Janvier 2017 Par Anne LE PENNEC Réflexions

Partage et application de connaissances (PAC)

L’itinéraire incertain des connaissances issues de la recherche

Pour élaborer un projet territorial en prévention et promotion de la santé, les décideurs locaux auraient tout à gagner à s’appuyer sur les enseignements issus de la recherche en santé publique, notamment ceux qui explicitent les ressorts des inégalités sociales et territoriales de santé ainsi que les modalités d’interventions visant à les réduire.

Le font-ils? Trop peu, juge une équipe de chercheurs appartenant au Département des Sciences humaines et sociales de l’École des Hautes Études en Santé Publique de Rennes (EHESP) et ses collaborateurs de l’Université de Montréal. Aussi ces chercheurs, emmenés par l’enseignante-chercheur Jeanine Pommier, ont-ils bâti un projet de recherche dédié à cette problématique, qu’ils ont baptisé RICAPNote bas de page (Recherche et intervention: collaboration entre chercheurs et acteurs des politiques).

Leur objectif: étudier les conditions nécessaires au partage et à l’application des connaissances en santé publique entre chercheurs et acteurs de politiques locales. Ces travaux, démarrés en 2013, ont fait l’objet d’une journée d’échange et de production collectiveNote bas de page le 7 octobre dernier à l’EHESP. Trente personnes y ont participé. Parmi elles se trouvaient des acteurs de la recherche mais aussi des techniciens de santé publique ou de promotion de la santé, des décideurs politiques, associatifs et institutionnels, des ingénieurs d’études et une poignée de professionnels des médias et éditeurs en santé publique.

PAC: de quoi parle-t-on?

Qu’on se le dise: ce PAC-là n’a rien à voir avec la Politique agricole commune! Il s’agit de son homonyme masculin: Partage et Application de Connaissances, un concept qui désigne l’ensemble des fonctions et des processus qui visent à améliorer la manière dont les connaissances sont partagées et appliquées pour apporter des changements efficaces et durables. Il se fonde sur trois stratégies complémentaires: informationnelle, relationnelle et systémique.

La première – informationnelle – consiste à sensibiliser les acteurs au moyen de notes de synthèse, dossiers de connaissances, infographies, bases de données qui sont autant d’outils utiles à la collecte, au stockage et à la communication d’informations pour en faciliter l’accès et l’utilisation.

La deuxième – relationnelle – revient à mobiliser les acteurs, créer du lien entre eux et les faire collaborer en vue de coproduire des connaissances via les réseaux sociaux, des plateformes collaboratives ou des communautés de pratique par exemple.

La troisième enfin – systémique – vise à développer les capacités de tous, acteurs politiques et chercheurs, en vue d’une meilleure intégration des connaissances dans les pratiques des uns et des autres. Ca, c’est pour la théorie.

Trois années de recherche

Le projet RICAP s’inscrit dans ce cadre conceptuel avec la volonté d’interroger chacune des trois stratégies du PAC. Son coordinateur, Anthony Lacouture, est doctorant en santé publique et science politique. Il s’est d’abord employé à décrire le PAC au moyen d’une revue de la littérature internationale sur le transfert de connaissances.

Puis il a lancé deux études portant sur les dispositifs de collaboration entre chercheurs et décideurs en santé publique dans trois régions françaises. Par dispositifs de collaboration, il faut comprendre recherches interventionnelles, recherches action, participatives ou évaluatives ou encore évaluations d’impact en santé (EIS). «Dans la première de ces études», rapporte-t-il, «l’objectif a été d’étudier les conditions facilitantes ou limitantes du PAC entre chercheurs et acteurs des politiques.» Ces deux-là n’évoquent pas les mêmes facteurs, on s’en doute. Trois dispositifs de collaboration, en Bretagne, en Île-de-France et en Provence-Alpes-Côte-d’Azur, ont ensuite été sélectionnés pour être passés au crible et comprendre pourquoi et comment ceux qui s’y impliquent produisent des connaissances et favorisent leur utilisation en faveur de la santé des populations. Ce travail est toujours en cours et sera au coeur de la thèse universitaire d’Anthony Lacouture.

Mais ce n’est pas tout car le projet RICAP s’intéresse plus particulièrement à la trajectoire de la connaissance à l’échelle de l’intercommunalité. C’est pourquoi les chercheurs se sont ensuite employés à questionner des élus et des techniciens de communes et d’intercommunalités sur la manière dont ils mettent en oeuvre les trois stratégies du PAC. Enfin, ils ont rencontré 19 d’entre eux en Bretagne, soit onze élus et huit techniciens pour étudier dans le détail avec eux la question des conditions nécessaires à l’utilisation des données issues de la recherche en matière de prévention et promotion de la santé.

