Octobre 2015 Par V. HUBENS V. LITT Initiatives

Médecine générale et précarité

‘La relation de confiance avec les patients qui vivent dans des conditions précaires’, une session de sensibilisation proposée aux médecins généralistes

Promo Santé & Médecine Générale (PSMG) est une asbl composée pour moitié de personnes de la Société Scientifique de Médecine Générale (SSMG) et pour moitié, de la Fédération des maisons médicales (FMM). Cette asbl a pour mission de diffuser la prévention en médecine générale dans une approche de promotion de la santé, c’est-à-dire une prévention centrée sur la personne, respectant son choix éclairé, avançant à son rythme, prenant en compte son environnement, intégrant éventuellement d’autres acteurs du réseau psycho-médico-social. L’asbl promeut les thématiques de prévention reprises dans le DMG+, le volet préventif du dossier médical global (DMG+) [1].

Introduction et problématique

Préoccupée par les questions spécifiques de prévention et de promotion de la santé que posent les patients qui vivent en milieu précaire, PSMG organise depuis 2009 des sessions de formation continue pour aider les généralistes à aborder ces thématiques avec eux. On s’est rendu compte que derrière la demande des médecins pour des réponses pratiques (adresses d’équipes sociales, de santé mentale, recours pour le logement, connaissance du fonctionnement d’un CPAS…) il y a beaucoup de bonne volonté et de désir d’aider mais aussi pas mal d’improvisation dans la gestion de la relation de la part de médecins mis en présence de personnes qui vivent dans la précarité. On se rend compte que les médecins ont peu l’occasion de prendre distance par rapport à ces patients en difficultés sociales, que le sentiment d’impuissance est très présent et qu’il met à mal la bienveillance. Parfois, après quelques années, certains médecins se sont enfermés dans des raisonnements auto-construits sur les pauvres, la pauvreté ou les manques de la société. Parfois, des préjugés se construisent et ont la vie dure.

Nous nous sommes rendu compte qu’une approche instrumentale ne faisait pas vraiment changer les choses. Nous risquions de cantonner le médecin généraliste dans une sorte de gestion de la pauvreté, alors qu’il a un rôle singulier, unique auprès de ses patients qui, à la différence du personnel mis à disposition par les services sociaux, le choisissent. Le généraliste est extra-institutionnel.Il nous fallait donc élargir notre champ au-delà du ‘pratico-pratique’ demandé (cela existe-t-il en matière de précarité?) sans nous limiter à une moralisation des préjugés [2].

Contexte

Dans les GLEM (groupes locaux d’évaluation médicale relevant de l’INAMI) et les Dodécagroupes (groupes de formation continue de la SSMG) on est proche du terrain des généralistes, cliniciens de première ligne formés à trouver rapidement des solutions, qui voient beaucoup de patients, en consultation ou en visite à domicile.

Ces groupes de formation continue sont relativement petits (10 à 15 médecins). Ils sont conduits par un participant-animateur, se réunissent au domicile de l’un d’entre eux, ou dans une salle de réunion locale (hôpital, maison médicale, home…). Les groupes peuvent être très homogènes et on y partage vraiment sa pratique, mais ce n’est pas toujours le cas. Le choix des sujets est en général fait collectivement. Il s’agit le plus souvent de thèmes cliniques. Il peut arriver que le thème ne soit choisi que par quelques-uns, et la majorité suit.Les sessions ont lieu en soirée, en fin de journée, après les consultations ou les visites à domicile.

Objectif

Nous organisons une sensibilisation. Nous cherchons à interpeller, à ‘rendre sensible’, amener les généralistes qui le désirent sur un terrain qui ouvre des perspectives, à leur montrer qu’ils peuvent sortir de l’improvisation et du sentiment d’impuissance. Pour ce faire, nous abordons les choses sous l’angle de la relation de confiance avec les personnes. Ainsi nous nous centrons sur ce que le généraliste fait et construit, là où il est, dans les instants durant lesquels il bâtit le lien sur lequel peut prendre place un soin ou la proposition d’une démarche préventive.

