Décembre 2006 Par F. NOIRHOMME-RENARD Données

L’OMS (Organisation mondiale de la santé) a publié, fin avril 2006, de nouvelles courbes de croissance staturo-pondérale de l’enfant, en prenant comme référence des enfants nourris au sein. Comment ces courbes ont-elles été élaborées? Pourquoi l’allaitement maternel représente-t-il l’idéal en matière d’alimentation du nourrisson? Ces nouvelles normes ne risquent-elles pas de culpabiliser les mères qui choisissent de ne pas allaiter leur enfant? Cet article résume le dossier de l’OMS sur le sujet, aborde la question de l’utilisation des courbes dans la pratique des soignants et fait le point sur les tendances et les pratiques en matière d’allaitement maternel en Communauté française de Belgique et en Europe.

Modalités d’élaboration et particularités des nouvelles courbes

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«Les nouvelles normes sont le fruit d’une étude approfondie lancée par l’OMS en 1997 pour élaborer une méthode internationale normalisée pour évaluer la croissance physique, l’état nutritionnel et le développement moteur de tous les enfants, de la naissance à l’âge de cinq ans. L’OMS et son principal partenaire, l’Université des Nations Unies, ont lancé une étude multicentrique sur la référence de croissance , sous la forme d’un projet communautaire mis en œuvre dans plusieurs pays et portant sur plus de 8000 enfants au Brésil, aux Etats-Unis d’Amérique, au Ghana, en Inde, en Norvège et à Oman.

Soutenir l’allaitement maternel dans la durée: quels sont les facteurs en jeu?

L’allaitement maternel présente de nombreux avantages pour la santé de l’enfant et de sa mère, ce qui en fait selon les experts la façon optimale de nourrir les nouveau-nés. Depuis quelques années, l’OMS recommande un allaitement maternel exclusif jusque 6 mois et un allaitement partiel jusqu’à deux ans. En Europe, actuellement, il existe de fortes disparités de prévalence selon les pays. Par exemple en Suède, les taux d’allaitement sont de 98% à la maternité et 72% à 6 mois. En Communauté française de Belgique, selon les données de l’ONE (Office de la Naissance et de l’Enfance) de 2003, environ 70% des bébés sont allaités à la naissance, 40% à 12 semaines et 15% à 24 semaines.
Ce dossier s’intéresse aux raisons qui amènent les mères à arrêter l’allaitement précocement ou à le poursuivre plus longtemps. La littérature scientifique permet d’identifier différents niveaux de facteurs en jeu.
Des facteurs liés à la mère . Par exemple, la perception d’une insuffisance de lait est la première raison qui amène les mères à mettre fin à l’allaitement maternel. Or l’insuffisance physiologique de lait est très rare. Dans la majorité des cas, il s’agit donc d’une perception qui peut être liée à une inquiétude quant au fait de ne pas savoir la quantité de lait prise par le bébé, à un manque de confiance en soi, à une fréquence ou une durée des tétées inadéquates ou encore à l’introduction de compléments de lait artificiel.
Des facteurs liés au bébé (prématurité, technique de succion, prise de poids…) et à l’accouchement .
Des facteurs liés à l’entourage . Le soutien du partenaire, de la famille, des amis, sont primordiaux dans le choix du mode d’alimentation du bébé, mais aussi pour aider la maman à persévérer en cas de difficultés telles que fatigue, douleur, etc.
Des facteurs liés au système de santé , tels que les pratiques hospitalières ou le soutien des professionnels de santé. De nombreuses institutions ne suivent toujours pas les recommandations telles que la mise eu sein précoce après l’accouchement, l’importance des tétées fréquentes, à la demande et sans recours aux compléments de lait artificiel… Les connaissances et l’intérêt pour l’allaitement sont très faibles chez de nombreux professionnels de santé, qui manquent de pratique et de temps pour aider les mères à gérer d’éventuels problèmes rencontrés les premières semaines.
Des facteurs liés aux politiques de santé . Les maternités qui distribuent des échantillons gratuits de lait artificiel (pratique interdite par le Code International de commercialisation des substituts du lait maternel) montrent des taux d’allaitement prolongé moindres que les maternités qui suivent les recommandations internationales. Un congé de maternité prolongé et rémunéré, de même qu’un emploi à temps partiel sont des facteurs facilitant la poursuite de l’allaitement.
Afin d’atteindre les objectifs recommandés par l’OMS, il est important de mettre en place des actions à tous les niveaux. L’information aux mères doit être renforcée, de même que la formation des professionnels de santé. Après la sortie de maternité, il est primordial que les mères soient soutenues si l’on veut que l’allaitement se poursuive.
NOIRHOMME-RENARD F., FARFAN-PORTET M.I., BERREWAERTS J. Soutenir l’allaitement maternel dans la durée: quels sont les facteurs en jeu?, UCL-RESO, Bruxelles, juillet 2006, (Série de dossiers techniques; réf.: 06-41), 30 pages.
Les dossiers techniques sont consultables sur le site http://www.md.ucl.ac.be/entites/esp/reso . Ils peuvent aussi être commandés à l’adresse suivante: UCL, Faculté de médecine – Ecole de santé publique, Unité d’éducation pour la santé RESO, avenue Mounier 50, 1200 Bruxelles.
Contact: Mme Dominique Doumont, tél. 02 764 50 76, courriel: dominique.doumont@reso.ucl.ac.be.

