Octobre 2014 Par Anne LE PENNEC Lu pour vous

Les Français et le tabac, les résultats du Baromètre santé

Moins de gros fumeurs mais plus de fumeurs parmi les Français, une dénormalisation du tabac à l’oeuvre mais encore beaucoup d’idées reçues, l’âge de la première cigarette qui recule mais un gradient social de plus en plus marqué.

À lire les données sur le tabac recueillies en 2010 à l’occasion du dernier Baromètre santé de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes), on s’interroge: est-on sur la bonne voie pour que la baisse du tabagisme profite à tous? Et si à force de miser sur la hausse des prix et l’interdiction de fumer dans les lieux publics, on passait à côté de l’essentiel?

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) donne chaque année le ‘la’ de la journée mondiale sans tabac. Le 31 mai 2014, elle en appelait à tous les pays pour augmenter les taxes sur le tabac, arguments à la clé.

«La recherche montre que des taxes plus élevées sont particulièrement efficaces pour réduire la consommation parmi les groupes à plus faible revenu et empêcher les jeunes de commencer à fumer. Une augmentation de 10% du prix du tabac suscite une baisse de la consommation de 4% dans les pays à revenu élevé, baisse qui peut aller jusqu’à 8% dans les pays à faible revenu ou revenu intermédiaire.» À croire l’OMS, de nombreux fumeurs arbitreraient en faveur du gain financier occasionné par l’arrêt du tabagisme face aux bénéfices procurés par le tabac.

Dans son analyse du tabagisme des Français au regard des données du Baromètre santé 2010, l’Inpes constate pourtant que «les hausses de prix (de l’ordre de 30 centimes en moyenne) intervenues entre 2005 et 2010 ne semblent pas avoir eu d’influence sur les décisions d’arrêt des fumeurs.» Et d’estimer qu’elles «n’étaient probablement pas assez fortes pour être réellement efficaces.»

Est-ce à dire qu’il suffirait de réévaluer le prix du paquet de cigarettes pour mettre fin, ou à tout le moins réduire nettement le tabagisme dans le pays? Les choses ne sont pas si simples. Les inégalités sociales notamment pèsent de tout leur poids sur les comportements tabagiques. Les auteurs du Baromètre santé en ont parfaitement conscience et l’écrivent noir sur blanc: «La politique de lutte contre le tabagisme a connu des succès remarquables depuis les années 1970 pour les hommes et les années 1990 pour les femmes. Cette amélioration globale n’a cependant pas touché toutes les populations de la même façon, en particulier les populations confrontées à la précarité financière et sociale. (…) Sauf à mettre en oeuvre des dispositions particulières envers les populations précarisées, l’intensification de la lutte antitabac est susceptible d’entraîner un accroissement de la différenciation sociale du tabagisme.»

Voilà c’est dit: jouer sur le levier financier a non seulement des effets limités sur les pratiques tabagiques des populations précaires mais cela risque de les fragiliser encore plus. Certes, il s’agit là d’une minorité de fumeurs face à une majorité plus encline à diminuer sa consommation lorsque le prix du tabac augmente. Mais les auteurs de l’analyse soulignent à juste titre que «ces inégalités face à l’exposition à un risque majeur pour la santé nécessitent d’autant plus un investissement important des pouvoirs publics qu’elles s’ajoutent à des situations sociales déjà difficiles.»

Vouloir arrêter ne suffit pas

Ce Baromètre santé, comme les précédents en 2000 puis 2005, rapporte quantité d’autres informations intéressantes quant aux comportements tabagiques des Français, leurs croyances et leurs représentations.

Intéressantes par les contrastes qu’elles révèlent, les représentations qu’elles font vaciller et les questions qu’elles posent aux acteurs de la promotion de la santé. Passons sur la hausse du tabagisme féminin, non pas pour la passer sous silence car le phénomène mérite évidemment d’être entendu, mais parce que ce constat, plus médiatisé que les autres en France, a eu tendance à en occulter d’autres. À commencer par celui-ci: la proportion de fumeurs qui déclarent avoir envie d’arrêter a notablement diminué depuis 2005. 57% des fumeurs réguliers, majoritairement des hommes, disent le souhaiter, contre près de 65% cinq ou dix ans plus tôt.

Les auteurs relèvent que les tentatives d’arrêt dans l’année comme dans les cinq dernières années ne sont associées ni au niveau de diplôme, ni au statut d’activité, ni au niveau de revenu des individus. «Alors que la réussite du sevrage tabagique apparaît très différenciée selon le niveau socio-économique», soulignent-ils, «la propension des individus à essayer d’arrêter de fumer se révèle relativement homogène.» Autrement dit, si les populations précaires continuent de fumer plus que les autres, ce n’est pas faute d’avoir envie d’arrêter mais parce qu’elles n’y parviennent pas. Ce qui est très différent. Quant à ceux qui ont le projet d’arrêter, toutes catégories sociales confondues, ils sont une majorité (62%) à déclarer vouloir le faire seuls. Comprenez sans l’aide d’un médecin. Par ailleurs, près de la moitié des fumeurs décidés à rompre avec le tabac pense s’aider d’un traitement pharmacologique de type patch anti-tabac, médicament sur ordonnance ou gomme à mâcher et 9% faire appel à un soutien psychologique. Et les autres, soit un peu plus de 40%? Ils envisagent d’arrêter sans aucune aide extérieure. Ce sont le plus souvent des hommes.