La sensibilisation a pour but de construire la relation de confiance avec les personnes qui vivent en milieu précaire.Nous avons estimé qu’un travail au niveau de la relation de confiance est très concret et rassemble bon nombre de préoccupations [3]. C’est un objectif assez clair, concis et qu’on peut aborder durant le temps court dont on dispose dans ces sessions de formation continue. Pour cela nous proposons de partager avec les participants des éléments qui permettent de se mettre un peu à distance de l’émotionnel, pour être mieux au service des gens, pour être plus efficace à long terme, se situer dans le projet personnel des gens, même si celui-ci semble enfoui sous la misère du quotidienNote bas de page.

Approche

Dans les GLEM et les Dodécagroupes, on part toujours de la pratique des participants, c’est comme cela qu’on arrive à capter leur attention. On cherche à créer des ouvertures, à proposer une première étape vers un questionnement plus approfondi, une prise de conscience sociétale.

C’est en cherchant du côté de l’ethnographie [4] que nous avons trouvé des démarches applicables aux cliniciens de première ligne. Il s’agit d’apprendre à se décentrer, de poser sur les gens et sur les choses un regard qui permet d’anticiper les impasses, un peu décalé du face à face, de voir la réalité un peu autrement, d’entrer en relation en prenant conscience qu’à lui seul, le regard induit une tension qui lui est propre.

Pour les praticiens de terrain, il est aussi important de prendre conscience de la différence. Mais jusqu’à quel point? Il est vrai que différencier permet de sortir de la tentation de l’assimilation, de l’universalité à tout crin. Mais la question est de savoir qui différencie et qui universalise. C’est la question du positionnement, de la posture que se construit le praticien.

Comment, en moins de deux heures, travailler le décentrement et la posture avec des professionnels de première ligne, sur leur terrain, en face à face?

Comment aborder ces questions essentielles de manière participative, sur base de pratiques cliniques avec un groupe qui n’a bien souvent jamais parlé de cela de manière structurée, qui attend des ‘solutions’, dont parfois une bonne partie des participants n’ont rien demandé ou quelques-uns ‘attaquent dur’ avec des clichés ou des préjugés bien ancrés?Note bas de page

Se mettre en position de questionnement

On commence par donner la parole à chacun des participants pour exprimer leur vécu et leur ressenti par rapport aux personnes qui les consultent ou qui les appellent à domicile et qui vivent en situation précaire. On fait un tour de table, chacun a droit à la parole, mais à tour de rôle. Personne n’intervient en dehors de son tour de parole.

Comme c’est un sujet rarement abordé, les médecins ‘se lâchent’ et ça peut partir dans tous les sens. Il suffit qu’un participant lance une opinion toute faite ou un préjugé tenace pour que toute l’approche se bloque. On donne donc la consigne de s’exprimer sous forme de questions.

Cette consigne est en général difficile à suivre. Les premiers participants sont d’emblée dans les constats (négatifs) ou les difficultés de faire, de trouver des solutions. Il faut reprendre plusieurs fois la proposition de réfléchir à une ou des question(s) que chacun se pose sur le vécu de ces patients et de leur familleNote bas de page. Les questions amenées peuvent être, par exemple, quelles sont leurs priorités? Quelles sont leurs aspirations? Dans leurs besoins, quelle est la position des besoins médicaux? Derrière l’urgence, quelle est la demande? Comment ‘ça’ (la vie, la survie) fonctionne? Dans l’errance, que cherchent-ils? Quelles sont leurs valeurs? Qu’est-ce que, pour eux, la précarité? Quel est l’avenir? Le long terme?

Le fait de ‘cadrer’ le tour de table autour du questionnement sur le vécu permet de revenir sur les impasses possibles que sont les constats, les interprétations, les jugements, la question que faire (dans l’immédiat)?, la critique du système social ou l’une ou l’autre forme de compassion.