Les enfants de l’étude ont été choisis sur la base d’un environnement optimal pour une croissance saine: allaitement maternel, alimentation appropriée, prévention et traitement des infections, soins de santé de qualité, mères non-fumeuses et autres facteurs assurant une bonne santé.
Les normes OMS de croissance de l’enfant vont au-delà des références actuelles. Elles permettent d’importantes mesures de croissance comme le poids, la longueur ou la taille du nourrisson et de l’enfant, qui sont comparées à une valeur optimale standard . Il existe des fiches pour les garçons, les filles, les nourrissons de moins d’un an et les enfants de moins de cinq ans.
Il existe maintenant également des fiches sur l’indice de masse corporelle (IMC) pour les enfants de moins de cinq ans, ce qui est particulièrement utile pour suivre l’épidémie d’obésité de l’enfant. Ces mesures sont des indicateurs de santé importants et permettent de déterminer si un enfant ou une population d’enfants sont en bonne santé et se développent normalement. Plus on s’écarte des courbes, plus l’existence d’un problème de santé est évidente.
Les nouvelles normes sont internationales. Les données scientifiques actuelles montrent que dans les différentes régions du monde, les nourrissons et les enfants ont des profils tout à fait comparables lorsque leurs besoins sanitaires sont satisfaits. C’est pourquoi les nouvelles courbes doivent être utilisées dans les pays en développement comme dans les pays développés. Il s’agit d’un outil fiable pour contribuer à répondre aux besoins sanitaires et nutritionnels de tous les enfants du monde».

L’allaitement maternel est défini comme la «norme biologique»

Les nouvelles normes utilisent l’enfant nourri au sein comme référence de croissance et de développement, tandis que les anciennes fiches se fondaient sur un échantillon composé de façon aléatoire d’enfants allaités au sein et d’enfants nourris avec des substituts.
Les enfants nourris au sein ne présentent pas, de fait, la même croissance que les enfants nourris au lait artificiel. Le Professeur Dominique Turck , pédiatre à Lille, explique: « Les enfants qui sont exclusivement nourris au sein , conformément aux recommandations de l’OMS , s’écartent sensiblement au cours de leur première année de vie des courbes de référence de croissance staturo pondérale établies à partir d’une majorité d’enfants nourris avec des préparations lactées industrielles ( 2 ).
Au cours du premier trimestre , la croissance en taille (+ 0 , 5 cm à 3 mois ) et surtout en poids (+ 106 g à 3 mois ) est supérieure chez les enfants exclusivement nourris au sein .
Les enfants nourris au sein grossissent ensuite moins vite après l’âge de 4 à 6 mois . De même , vers l’âge de 6 8 mois se produit un ralentissement modeste , mais indiscutable , de la croissance en taille .
La croissance pondérale moins rapide des enfants nourris au sein , qui aboutit à une différence de près de 600 g à 1 an , pourrait être liée au fait qu’ils stabilisent d’eux mêmes leur consommation énergétique à un niveau plus faible . L’introduction d’aliments de complément n’affecte pas cette autorégulation , l’énergie fournie en supplément provoquant une réduction compensatrice de la consommation de lait . Les nourrissons chez qui l’allaitement maternel est prolongé déposent , par ailleurs , moins de graisses dans leurs tissus . La part de la masse maigre dans leur accroissement pondéral et le gain de masse maigre par gramme de protéines consommées sont ainsi plus élevés que chez les enfants alimentés artificiellement . Cependant , les différences précoces de vitesse de croissance et de composition corporelle s’estompent complètement dans les mois et les années qui suivent ».
Pour le Professeur Turck, « les courbes diffusées par les institutions internationales viennent de pays industrialisés et d’une époque où la pratique de l’allaitement maternel était au plus bas . Elles reflètent essentiellement le développement d’enfants allaités artificiellement et leur application sans nuance à des nourrissons au sein conduit à sous estimer grossièrement l’efficacité de l’allaitement maternel ».
Avec les nouvelles courbes de l’OMS , le fait que l’enfant nourri au sein soit pris comme référence en terme de croissance optimale « permet d’introduire pour le première fois de la cohérence entre les instruments utilisés pour mesurer la croissance et les lignes directrices nationales et internationales en matière d’alimentation infantile » (1).

