Octobre 2002 Par Alain CHERBONNIER T. POUCET Initiatives

Le 14 juin 2001, les Ligues wallonne et bruxelloise francophone pour la santé mentale organisaient une table ronde avec la presse. ‘Table ronde’, et non ‘conférence de presse’. Subtil distinguo? Non, réelle différence, puisque les journalistes présents (assez nombreux, d’ailleurs, et représentant des organes de presse très divers) n’ont pas été placés en position de purs récepteurs de l’information, mais invités à débattre activement à partir de quatre brefs exposés. Nous ne pouvons pas résumer ici la teneur de ceux-ci, qui étaient déjà très synthétiques. Les textes de plusieurs interventions sont d’ailleurs disponibles auprès de la Ligue bruxelloise (1). Bornons-nous à relever quelques points saillants.
Ann d’Alcantara , psychiatre d’adolescents au Service de santé mentale Chapelle-aux-Champs (Woluwe), a entamé son intervention par la question suivante: où s’arrête la santé, où commence la maladie? Elle a insisté sur le fait que plusieurs champs ou disciplines sont concernés par cette question: les sciences de la santé (médecine, psychologie) mais aussi la sociologie, la pédagogie, la philosophie, l’histoire, les sciences politiques, la culture. Car lorsqu’un de ces points de vue prend le pas sur les autres pour définir la limite entre santé et maladie mentales, cela peut entraîner de lourdes conséquences (on peut penser à l’exemple de la psychiatrisation des dissidents en ex-URSS).
Ainsi, les troubles psychiques et les comportements typiques de l’adolescence (provocations, transgressions, prise de risques, passages à l’acte) ne sont pas de l’ordre de la maladie mentale, même s’ils en prennent parfois le visage. Ces ‘symptômes’, révélateurs de ce que le mécanisme psychique de l’adolescence est à l’oeuvre, mettent en question la normalité, la limite, l’ordre social. Mais la réaction ne peut être de les éteindre à tout prix. Si l’on veut se situer dans le domaine de la santé – et non dans le sécuritaire -, on doit oser prendre des risques, évoluer, traverser des crises, accepter qu’il y ait des transgressions. Et donc mobiliser le lien social, la culture, le politique.
Francis Turine , psychologue au Service de pédopsychiatrie Les Goélands (Spy), a souligné la tendance courante à réduire la santé mentale (l’équilibre psychique) à la psychiatrie: ainsi, les Plates-formes de concertation psychiatrique créées en 1991 ont été rebaptisées ‘concertation en santé mentale’ sans que leur composition ne change en rien; et, il y a peu, on parlait encore de ‘maisons de santé’ pour désigner les cliniques psychiatriques… Cette confusion — ou ce va-et-vient constant — entre les troubles et l’harmonie quand on parle de santé mentale amène à penser que la normalité ne peut recevoir de définition absolue dans ce domaine. La frontière entre le normal et le pathologique résiderait plutôt dans la capacité d’une personne à établir des liens sociaux, à se prendre en charge et à maintenir une place dans la société.
Michel Dewez , psychiatre au Service de santé mentale La Gerbe (Schaerbeek), a mis en exergue une conception de la maladie mentale qui se démarque très nettement de la maladie somatique: il la lit non comme un désordre qu’il s’agirait de faire disparaître mais comme ‘une autre façon de penser’, de parcourir la vie, de vivre: car on vit comme on pense, comme on organise son monde intérieur. Il est dès lors à la fois plus réaliste et plus respectueux d’accompagner le malade mental dans son parcours que de vouloir lui imposer notre propre façon de penser.
Au cours du débat, Michel Dewez parlera aussi de l’augmentation de la complexité des situations rencontrées en ambulatoire: les catégories cliniques sont mises à mal quotidiennement par des symptômes qu’il n’est plus possible de mettre dans les grilles diagnostiques classiques; dans certains quartiers, la moitié de la population provient de cultures différentes de la nôtre et présente des expressions cliniques radicalement différentes de celles qui sont propres aux 19e et 20e siècles occidentaux, nécessitant de réinventer des instruments conceptuels; le nombre de personnes concernées augmente, notamment parce que les demandes proviennent souvent de tiers: la police, le juge de paix, le CPAS, les voisins, l’aide familiale, le médecin généraliste, l’école, le centre PMS, le curé ou l’imam… D’où une nécessaire coordination entre de multiples intervenants, chacun ayant sa logique propre.
Paul Jacques , psychologue au Service de santé mentale de Gembloux, a titré son exposé “La santé sociale comme base de la santé mentale?”.
Posant sur la santé mentale un regard plus sociologique et anthropologique que médical, il s’inquiète d’un phénomène de psychiatrisation du social (individualisation des questions et des problèmes sociaux) qui se manifeste notamment par une surconsommation de médicaments psychotropes… et aussi de psys! L’alternative à cette psychiatrisation repose sur la réponse à cette question: qu’est-ce qui peut amener les gens à ne pas consulter? A savoir les ressources non professionnelles, les réseaux et relais communautaires, les lieux informels qui créent du lien social, les échanges non marchands. Et aussi les passerelles qui existent ou sont à créer entre le champ de l’action sociale et celui de la santé mentale.(2)
Dans le décours des échanges, Philippe Hennaux, psychiatre à la communauté thérapeutique La Pièce (Saint-Gilles), dénonça la confusion qui règne trop souvent dans l’emploi indistinct des mots ‘pathologie’, ‘trouble’, ‘problème’ ou autres. Classiquement, dit-il en substance, la mise en évidence d’une ‘maladie’ s’appuie sur trois choses: des symptômes, des signes cliniques objectifs (physiques) et des examens complémentaires. Certes, lorsqu’on discute entre confrères ou lorsqu’on tente de quantifier des phénomènes de santé publique, on peut recourir à des étiquetages à substrat plus hypothétique (‘dépression’, ‘schizophrénie’, etc.), mais ce ne sont pas des vérités intangibles.
En psychiatrie, quand on est face à quelqu’un qu’en d’autres lieux on rangerait dans la catégorie ‘schizophrène’, la première tâche est de lui montrer tout l’écart qu’il peut y avoir entre lui et ce qu’on met généralement dans ce mot. Sinon on s’expose à ce que le nom de la maladie mette une sourdine à ce qu’il dit et à notre disponibilité d’écoute. Ce qui ne va pas chez cette personne, ce qui l’amène, cela s’appelle d’abord son histoire, sa vie, mais pas ‘schizophrénie’.(3)
En conclusion, il faut saluer une initiative originale, dont les promoteurs se présentaient moins comme experts que comme partenaires (puisque l’on parle beaucoup de partenariat et de participation en ce moment, il est assez heureux de les voir mis en pratique). Gageons que l’expérience se renouvellera. Et formulons deux suggestions. Primo, c’est surtout le secteur ambulatoire des soins de santé mentale qui était représenté: pourquoi ne pas s’ouvrir un peu plus à d’autres secteurs? Secundo, ce sont les organisateurs qui ont choisi les thèmes abordés — ce qui était parfaitement logique pour une première fois. A l’avenir, peut-être les journalistes invités pourraient-ils aussi être contactés préalablement pour recueillir les questions qu’ils se posent ou les sujets qui les intéressent plus particulièrement. En tout cas, nous sommes preneurs…
Alain Cherbonnier , avec la collaboration de Thierry Poucet
(1) Tél. 02 511 55 43, fax: 02 511 52 76, courriel: lbfsm@skynet.be
(2) Sur ces questions, voir notamment le numéro spécial 2001 de Bruxelles Santé , pp.40-45 et 59-62.
(3) On pourra prendre connaissance de positions très opposées sur le site présenté dans notre encadré.