On laisse aussi la place pour que chaque médecin puisse parler de ce qu’il fait, de ses initiatives: par exemple, une généraliste de Bruxelles ouvre discrètement une consultation gratuite une après-midi par semaine, un généraliste à la retraite continue ses visites à domicile… Avec sa trousse à outils pour réparer plafond et tuyaux, un autre parle de la coordination qu’il a mise en place dans des familles avec l’assistante sociale du CPAS…

Pour des raisons didactiques/pédagogiques on concentre les discussions sur les familles dites du Quart Monde, pour ne pas ajouter à la complexité du thème le traitement de problématiques très spécifiques comme la toxicomanie, différentes situations d’immigration, la clandestinité…

Il s’agit de travailler la relation de confiance, donc de se concentrer sur l’interface relationnelle entre le médecin et la personne, lors d’une consultation ou d’une visite. On essaye d’éviter que les débats ne portent sur une autre complexité qui mettrait à distance celle de la relation à construire. Nous n’avons que deux petites heures…

Au terme de cette première activité, on évoque 10 à 15 situations. Chacune d’entre elles se prête à passer du constat ou de l’opinion au questionnement sur le vécu. Après cela, plusieurs participants se rendent compte que nous n’avons pas de réponses à ces questions pourtant vitales. Nous ne savons pas comment les gens vivent ou survivent dans les conditions dans lesquelles ils sont. On est un peu plus dans l’ouverture, humblement, plus prêt au dialogue, à la relation.

La relation au monde

On passe ensuite au travail sur la relation au monde, également issu de l’ethnographie. Ce travail est entendu en premier lieu comme une prise de conscience de la part du médecin de sa propre relation au monde, puis dans un deuxième temps, de la relation au monde de son patient en situation précaire. L’idée est ici que la prise de conscience de sa propre relation au temps, à l’espace, au corps, à l’argent, au travail… permet de se rendre compte qu’on parle à des personnes qui vivent de manière tout à fait différente dans le même monde que le nôtre [5 ]. Nous n’allons pas changer notre relation au monde ni la leur, mais nous rendre compte d’où nous parlons à un patient précarisé et d’où nous le regardons nous permet de nous rendre compte que nous parlons ‘poisson’ dans le monde des ‘oiseaux’…

On aborde la relation au temps. Nous sommes des gens qui vivons dans un temps long, prospectif, nous faisons des plans à long terme pour notre vie professionnelle et familiale. Et nous parlons avec des personnes qui vivent au jour le jour, qui ne font des plans que pour la semaine ou pour le mois.On aborde la relation à l’espace qui est pour nous large, le monde est un village, nous partons en vacances en Espagne ou bien plus loin encore, nous avons un neveu ou une nièce en Erasmus bien loin de chez nous, alors que nous parlons à des personnes qui vivent dans un carré de quelques centaines de mètres de côté, délimité par la maison, le magasin hard discount, le CPAS et le cabinet médical.

On peut aussi aborder la relation que nous avons avec notre corps, les soins que nous lui prodiguons, tandis que les personnes avec lesquelles nous parlons…

Il est très important de garder à l’esprit que dans la relation qu’entretiennent les personnes précarisées avec le monde, il y a bien souvent un dénominateur commun qui est celui de la honte, sournoise, cachée… [6]

Témoignages

En troisième partie de ces sessions de sensibilisation nous abordons des témoignages de personnes du Quart Monde et de médecins généralistes. Nous utilisons pour cela un film que nous avons tourné avec le cinéaste Philippe Jadot: ‘Parole donnée, les patients, la précarité, la relation de confiance’. Sept personnes et six généralistes de Wallonie et de Bruxelles y parlent de la confiance qu’ils ont construite ensemble. Ils parlent de la précarité et de la pauvreté, bien sûr, puis de la santé, des soins de santé, de la relation bâtie sur le long terme, de l’indispensable non-jugement.

Le film dure 25 minutes. Les médecins et les patients apparaissent sur un fond neutre, le même pour chacune des personnes.

C’est un documentaire qui a été très resserré au montage. Il est dense, il touche et met les opinions les plus carrées à l’épreuve de l’humain. Après la projection, on lance un débat sur les thématiques qui y sont abordées: la honte et le jugement, la précarité, la maladie, créer l’alliance, les conditions de vie, l’importance des visites à domicile, se laisser toucher par les patients, les enfants, la relation de confiance et les limites à poser, la prévention, le paiement des soins et pour finir, un message aux jeunes médecins.