Des fumeurs stigmatisés

L’enquête explore également l’information sur les effets du tabac. Plus de 90% des 15-85 ans se disent plutôt bien voire très bien informés. Par ailleurs, les plus gros fumeurs et les non-fumeurs identifient particulièrement bien le risque de cancer, bien mieux que les fumeurs de moins de dix cigarettes par jour.

Les fumeurs intensifs sont aussi ceux qui craignent le plus les maladies dues au tabac. Autrement dit, les petits fumeurs sous-estimeraient leur risque, ignorant sans doute que la durée du tabagisme a plus d’impact sur le risque de cancer du poumon que la quantité de tabac fumée quotidiennement.

L’observation de l’évolution des opinions sur le tabagisme met en évidence celle de la représentation sociale associée au produit. Si un Français sur cinq continue de penser que fumer permet d’être plus à l’aise dans un groupe, cette proportion a fortement diminué depuis 2005 chez les fumeurs comme chez les non-fumeurs. «On peut y voir un effet de dénormalisation du tabac et des décrets sur le tabagisme passif, qui ont pour conséquence une exclusion du fumeur des lieux publics fermés», avance l’Inpes.

Effet pervers de dénormalisation à l’oeuvre, les fumeurs risquent de se retrouver affublés de l’étiquette du déviant, voire du paria. Un effet à double tranchant car, soulignent les auteurs, «cela peut constituer un levier redoutable pour la prévention mais aussi redoubler les difficultés éprouvées au quotidien par les fumeurs, surtout s’ils se trouvent dans une situation précaire.» Interrogés sur leurs attitudes à l’égard des fumeurs, seuls 20% des non-fumeurs accepteraient d’engager une personne qui fume pour s’occuper de leurs enfants. Et moins d’un sur deux accepterait d’avoir un rendez-vous galant avec un fumeur. Deux jugements négatifs portés majoritairement par des femmes et plus répandus à mesure que l’âge avance. À noter enfin qu’un quart des non-fumeurs, principalement des hommes et chez les plus de 55 ans, considèrent que fumer n’est rien de moins qu’un «échec personnel»

Pour autant, tout n’est pas complètement noir au royaume du tabac. Il y a des points positifs dans l’évolution des représentations et des attitudes des Français à son égard, que les auteurs du rapport se permettent de relever et de discuter. L’un d’eux concerne la prise de conscience des risques du tabagisme passif, bien plus répandue aujourd’hui qu’en 2005. Pour l’Inpes, celle-ci «pourrait être responsable de la diminution de la proportion de fumeurs déclarant fumer à l’intérieur de leur domicile, en particulier en présence d’enfants.» De fait, 40% des fumeurs disent ne jamais fumer chez eux. Et l’agence sanitaire française de souligner que «ce constat fait écho à une étude montrant que l’interdiction de fumer dans les lieux de convivialité mise en place depuis quelques années dans plusieurs pays européens n’aurait pas provoqué d’augmentation du tabagisme au domicile, contrairement aux objections soulevées par les opposants à l’interdiction».

«Les fumeurs sont des gens rationnels, qui connaissent les dangers du tabac»

Nous avons interrogé Patrick Perretti-Watel, auteur récemment de ‘La cigarette du pauvre, enquête auprès des fumeurs en situation précaire’ ( paru aux Presses de l’EHESP en 2012).

Éducation Santé: Quels enseignements tirez-vous du Baromètre santé 2010 de l’Inpes quant aux comportements des Français vis-à-vis du tabac?

Patrick Peretti-Watel: L’enquête permet de faire le point sur l’évolution de la prévalence du tabagisme en France métropolitaine depuis 2005, date du précédent Baromètre santé.

J’observe d’abord une augmentation générale du tabagisme, en particulier chez les femmes. Ce constat est sans doute à mettre en parallèle avec l’évolution de la politique anti-tabac française, en particulier en matière de prix, moins virulente entre 2005 et 2010 qu’elle ne l’était entre 2000 et 2005.

Par ailleurs, les données confirment le fort gradient socio-économique du tabagisme, déjà mis en évidence dans les enquêtes précédentes. Le niveau de diplôme, le type d’emploi, la situation professionnelle restent des déterminants du tabagisme importants.

L’augmentation du tabac chez les femmes entre 45 et 65 ans met en avant les difficultés auxquelles se heurtent les femmes de cette tranche d’âge. Une explication possible serait que l’activité de ces femmes a augmenté par rapport à leurs aînées sans qu’elles échappent complètement aux tâches domestiques. Or ces dernières incluent désormais le fait d’aider ses enfants en recherche d’emploi, de s’occuper de ses petits-enfants mais aussi de ses propres parents qui vivent de plus en plus longtemps, avec des problématiques de perte d’autonomie. Mais ce n’est qu’une hypothèse, qui nécessite d’être confortée par d’autres enquêtes.

