »… Respecter des personnes (dans leur humanité), d’accord. Cela ne se discute pas, même vis-à-vis du pire des criminels. Respect des idées, c’est tout autre chose. Faut-il respecter les idées qui ne respectent pas toujours tous les individus?

Vous voyez où je vous emmène… . À ces valeurs dominantes qui s’imposent spontanément parce qu’impensées et jamais critiquées, à ces idées un peu tyranniques à force d’être « sacro-saintes », à ces idéologies qui cristallisent nos émotions individuelles et mobilisent les foules, j’opposerais le respect de l’autre .
Les idées et les idéologies, c’est ce qui doit, pour mériter notre respect, d’abord être interrogé en face d’autrui. Surtout si autrui, ce sont les plus vulnérables ou si, d’autrui, il s’agit de respecter les efforts. Par effort , j’entends celui de chaque ex-fumeur qui s’efforce souvent durement de ne pas rechuter, mais aussi, pourquoi pas, celui de chaque membre et bénévole de ces associations qui luttent contre l’épidémie du tabagisme. Par les plus vulnérables , j’entends ceux qui seront fragilisés dans leur santé, par l’exposition au tabac, assuétude ou pire (cancer, infarctus). Identifier précisément ces intéressés n’est pas aisé. Tout au plus, peut-on avancer des statistiques et peut-être avec une certaine probabilité, peut-on dresser le profil d’un citoyen cible…
Combien de vies perdues à 20, 40 ou 60 ans, par de telles affiches promotionnant indirectement le tabagisme? Difficile de répondre ! Mais, comme beaucoup de questions éthiques, le simple fait de se poser la question y répond déjà partiellement. Même si on estimait à une seule, le nombre de ces vies menacées, cela vaudrait-il la peine de la sacrifier pour l’esthétique d’une affiche? Qui nierait que parmi les milliers d’adolescents qui croisent cette affiche, dans le métro, les boulevards, les vitrines des shoppings ou les cinémas, au rythme d’une dizaine de fois par semaine, il n’y en aura pas un qui ne se laissera prendre au jeu d’imiter le nuage de fumée de Gainsbourg. N’oublions pas que la première cigarette, c’est «pour faire comme les autres, pour se donner un genre».
Mon souci s’adresse donc surtout aux plus jeunes, parce qu’en quête d’un modèle, comme Gainsbourg peut l’être aujourd’hui encore, digne parangon du rebelle, mélange explosif de génie et de destruction, à l’image de leurs aspirations… Parce qu’en quête de vaincre leurs propres complexes, comme Gainsbourg l’avait fait lui-même par l’alcool et la cigarette. Loin de moi, toutefois, ici, l’idée de les déresponsabiliser par un discours surprotecteur, on peut faire confiance à l’esprit critique de la majorité d’entre eux. Plus vulnérables toutefois, seront ceux qui possèdent enfouies dans leur nature (génome) ou leur culture (famille) quelques susceptibilités pour le goût et la dépendance au tabac. « Que sait l’homme de ce qui le détermine ? » Cette question de Spinoza incline à douter du libre arbitre, quand elle ne le nie pas absolument, et nous convie à la prudence quant à croire à une volonté suffisamment infinie pour résister à toutes les passions. J’en ai parlé dans un autre article (5).
Cette recherche de précision et de clarté à propos de valeurs conflictuelles devrait au moins nous révéler les limites de nos opinions trop vite exprimées, nous exonérer de la tentation d’être ordinaires et nous extirper de notre existence moelleuse de citoyens avachis sous une démocratie que nous aimons tellement critiquer.
En démocratie, il y a et il y aura toujours ce périlleux calcul entre les valeurs qui, sans tomber dans un utilitarisme excessif, mérite d’être soigneusement interrogé et discuté. Ce calcul, on s’en rend compte, pourrait différer d’une personne à l’autre, mais pas absolument. Pour s’en persuader, que celui qui hésite, se couvre du « voile d’ignorance » façon John Rawls . Dans son modèle de société, des individus, libres et égaux doivent inventer les principes selon lesquels ils veulent vivre ensemble. L’astuce que Rawls ajoute à cette histoire pour promouvoir un système le plus juste possible est ce qu’il nomme le «voile d’ignorance»: chaque individu ne sait pas quelle place il occupera dans cette société.
Appliqué à notre question, nul ne sait à l’avance s’il tombera un jour dans les écueils du tabagisme et restera accro tout sa vie, ou sera prédisposé pour le cancer ou l’infarctus auquel cas, le tabagisme l’y précipitera. Avec ce voile d’ignorance, Rawls soutient que chacun cherchera à se protéger du pire et voudra donc limiter la liberté individuelle par des règles favorisant la solidarité et l’aide aux moins avantagés. Tout être humain qui raisonne correctement peut-il alors concevoir une société où on donne libre cours aux incitants du tabagisme, quel qu’ils soient? Ainsi, par raisonnement philosophique ou tout simplement par souci d’humanité, ne doit-on pas se placer du côté des plus faibles ?
Pour ma part, je pencherais donc pour la santé des adolescents et le respect du travail de ceux qui luttent à arme inégale contre le tabagisme et pour la santé de nos ados.
Dans la seconde partie de mon texte, je reviendrai sur la transgression, volontaire ou non, de la loi Évin, et sur la figure ‘fumante’ exceptionnelle de Serge Gainsbourg. Olivier Descamps , médecin, spécialiste en médecine interne et docteur en sciences de la santé publique, Directeur du Centre de recherche médicale de Jolimont, Président du Comité d’Éthique des hôpitaux de Jolimont-Lobbes-Nivelles-Tubize, et Coordinateur du Service Objectif-Santé à la commune de Manage. Remerciements au professeur Michel Dupuis , Institut supérieur de philosophie, Université catholique de Louvain et à Christian De Bock , rédacteur en chef d’Éducation Santé et membre du Conseil supérieur de promotion de la santé pour leurs encouragements et leurs conseils avisés. (1) Lire ‘Votre Serge, avec ou sans fumée?’ , Éducation Santé 254, mars 2010, et ‘Dieu n’est plus un fumeur de havane’ , ainsi que ‘Cachez ce malsain que nous ne saurions voir !’ , par Thierry Poucet, Éducation Santé 255, avril 2010.
(2) Un effet d’amorçage consiste à faciliter un comportement en le faisant précéder d’un stimulus (c’est la version publicitaire du réflexe de Pavlov). Par exemple, le mot pain évoque spontanément les mots « beurre » et « tartine ». Lire à ce sujet Olivier Corneille. Le cerveau, victime de la publicité . Cerveau & Psycho. 2010; 39:24-30.
(3) Interdit est d’ailleurs formé des mots latins « inter » entre et « dicere » dire.
(4) Adrien Gombeaud (2008). Tabac & Cinéma – Histoire d’un mythe. Édition Scope.
(5) Olivier Descamps. La «liberté», concept essentiel de la médecine préventive et de la promotion de la santé . Louvain Médical 2010; 129 (2): 83-94. Disponible au secrétariat de la revue de la faculté de médecine de l’UCL: isabelle.istasse@uclouvain.be