Un site ‘hérétique’?

Que ce soit pour des raisons diplomatiques, stratégiques ou autres, il semble que le consensus social a le plus souvent régné en maître durant l’Année de la santé mentale que nous venons de vivre. Certes opportune à nos yeux par divers aspects, l’entreprise généra plus de chorus que de crêpages de chignon. C’est pourquoi, il nous paraît intéressant d’épingler ici – en contrepoint des thématiques et des visions mises le plus souvent à l’honneur – une voix isolée et résolument discordante: celle du Dr Jean Desclin . A l’adresse http://www.mens-sana.be , ce dernier a consacré tout un site internet, de présentation élégante et régulièrement enrichi, à pourfendre l’esprit et la lettre de cette vaste initiative collective à laquelle il est intellectuellement allergique.
Si une partie des arguments qu’il développe peut paraître faible, caricaturale et parfois inutilement blessante pour certains types d’acteurs de terrain, d’autres ne manquent pas d’interpeller sur un mode incisif et solidement charpenté.
L’auteur, en gros (mais ne simplifions pas à notre tour son discours), déplore que la «promotion de la santé mentale» se cantonne dans la mise en relief de malaises à large spectre dont les raisons sont plus économico-politiques que médicales. Pour lui, cet humanitarisme flou rejette dans l’ombre la minorité des personnes les plus lourdement et chroniquement atteintes (schizophrénie, dépression grave…). Croyant aux facteurs biologiques plus qu’environnementaux (ce qui s’induirait de la prévalence stable de certaines pathologies extrêmes au fil des siècles), il dénonce néanmoins le marché psycho-pharmacologique actuel dans sa prétention à répondre adéquatement à des ‘catégories de patients’. Chaque sujet est susceptible de réagir bien ou mal à telle ou telle molécule et seul l’entourage, selon le Dr Desclin, est vraiment bien placé pour évaluer au quotidien l’efficacité d’une médication. Des considérations sur certaines discriminations intolérables dont font l’objet les malades ‘psychiatriques’ par rapport aux malades ‘somatiques’ trouvent également place, parmi d’autres questions, sur ce site atypique qui mérite au moins un détour attentif.
T. P.