Trois années de recherche ont ainsi permis à Anthony Lacouture de collecter quantité de données, de discours et de constats, matériau à partir duquel il a extrait une série de propositions d’actions pour optimiser la mobilisation, le partage, la production ou l’utilisation des connaissances au sein des territoires lors de l’élaboration d’un projet en prévention et promotion de la santé.

État de l’art sur le transfert de connaissances

Le jeune chercheur en était là quand s’est tenue la journée de travail du 7 octobre. Les participants réunis dans l’amphithéâtre savaient à quoi s’en tenir: leurs cerveaux seraient mis à contribution pour discuter les actions proposées, en imaginer de nouvelles et sélectionner quelques priorités qu’il leur faudrait ensuite rendre opérantes au moyen de fiches actions. Pas de quoi effrayer les professionnels de santé publique ayant répondu à l’invitation de l’EHESP, habitués à de telles méthodes de travail et aux allers-retours entre séances plénières et travaux de groupe.

En préambule et une fois le programme et les enjeux de la journée présentés par Jeanine Pommier, ce sont les chercheurs québécois qui ont pris la parole les premiers pour brosser un rapide portrait du transfert de connaissances, autrement plus étudié outre-Atlantique qu’en France.

Á travers ses mécanismes efficaces et ses facteurs d’influence d’abord, par la voix de Christian Dagenais, professeur de psychologie à l’Université de Montréal et directeur de l’équipe RENARD dédiée précisément au transfert de connaissances. “ Le profil de l’utilisateur, son expertise, ses habilités et ses compétences propres comptent bien entendu, a-t-il expliqué. Mais ce ne sont pas les seules influences. Les caractéristiques liées à l’environnement et aux structures organisationnelles du décideur et du chercheur lui-même entrent aussi en ligne de compte.’

Puis Valéry Ridde, professeur de santé publique à l’École de santé publique de l’Université de Montréal, a évoqué quelques-uns des outils qu’il a lui-même mobilisé pour faire connaître ses travaux sur les politiques de santé en Afrique de l’Ouest aux décideurs locaux: infographies élaborées à partir de données probantes, caricatures, vidéos, recours au théâtre de rue, notes de politique (policy briefs en anglais) incluant des recommandations opérationnelles pour l’action ou encore blog alimenté avec le concours d’écrivants, journalistes ou pas. ‘Mais attention, prévient-il, il n’existe pas d’outil miracle qui marche à tous les coups. Le transfert de connaissances reste un processus complexe. »

Ces constats et éléments de réflexion étant posés, les participants se sont mis au travail. Objectif: discuter en groupes de la pertinence des quinze actions proposées, réparties selon les quatre processus du PAC – mobilisation, partage, production et utilisation des connaissances – et ses trois stratégies citées plus haut – informationnelle, relationnelle, systémique.

Par exemple et pour ne citer que deux actions avec l’espoir de ne pas rendre cet article complètement indigeste: ‘Développer le lobbying et la fonction d’interpellation des élus par les élus et autres acteurs pour créer une culture commune dans le temps’. Ou encore: ‘réaliser un support permettant de présenter les modalités de recherche en prévention et promotion de la santé pour favoriser leur appropriation par les acteurs des politiques’.

Dans les groupes, les langues se sont déliées doucement, chacun cherchant le point d’entrée faisant écho à sa pratique professionnelle. Sur le volet mobilisation des connaissances existantes, plusieurs initiatives ont été citées en exemple, notamment celle du Centre national de formation de la fonction publique (CNFPT) intitulée e-communauté en santé publique. Le démarrage de cette plateforme d’échange entre chercheurs, acteurs et décideurs sur des questions de santé publique est prévu en décembre 2016Note bas de page.

S’agissant de la production de nouvelles connaissances, une poignée de participants a judicieusement fait remarquer que le début de mandat d’un élu n’est pas le meilleur moment pour initier des collaborations avec les chercheurs dans la mesure où sa prise de fonction l’accapare déjà beaucoup. D’autres ont pointé le fait que conditionner les appels à projet de recherche à un partenariat entre les équipes de recherche, les citoyens et les décideurs est un levier simple et puissant.

Quid des stratégies pour diffuser les connaissances localement? Le concept ‘Ma thèse en 180 secondes’, qui consiste à présenter une recherche et ses enjeux en trois minutes chrono à un public lambda, pourrait être inspirant. Plusieurs personnes ont également plaidé pour une co-construction des connaissances, au travers notamment de la recherche interventionnelle, jugeant que les acteurs de terrain se les approprient ensuite mieux que les données issues du seul travail des chercheurs et fournies par eux.

