Mars 2013 Par Anne LE PENNEC Portrait

Qu’elle rejoigne l’Université Libre de Bruxelles en qualité de professeur de santé publique, dirige l’Observatoire de la santé et du social à Bruxelles ou mette sa carrière médicale entre parenthèses pour s’engager dans l’humanitaire, Myriam De Spiegelaere ne perd jamais de vue son éternel fil rouge : la lutte contre les inégalités sociales de santé.

Qu’on se le dise : Myriam De Spiegelaere ne travaille plus à l’Observatoire de la santé et du social de Bruxelles. «Cet observatoire était un peu mon bébé. Le lâcher n’a pas été facile», confie-t-elle dans un sourire franc, un brin nostalgique. Depuis la rentrée 2012, la spécialiste des inégalités sociales de santé et stratégies de réduction des inégalités sociales a rejoint l’École de santé publique de l’Université libre de Bruxelles en qualité de professeur de santé publique rattachée au département Politiques et systèmes de santé – Santé internationale. Cette année, elle sait que sa charge d’enseignement prendra le pas sur ses activités de recherche, cruciales pour évoluer au sein de l’Université. «Peu m’importe car là n’est pas mon ambition. Ce poste est probablement le dernier de ma carrière. Je veux transmettre.»

Bien que la promotion de la santé traverse toute sa vie professionnelle, Myriam De Spiegelaere se défend de faire partie d’un secteur qu’elle juge mal fagotté. «La promotion de la santé s’est construite sur le terreau de la prévention et de l’éducation pour la santé, qui sont ses bases institutionnelles. Cette appartenance la dévoie et l’ampute en lui assignant à un cadre beaucoup trop restreint. Il y a tellement de gens qui pensent promouvoir la santé en faisant de la prévention, du dépistage ou du repérage.»

Corollaire : elle verrait bien le portefeuille belge de promotion de la santé confié aux instances régionales plutôt que communautaires. «C’est le seul moyen de lui conférer l’approche intersectorielle et transversale dont elle a besoin pour aboutir, avec une vision politique cohérente et un pouvoir en mesure d’agir dans des domaines très divers: l’aide aux personnes, l’éducation, le logement, la santé, etc.»

Plongée au coeur de la grande pauvreté

À 55 ans, Myriam De Spiegelaere se sent à sa place à l’Université. Non qu’elle ait été moins investie dans ses précédentes fonctions, loin s’en faut, mais parce que cette nouvelle aventure professionnelle lui donne l’occasion de contribuer à façonner un regard différent sur l’accompagnement des personnes en matière de santé.

«L’expertise permanente des professionnels de santé exproprie les patients de leurs compétences», résume-t-elle. «C’est fou comme les gens intègrent ce que leur disent les soignants. Résultat, les Maghrébins pensent qu’ils sont gros parce que leur alimentation traditionnelle est trop grasse. Or si on pousse la logique jusqu’au bout, tout le monde devrait être obèse au Maroc.» Pour que les professionnels de santé, médecins en tête, modifient leur posture, Myriam De Spiegelaere en appelle à revisiter leur formation initiale : «La démarche clinique s’appuie sur le repérage des manques et des dysfonctionnements et ne nous incite absolument pas à regarder ce qui va bien chez quelqu’un. Comment demander ensuite aux professionnels de santé de promouvoir la santé? Cette vision des gens au travers de leurs manques me révolte.»

Née au Congo du temps où ce pays était une colonie belge, la jeune fille a étudié la médecine à Namur. «Dès le lycée, je savais que je voulais travailler avec les personnes pauvres», se souvient-elle. Au moment de choisir une spécialité, elle se désole de devoir choisir entre la gynécologie et la pédiatrie. L’approche mère-enfant n’existant pas encore, elle opte pour la médecine générale. Puis exerce pendant trois ans dans une maison médicale dans un quartier déshérité du centre de Bruxelles en lien avec le mouvement ATD Quart Monde engagé auprès des populations les plus pauvres.
Suivent plusieurs années vécues hors de Belgique comme volontaire au sein de cette ONG internationale. Outre-Atlantique d’abord, dans une région reculée du Guatemala où Myriam De Spiegelaere s’installe avec son mari, également volontaire et instituteur de métier, et leurs deux enfants. Une plongée en famille au coeur de la grande pauvreté.

Pour les villageois qu’ils côtoient jour après jour pendant trois ans, les questions de santé arrivent après beaucoup d’autres préoccupations quotidiennes. Souvenirs : «Nous étions là dans le but de raccrocher les gens au système de santé mais aussi plus modestement, de les inciter au regroupement et à la prise de parole. L’ONG avait hérité sur place de centres nutritionnels, très peu fréquentés. Nous avons finalement mis en place des pré-écoles dans ces lieux. Et animé des réunions de découverte de la santé. Il a fallu mettre le paquet pour faire venir les gens! Faire connaissance, les rencontrer plusieurs fois, insister, prendre en compte leurs opinions pour les aider à avoir confiance et à oser parler… Tout cela demande du temps, beaucoup de temps».