Les bénéfices de l’allaitement maternel

(2)
Pour la santé de l’enfant :
un bénéfice sur le plan cognitif
une diminution de l’incidence et de la gravité des infections digestives, ORL et respiratoires
Prolongé idéalement jusque 6 mois :
une réduction du risque allergique chez les nourrissons à risque
la prévention de l’obésité pendant l’enfance et l’adolescence
une tension artérielle et une cholestérolémie inférieures à l’âge adulte.
Pour la santé de la mère :
une perte de poids plus rapide dans les 6 mois du post-partum
une diminution de l’incidence des cancers du sein et de l’ovaire avant la ménopause
un risque moindre d’ostéoporose.

Tous les experts s’entendent effectivement sur les bénéfices de l’allaitement maternel prolongé (au moins jusqu’à l’âge de 6 mois) pour la santé de l’enfant et de sa mère (tableau 1) et recommandent depuis le début des années ‘90 un allaitement maternel exclusif les 4 à 6 premiers mois de vie du bébé. De plus en plus, cet objectif est reculé jusque l’âge de 6 mois.

Les nouvelles normes de croissance ne risquent-elles pas de culpabiliser les mères qui ne peuvent pas ou ne souhaitent pas allaiter leur enfant?

Si le lait maternel représente le « meilleur » pour les nourrissons – comme cela est d’ailleurs indiqué sur toutes les boîtes de lait artificiel! – et que les taux d’initiation à la maternité ont fort augmenté en Communauté française ces dernières années suite aux efforts de sensibilisation menés, la pratique de l’allaitement à «long terme» (jusque 4, voire 6 mois) ne fait pas partie du projet de toutes les mères et/ou de tous les couples. Soit les mères ne le souhaitent pas, soit elles ne peuvent le mener à bien pour des raisons indépendantes de leur volonté, soit encore elles ne sont pas informées de ses bienfaits pour la santé de l’enfant et pour elles-mêmes.
L’utilisation des nouvelles courbes nécessite donc, de la part des soignants, une approche prudente et respectueuse du choix individuel de chacune des mères. En effet, utilisées pour mesurer un écart de développement de l’enfant par rapport à une nouvelle norme posée, ces courbes risquent de créer ou de renforcer une culpabilité chez des mères qui auraient fait le choix de l’allaitement au biberon à contre-cœur ou par manque d’informations.
Bien sûr, l’information sur les bénéfices de l’allaitement maternel et sur les aspects pratiques de celui-ci doit être clairement donnée aux mères, et le plus tôt possible durant la grossesse. De même d’éventuels freins ou barrières doivent pouvoir être identifiés et discutés pour éclaircir d’éventuelles fausses croyances et informer les mères au sujet des différents supports existants. La présence de difficultés liées à la santé de l’enfant (la prématurité, par exemple) sera également envisagée. Mais dès que le choix de la mère aura été fait, la mission des soignants sera alors de l’accompagner dans son choix et de renforcer son sentiment de compétence à «être une bonne mère» en surveillant l’évolution de la croissance de son enfant, et non de ré-interroger ce choix, courbes à l’appui…

Des disparités de pratiques de l’allaitement maternel en Europe

Actuellement de grandes différences existent entre pays européens concernant les taux d’allaitement. Même si les tendances montrent d’une manière générale une amélioration dans tous les pays depuis les années 80’ (3), les taux d’allaitement à la sortie de maternité varient aujourd’hui, à titre d’exemple, de 98% en Suède à 53% en France et les taux d’allaitement partiel à 6 mois de 80% en Norvège à 10% en Belgique (4). Les graphiques 1 et 2 présentent une comparaison, en %, des taux d’initiation ou d’allaitement à la sortie de maternité, et d’allaitement (partiel ou exclusif) à 6 mois, sur base des données du rapport européen (4) et, pour les taux d’initiation en Belgique, de la banque de données médico-sociales de l’ONE (5).
Selon l’ONE, l’exemple de la Suède montre qu’il est possible de modifier les comportements de la population par rapport à l’allaitement grâce à la prise de mesures sociales et à l’information des familles et des professionnels. En effet, en 1973, seulement 30% des bébés suédois étaient allaités à 2 mois et 6% à 6 mois. Actuellement 72% sont encore allaités à 6 mois! Notons que 100% des hôpitaux suédois (52/52) ont reçu le label «Hôpital Ami des Bébés» les engageant à créer un environnement favorable à la pratique de l’allaitement maternel et à acquérir les compétences nécessaires pour conseiller adéquatement les mères (6).Avec la Grèce, l’Irlande et le Portugal, la Belgique était jusqu’il y a peu un des rares pays à ne compter encore aucun hôpital (0/107) ayant reçu le label (4). Six maternités viennent cependant de le recevoir le 5 octobre dernier (7): un pas de plus vers la protection et le soutien de l’allaitement auprès des mères dans nos maternités.