A voté!

Invité à formuler eux-mêmes des nouvelles pistes d’actions, l’ensemble des groupes en a livré seize en mesure, selon eux, d’optimiser la mobilisation, la production et le partage des connaissances. Ils sont en revanche restés cois sur l’axe ‘utilisation de ces connaissances’. Puis l’amphithéâtre a pris des allures de bureau de vote. Les participants étaient invités à choisir parmi toutes ces propositions (31 au total) pour n’en retenir que quatre, une par processus du PAC, qu’ils estimaient prioritaires. Un vote tout ce qu’il y a de plus moderne via internet et au moyen du smartphone, de la tablette ou de l’ordinateur portable que chacun avait pris soin d’apporter.

Les résultats, disponibles en un rien de temps, ont révélé un certain consensus autour de deux processus, plébiscitant les actions suivantes: ‘penser un dispositif territorial souple et fluide pour faire connaitre d’une part, les recherches menées et d’autre part, les problématiques auxquelles sont confrontés les acteurs des politiques et les actions qu’ils mettent en oeuvre pour y faire face’ (axe mobilisation) et ‘créer des modalités d’accompagnement et de soutien des acteurs des politiques pour favoriser l’utilisation des connaissances scientifiques’ (axe utilisation).

Sur les deux autres axes, les votes étaient plus dispersés. Lors de la dernière séquence de travail, quatre groupe ont investi quatre salles avec pour consigne de bâtir chacun une fiche action correspondant à une action prioritaire. Á défaut d’action prioritaire évidente, le groupe avait la liberté de travailler sur la proposition de son choix et de formuler lui aussi un ou plusieurs objectifs, d’identifier des porteurs potentiels de l’action, de la décrire, de pointer leviers, contraintes et points de vigilance.

Le temps était limité, le travail collectif quelque peu hésitant. Néanmoins, la restitution des travaux en plénière a révélé l’existence de quatre ébauches bien amorcées, que les chercheurs investis dans le projet RICAP ont confirmé vouloir exploiter pour la suite de leurs travaux sur le PAC en prévention et promotion de la santé à l’échelle des territoires.

L’oeil du novice

Lionel Larqué n’est ni décideur politique, ni acteur de santé sur le terrain, ni chercheur en santé publique. Il a pourtant assisté à toute la journée de travail, pris part aux discussions de groupe, au vote et à la rédaction des fiches actions. Il a surtout écouté attentivement chacune des interventions, affichant de temps à autre un sourire entendu voire surpris. Á la ville, il est physicien-océanographe et directeur général d’ALLISS (Alliance Sciences Société), un réseau associatif d’acteurs militant pour un meilleur dialogue entre sciences et société.

Á la scène ce jour-là, il s’est livré à un exercice de bousculade intellectuelle en exprimant sans détour ce que les échanges de la journée lui avaient laissé comme impressions. Il y a plusieurs éléphants dans le couloir qui sont autant d’implicites et de non-dits que vous auriez tout intérêt à rendre explicites. Cela rendrait vos discours et vos intentions plus audibles. Le primat du soin et du médicament par exemple. Vous sous-entendez que c’est un problème mais sans l’exprimer clairement. Vous semblez aussi considérer que la société agit raisonnablement et que la force des données probantes guide les acteurs dans leurs décisions. Mais ce n’est pas ainsi que cela se passe. Les décideurs ont eux-mêmes une vision du monde et vont tout faire pour ignorer ce que vous avez à leur dire. C’est en sortant des non-dits pour construire une vision commune des problèmes que vous avancerez.

Lionel Larqué réfute l’usage du terme ‘transfert de connaissances’. Pensez-vous vraiment que les connaissances ne circulent que dans un seul sens ou qu’elles ont intérêt à cela?. Autre bataille à mener selon Lionel Larqué: celle de la langue et de la médiation du courant scientifique produit. Il ne s’agit pas de parler latin à votre Église mais d’être compris par le peuple!

Pour lui, les questions de recherche ne peuvent émerger que si elles ont d’abord eu l’occasion d’incuber et de se confronter à différents paradigmes. ‘Cela revient notamment à se demander qui pose la question, comment, en quels termes exactement? C’est le mininum éthique du partage de connaissances.’

Nul doute que cette remise en question un brin déstabilisante aura fait mouche dans l’assistance…

Ce que la géographie peut pour le dépistage du cancer du sein

Pour l’association française ‘Élus, santé publique & territoires’ (ESPT) qui regroupe plus de 60 villes, il est évident que les élus locaux ont la capacité, et aussi le devoir, d’agir sur les inégalités sociales et territoriales de santé.