ES: Dans ‘La cigarette du pauvre’, vous vous intéressez à la précarité plutôt qu’à la pauvreté. Pourquoi?

PPW: La pauvreté est une notion toujours très difficile à mesurer et qui renvoie, selon les définitions, à un faible capital social, matériel, culturel, etc. En outre, la notion de pauvreté renvoie à un état, supposé stable, à la différence de la précarité qui correspond à une dynamique incertaine.

D’une certaine façon, on pourrait dire que la pauvreté c’est subsister avec peu tandis que la précarité, c’est ne pas savoir si l’on pourra continuer à subsister avec ce peu ou si l’on pourra conserver encore longtemps ce peu. Cela induit une difficulté à se projeter dans le futur, qui peut être particulièrement intéressante quand on se penche sur la question des comportements liés au tabac.

La précarité de l’emploi, c’est d’abord le chômage qui semble ‘aggraver’ les effets du genre, du diplôme et de l’isolement sur la pratique tabagique. La précarité matérielle nourrit aussi une focalisation sur les problèmes du quotidien ainsi qu’un certain pessimisme quant à son espérance de vie et sa santé future. Cette myopie temporelle relativise les dangers du tabac et n’incite pas à arrêter de fumer.

ES: Vous tordez également le cou à plusieurs erreurs d’interprétation concernant le tabagisme des populations précaires…

PPW: J’en vois au moins deux. D’abord on a vite tendance à interpréter les comportements de ces fumeurs en termes de manques: manque de connaissance sur les méfaits du tabac, manque de capacité à arrêter de fumer, entre autres. Ce n’est pas complètement faux mais trop réducteur. Ces personnes ont des croyances propres, une culture populaire bien réelle.

Cette vision par le manque a un impact sur les politiques publiques puisqu’elle incite à vouloir combler le manque, en fournissant toujours plus d’information par exemple alors que le problème n’est pas là. Les populations précaires sont souvent plus méfiantes que les autres catégories sociales à l’égard des pouvoirs publics en général et dubitatives quant aux campagnes sanitaires en particulier. Ainsi, si elles manquent de quelque chose, c’est surtout de confiance. Et il ne s’agit pas de les informer plus mais de les convaincre. Autre représentation largement répandue: les facteurs socio-économiques joueraient uniquement sur l’exposition au tabac, puis la dépendance au produit prendrait le relais, expliquant à elle seule pourquoi les fumeurs continuent de fumer. Cela ne tient pas. Encore une fois, les enquêtes sociologiques montrent que les fumeurs se présentent comme des gens rationnels, qui connaissent les dangers du tabac. Ils fument, non pas uniquement parce qu’ils sont dépendants du tabac, mais pour ce que la cigarette leur apporte en termes de plaisir, de réconfort, de gestion du stress, de sociabilité, etc. Les bénéfices attendus, les besoins satisfaits, sont au cœur de leurs motivations.

ES: Les campagnes de prévention semblent avoir peu d’impact sur le tabagisme des populations précaires. Pour quelles raisons?

PPW: Il y a d’abord ce problème de confiance vis-à-vis des campagnes de prévention en général. Les gens sont souvent très informés et de ce fait, très critiques à l’égard des messages qu’ils reçoivent.

Qui plus est, le paysage de la prévention est marqué par la cacophonie, avec plusieurs messages qui cohabitent. Les politiques de lutte anti-tabac suscitent généralement des commentaires hostiles, de nombreux fumeurs dénonçant l’hypocrisie d’un État qui pointe les dangers du tabac, chasse les fumeurs de l’espace public mais continue dans le même temps à ‘s’en mettre plein les poches’.

À cet égard, la mesure qui consisterait à orienter une part des revenus de la vente de tabac vers la prévention contribuerait à restaurer un peu de cohérence dans le dispositif, ce qui est bon pour la confiance.

Implicitement, les campagnes de prévention ciblent un individu idéal qui se préoccupe de sa santé, peut et sait se projeter dans le futur. L’écueil n’est pas nouveau et a déjà été mis en évidence par le médecin et sociologue Patrice Pinel qui s’est penché sur la première campagne de prévention de la Ligue contre le Cancer dans les années 1920. Or ces individus rationnels sont largement fictifs et surtout beaucoup moins éloignés des plus aisés que des précaires.

Des études montrent que les arguments financiers marchent mieux que ceux qui portent sur l’espérance de vie. On pourrait donc choisir de cibler les motifs les plus importants pour les gens, comme leur situation financière ou leur capacité de séduction. Mais est-ce acceptable sur le plan de l’éthique? Le risque est aussi de s’exposer à des parades de la part de l’industrie du tabac, particulièrement performante dans ce domaine.

Une autre approche intéressante, celle du marketing social, consiste à déconstruire et dénoncer les pratiques des industriels. Toutefois, les actions de proximité qui placent un acteur de prévention en face à face avec un fumeur ou un groupe de fumeurs restent les plus pertinentes. Car c’est ce dialogue, au cours duquel la parole circule dans les deux sens, qui permet de comprendre les comportements des fumeurs et de mettre au jour leurs motivations…

©Fotolia