Tendances en Communauté française

En Communauté française, selon la banque de données médico-sociales de l’ONE (5), les taux d’allaitement durant les 3 premiers mois de l’enfant sont en augmentation depuis 1994. En 2003, près de 78% des bébés étaient allaités exclusivement au sein à la sortie de maternité, contre 68% en 1994. D’après les données du «bilan de santé à 9 mois» (n=2722), en 2003, 40% sont encore allaités exclusivement à 12 semaines et 15% à 24 semaines.
De manière surprenante, les différences selon l’emploi des mères ne sont pas énormes puisque 49,6% des mères sans emploi allaitent encore à 12 semaines contre 44,3% des mères qui occupent un emploi.
On observe par contre d’importantes variations selon les subrégions et selon la nationalité d’origine de la mère. A la 12e semaine, 35% d’enfants environ sont encore allaités au sein maternel à Bruxelles et dans le Brabant wallon contre 18% seulement dans les provinces de Namur et du Hainaut. Les femmes de nationalité d’origine non belge allaitent nettement plus après l’accouchement que les femmes belges. Les femmes françaises sont celles qui allaitent le moins.

Facteurs influençant l’initiation et la durée de l’allaitement maternel

Les difficultés liées à la reprise du travail semblent a priori un obstacle important à un allaitement maternel de longue durée. Pourtant, si l’on en croit les chiffres, la situation d’emploi des mères n’explique probablement pas à elle seule le taux bas d’allaitement maternel prolongé. Différents facteurs de nature sociodémographique, psychosociale, cognitive, comportementale, environnementale, etc., peuvent avoir un impact sur la décision de nourrir son enfant au sein ou au biberon à la naissance, et sur la durée de l’allaitement (tableau 2). Il semblerait qu’un arrêt précoce découle bien plus de la difficulté que pose l’allaitement, y compris le manque d’information et d’appui, que du choix des femmes.

Exemples de facteurs influençant l’initiation et/ou la durée de l’allaitement maternel

Association positive
Primiparité (en CFB)
Niveau d’éducation plus élevé – connaissances
Croyances
Participation à des cours prénataux
Soutien familial (conjoint) et social
Encouragements de l’entourage professionnel
Avoir été soi-même allaitée
Association négative
Niveau d’éducation plus faible
Peu de confiance en soi
Perception d’une insuffisance de lait
Croyances, barrières
Tabagisme
Distribution d’échantillons de lait artificiel à la maternité
Présence de problèmes liés à l’allaitement

Comment dès lors soutenir l’allaitement maternel dans sa durée? Les programmes de promotion et de soutien de l’allaitement maternel recensés dans la littérature sont nombreux. Beaucoup ont donné des résultats positifs sur les taux d’allaitement maternel prolongé, à des échelons locaux ou régionaux. Avec le développement de ces programmes, les nouvelles courbes de croissance staturo-pondérale de l’OMS représentent un nouveau pas en avant vers une plus grande promotion de la pratique de l’allaitement maternel. Peut-être leur utilisation permettra-t-elle d’intéresser davantage les soignants à l’allaitement maternel.
Florence Noirhomme-Renard , Médecin de santé publique, Université catholique de Louvain, Groupe de Recherche en Systèmes de santé, Unité de promotion et d’éducation pour la santé (RESO)

Références

1. Les courbes de croissance sont disponibles sur le site internet de l’OMS, ainsi que le dossier relatif à l’étude : http://www.who.int/childgrowth
2. Turck D et al. Allaitement maternel: les bénéfices pour la santé de l’enfant et de sa mère. Arch Pédiatrie 2005, 12: S145-S165
3. Yngve A et Sjöström M. Breastfeeding in countries of the European Union and EFTA: current and proposed recommandations, rationale, prevalence, duration and trends. Public Health Nutrition 2001, 4: 631-45
4. Cattaneo A, Yngve A, Koletzko B et al. Protection, promotion and support of breastfeeding in Europe: current situation. Public Health Nutr 2005, 8: 39-46
5. Banque de données médico-sociales de l’ONE. Rapport 2004. Dossier spécial: Allaitement maternel. Bruxelles, 2004. ( http://www.one.be )
6. Moyersoen F. Pour protéger, encourager et soutenir l’allaitement maternel, une initiative internationale et un label de qualité: « Hôpital Ami des bébés ». Bulletin d’Education du Patient 2000, vol.19, n°4: 74-78
7. Le Journal du médecin, 13/10/2006