Mais comment faire pour les en convaincre et les inciter à passer à l’action? S’emparant de la problématique du dépistage du cancer du sein en Île-de-France, l’association a noué un partenariat acteurs-décideurs-chercheurs avec deux équipes universitaires de géographes de la santé et les acteurs de santé régionaux. Leur but: s’inscrire dans une logique de coproduction d’une connaissance scientifique utilisable pour l’action publique.

Depuis 2010, ils s’emploient à effectuer des diagnostics locaux de santé à l’échelle infra-communale, c’est-à-dire quartier par quartier. Les données sont recueillies par les différents acteurs du champ de la santé agissant pour la prévention du cancer du sein sur ces territoires, puis les scientifiques et leurs étudiants élaborent une cartographie des disparités de participation au dépistage, complétée par une enquête qualitative visant à expliquer les variations observées d’un quartier à l’autre. Á ce jour, une cinquantaine de communes franciliennes se sont prêtées au jeu. Les résultats de cette recherche n’ont pas vocation à demeurer confidentiels: une plateforme régionale baptisée Géodépistage recense toutes les études. Les partenaires s’emploient également à suivre et faire connaître les retombées opérationnelles sur le terrain.

Pour en savoir plus: https//villesetsante.com

Bientôt une plateforme française de ressources en santé publique?

InSPIRe-ID est le pertinent acronyme d’une initiative française originale et prometteuse. En version longue, cela donne: Initiative en Santé Publique pour l’Interaction de la Recherche, de l’Intervention et de la Décision.

Il s’agit ni plus ni moins d’un dispositif de transfert et de partage de connaissances en santé publique à l’échelle du pays, en construction depuis quelques années à l’EHESP sous la houlette de Linda Cambon, Laurent Chambaud et François Petitjean. De nombreuses données existent sur les interventions probantes ou prometteuses en prévention et promotion de la santé: ce qui marche, à quelles conditions, etc. Mais, constatent-ils, elles ne sont pas travaillées pour être facilement accessibles aux professionnels. De fait il y a plusieurs obstacles tels que le coût, la langue, la traduction en synthèses et en référentiels d’action.’

L’idée consiste donc à créer une plateforme collaborative de ressources ouverte aux chercheurs et aux opérateurs en santé publique, qui recense, valorise et mutualise les données utiles et utilisables par les uns et les autres, propose appui et expertises pour la recherche et l’utilisation des données probantes et encourage la recherche interventionnelle.

L’autre caractéristique du projet est de réunir au sein de son comité de pilotage dix institutions et agences de santé publique françaises parmi les plus influentes tels que la Direction générale de la Santé, la Société française de santé publique, Santé Publique France ou encore l’Institut national du cancer, auxquels s’ajoute une douzaine de partenaires tout aussi incontournables. Une gageure en somme.

Début 2016, le projet était sur les rails et semblait bien parti. Un état des lieux des dispositifs existant en France et pouvant permettre d’alimenter à court ou moyen terme la future plateforme était remis à François Petitjean et concluait à la nécessité d’offrir des services à forte valeur ajoutée.

Anthony Lacouture, doctorant au sein du projet RICAP, a pour sa part bouclé une étude qui passe en revue les dispositifs mis en oeuvre à l’étranger auprès des décideurs pour favoriser le recours aux données sur des interventions probantes ou prometteuses dans le champ de la prévention et de la promotion de la santé. Seulement voilà: depuis cet automne, la belle initiative boit la tasse. InSPIRe ID est aujourd’hui suspendu’, a annoncé Linda Cambon aux participants à la journée d’échange et de production autour du projet RICAP, laissant entendre que des querelles de chapelle pour savoir qui s’attribuerait la paternité du dispositif étaient à l’origine de la noyade. Pour autant, a-t-elle ajouté, les travaux se poursuivent entre la SFSP, l’EHESP et l’Institut Renaudot dans le but de structurer un outil commun pour l’évaluation des actions en santé publique.’ Ce dernier n’a pas encore de nom. Du reste, il n’en aura peut-être jamais. ‘Le naufrage d’InSPIRe-ID a commencé quand nous avons baptisé le dispositif’, glisse Linda Cambon.

Présentation et actualités du projet RICAP sont disponibles sur son site internet.

Cette journée était organisée par l’EHESP en collaboration avec le Réseau français des Villes-Santé de l’OMS, l’Association Élus, santé publique et territoires, la chaire REALISME et l’équipe RENARD.

L’article a été rédigé mi-novembre (ndlr).