Retours et évaluation en fin de session

En fin de session, on fait un dernier tout de table en posant aux participants la question: «Avec quoi repartez-vous»?

Parmi les retours que nous avons eus, il y a ceux qui concernent le film documentaire que les médecins trouvent très vrai, très touchant, respectueux des gens et de la réalité professionnelle des généralistes. Il y a aussi des appréciations sur les différents rapports au monde qu’on a évoqués (le temps, l’espace), une découverte bien souvent, une perception plus concrète des différences qui sous-tendent la relation en consultation ou en visite à domicile.

Perspectives

L’animation a eu lieu dans 14 GLEM et Dodécagroupes ainsi que dans 6 maisons médicales en 2014.

Le film est aussi demandé pour animer des séminaires de formation de jeunes généralistes, en lien avec les Départements de médecine générale, un cours de philosophie en BAC1 de médecine, une soirée de rhétoriciens… Nous accompagnons la projection d’un tour de table pour susciter le questionnement (versus des constats négatifs ou des préjugés) et d’un exposé sur les différentes relations au monde. Nous préparons un cédérom additionnel qui reprend ces deux démarches de décentrement et dont la projection sera proposée en prélude du documentaire lorsque celui-ci sera demandé.

Nous nous rendons compte que les médecins généralistes vivent un très grand isolement sur ces questions de précarité et en parlent peu entre eux. Comme le ‘Social’ est très peu abordé durant leur formation initiale, ils sont souvent dans la construction de solutions ad hoc et peuvent jouer à l’apprenti-sorcier.

L’étape suivante serait alors de proposer aux médecins qui le veulent des supervisions cliniques [ 7], un accompagnement pour pouvoir ‘poser son sac’ après avoir rencontré ces situations difficiles. Cela se fait pour les pratiques cliniques en lien avec les patients chroniques (groupes Balint), pour les généralistes qui s’occupent de questions de toxicomanie (réseau d’aide aux toxicomanes, RAT), pourquoi pas sur les thématiques qui touchent la précarité?

Bibliographie

[1] http://www.ssmg.be/prevention/notre-vision-de-la-prevention, http://www.inami.fgov.be/fr/professionnels/sante/medecins/qualite/Pages/dossier-medical-global.aspx#Module_de_pr%C3%A9vention_%28num%C3%A9ro_de_code_de_nomenclature_102395%29

[2] E. Marc Lipianski, La formation interculturelle consiste-t-elle à combattre les stéréotypes et les préjugés?, document de travail, Université Paris X, Nanterre, 2012

[3] ATD Quart Monde Wallonie-Bruxelles asbl, Professionnels de la santé, vous avez un rôle important dans la réalisation de nos projets: une interpellation du Quart Monde, Collection Nous d’un Peuple, 2008 et Santé Conjuguée, N°49, juillet 2009, pp 24 -31. http://www.atd-quartmonde.be/IMG/pdf/Projets_sante2.pdf et http://www.maisonmedicale.org/Professionnels-de-la-sante-vous.html

[4] Jean-Pierre Olivier de Sardan, La rigueur du qualitatif, les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, Academia, 2008

[5] Anne Piquard, Ghislaine Capiomont, Odile Oberlin, À la rencontre de l’enfant de milieu très défavorisé ou ambigüité du regard psychiatrique sur «ces gens-là», Psychiatrie de l’Enfant, 1987, p. 167 à 207

[6] Boris Cyrulnik, La honte, Mourir de dire, Odile Jacob, 2010

[7] Paul Lodewick et Gérard Pirotton, La supervision: espace de réflexivité et d’enjeux, Politiques Sociales, 1 & 2, 2007

On parle ici des médecins généralistes. On pourrait aussi très bien aborder ces questions avec des enseignants, des travailleurs sociaux, des personnels d’une administration communale, des personnes qui travaillent dans le secteur de la justice…

Un classique étant les télévisions à écran plat dernier cri ou les smartphones de dernière génération que se paient les personnes en difficulté.

Si ça bloque on suggère de partir d’un incipit tel que «Au fond, après toute mes années de pratique, avec mon expérience de la vie et mon expérience médicale, je me demande si… pourquoi… comment…?»