Arrivée à quatre en Amérique du sud, la famille repart à 5 alors que l’aîné des enfants entre à l’école. Toujours sous la houlette d’ATD Quart Monde, la famille rejoint alors la France, l’Alsace et la communauté yéniche (1) à l’époque de la mise en place du revenu minimum d’insertion (RMI) dans ce pays.

«Les populations yéniches, très éparpillées sur le territoire et chassées de partout, rêvaient de mobil-homes et de caravanes pour continuer à vivre dans la nature avec de l’eau à disposition alors que les mairies montaient pour eux des projets d’habitations à loyer modéré (HLM). Nous avons essayé de faire se rencontrer les deux parties.» Impossible de brûler les étapes pour établir le contact. «Nous mettions à leur disposition des jeux, des jouets, des livres. Les mères s’en emparaient d’abord, puis les enfants. Petit à petit, la confiance s’installait entre nous.»

«C’est l’humain qui m’intéresse»

Nouveau départ lorsque le couple décide de mettre un terme à son volontariat et de réintégrer la vie professionnelle. Pour Myriam, consulter en médecine générale après une si longue pause n’est pas envisageable : «Je n’étais plus à jour sur le plan clinique.»

En même temps qu’elle remet le pied à l’étrier par le biais de la médecine scolaire et de la protection maternelle et infantile (PMI), Myriam De Spiegelaere entreprend des études universitaires de santé publique. Et comme si ça ne suffisait pas : «Je venais d’accoucher et les cours démarraient 15 jours plus tard. J’y suis allée avec ma fille.»

Pour sa thèse qui interroge la capacité des services préventifs pour enfants à réduire les inégalités sociales face à la santé, ses interventions en PMI lui fournissent des cohortes de choix et les établissements professionnels qu’elle suit en tant que médecin scolaire deviennent des terrains d’étude. «En allant voir les jeunes chez eux, j’ai découvert combien leurs familles et eux font d’efforts pour leur santé et à quel point les représentations des professionnels de santé sur leurs comportements sont infondées. Après cela, j’ai complètement changé ma manière d’interroger les patients. Je préfère leur demander comment ils font et construire mon discours là-dessus plutôt que de livrer ma supposée expertise.»

À l’Observatoire de la santé et du social de Bruxelles, dont elle prend la co-direction en 1999, le médecin de santé publique saisit l’opportunité «de faire de la recherche en lien avec le terrain et sur des questions réelles ayant des répercussions politiques».

Tout est à faire, notamment élaborer un premier rapport sur l’état de la pauvreté de la Région de Bruxelles-Capitale. «Mon premier combat a été de convaincre les autorités d’engager des gens sur leurs compétences plutôt que sur nomination du cabinet politique.» L’équipe s’étoffe au fil des ans, la géographie sociale dialoguant avec la sociologie, l’épidémiologie et les sciences politiques.

Un matin, Myriam De Spiegelaere n’arrive plus à se lever pour aller travailler. Le diagnostic crée la surprise : burn-out. «J‘avais l’impression d’aller bien, malgré un conflit interne qui m’épuisait. Du jour au lendemain, j’étais perdue, incapable de savoir ce que je devais faire.» L’année qui suit est celle de la reconstruction. La quadragénaire prend un congé sabbatique et rejoint un atelier collectif pour se consacrer pleinement à la gravure qu’elle pratique depuis longtemps en dilettante. «Jusque-là je menais deux vies parallèles, l’une en santé publique, l’autre artistique, avec le sentiment d’être écartelée entre les deux. «En réalité, ce que les gens me reconnaissent dans la vie professionnelle, c’est surtout ma créativité.»

Pendant cette période, elle renoue avec les missions humanitaires et part deux mois au Congo avec son mari. À son retour, sa décision est prise : elle quittera l’Observatoire et assumera d’être à la fois professionnelle de santé publique et artiste. «Je puise l’inspiration n’importe où. Lorsque j’observe les gens dans le tramway, ce sont toujours les visages les plus marqués qui m’interpellent. Quelle que soit l’activité que j’exerce, c’est l’humain qui me passionne.»

Taraudée en permanence par les inégalités sociales de santé, l’universitaire fraîchement nommée se réjouit d’encadrer les travaux de deux jeunes chercheurs. L’un est un ancien collègue de l’Observatoire qui explore l’impact des politiques de lutte contre la pauvreté. L’autre est guinéen et s’intéresse aux politiques autour de la période périnatale en région bruxelloise et à Montréal et à leur rôle dans la réduction des inégalités sociales de santé. Myriam De Spiegelaere projette de développer ensuite avec lui des recherches sur les inégalités de santé en Afrique. «On pense que tout le monde est pauvre là-bas. C’est faux. Les inégalités sociales de santé existent sur ce continent aussi

À l’évocation de son dernier séjour à Kinshasa, un voile d’émotion recouvre sa voix : «J’ai eu l’impression d’une ville en dépression. La situation dans ce pays est désespérante malgré la grande capacité d’espoir et de mobilisation de sa population.» Silence. «J’ignore ce qu’il faut faire pour les aider. Mais je sais qu’il faut rester en lien, ne pas les abandonner.»

(1) Groupe ethnique semi-nomade européen, souvent assimilé aux Roms