Janvier 2012 Par Philippe BASTIN Lu pour vous

Le cannabis se porte bien. Il fait régulièrement la une des journaux. Après plus de cinq décennies, il reste toujours la drogue illicite la plus prisée (qui ne se prise pas!) en Europe et dans certaines autres régions du monde.
Il demeure mystérieux sur de nombreux plans et objet de polémiques et de débats passionnés incessants. Un vrai pipole!
Si beaucoup de questions continuent de se poser à son sujet en dépit de l’accroissement des connaissances scientifiques, le devant de la scène est le plus souvent occupé par des querelles idéologiques se réclamant de données objectives dont la rigueur scientifique n’est pas toujours au rendez-vous. Elles opposent les courants qui tendent à exagérer les risques liés à l’usage du cannabis à ceux qui tendent à les banaliser.
Dans ce contexte, l’ouvrage conduit sous la direction des trois membres de la Cellule Drogues de l’Université de Liège, Seutin, Scuvée-Moreau et Quertemont , est d’importance. Un pur moment d’intelligence qui ramène la raison (et non l’oraison!) au milieu du village. Dans une démarche dépassionnée et une présentation objective des éléments abordés et qui font l’objet d’un consensus, l’ouvrage croise différents points de vue (épidémiologique, clinique, psychologique, somatique et juridique) qui dressent un état des lieux de ce sujet complexe. Cerise sur le gâteau, les propos tenus par les différents auteurs ne restent jamais à distance de la réalité.
Ainsi, des sujets qui sont l’objet de polémiques depuis nombre d’années tels que, par exemple, la tolérance et la «sensibilisation»(1) aux effets du cannabis, la dépendance physique et le sevrage, la question du risque d’escalade vers d’autres drogues (la «gateway theory» ou théorie de la porte d’entrée et la théorie du facteur commun), sont abordés avec la rigueur scientifique requise, accompagnés des interrogations qui subsistent tout en évitant la prise de position idéologique.
Citons pour exemple un passage sur le risque d’escalade. «Il faut toutefois noter que le choix de l’un ou l’autre de ces modèles explicatifs n’est pas innocent, puisqu’il entraîne des conséquences considérables pour l’adoption d’une politique sanitaire et criminelle sur les drogues, ce qui explique en grande partie la virulence de la controverse et la contamination idéologique du débat.
La théorie de la porte d’entrée surtout dans sa version biologique (et psychologique) a servi d’argument important pour soutenir la politique de prohibition du cannabis. En effet, si le cannabis constitue effectivement une porte d’entrée vers les drogues dures, la prohibition de son usage devrait réduire les risques de consommation de cocaïne et d’héroïne dans la population. Ce type de politique est celle qui est défendue aux États-Unis mais aussi dans un certain nombre de pays occidentaux avec plus ou moins de rigueur.
À l’opposé, la théorie de la porte d’entrée dans sa version «sociale» devrait au contraire plutôt encourager la décriminalisation de l’usage du cannabis dans le but de scinder les marchés du cannabis des fournisseurs d’héroïne ou de cocaïne. C’est cette stratégie qui a été résolument adoptée par les Pays-Bas, avec des résultats mitigés.
Enfin, si la relation entre l’usage de cannabis et celui des drogues dures est surtout expliquée par l’existence de facteurs étiologiques communs, alors la politique de prohibition du cannabis devrait être sans grand effet sur la consommation de drogues dures, sauf dans la mesure où elle se combine avec des mesures préventives destinées à combattre les facteurs généraux de prédisposition à la consommation de drogue. » pp.83-84
De même, et c’est un autre exemple, le chapitre consacré aux effets du cannabis sur la santé psychologique et, notamment le thème «cannabis et psychose» qui fait régulièrement la une des médias, reprend l’ensemble des questions posées avec toujours le même souci d’objectivité, de rigueur, de clarté et de reflet concret de la réalité.
Citons: «Au total, l’ensemble des données actuellement disponibles montre que l’utilisation de cannabis durant l’adolescence constitue un facteur de risque d’évolution psychotique et notamment de schizophrénie. Cependant, l’utilisation de cannabis ne constitue que l’un des très nombreux facteurs pathogéniques qui peuvent jouer un rôle dans l’apparition de la schizophrénie. Une vulnérabilité individuelle de la réponse au cannabis, notamment liée à des facteurs génétiques et neurodéveloppementaux pourrait jouer un rôle. » p.115
Les dix chapitres de l’ouvrage couvrent l’ensemble des aspects relatifs à la question du cannabis, y compris celui consacré à «l’autogouvernement de soi» co-titré «À propos de l’actualité de quelques bonnes raisons de consommer des psychotropes» qui resitue le phénomène dans l’évolution de notre société depuis la fin de la seconde guerre mondiale.
C’est donc un ouvrage à recommander vivement à tous ceux qui se sentent concernés par la question du cannabis et qui souhaitent une approche raisonnée des questions qu’il suscite. Ils y trouveront des réponses (ou des éléments de réponse) nuancées prenant en compte toute la complexité du sujet et de ses énigmes.
Même si la lecture de l’ouvrage nécessite par moment une certaine familiarité avec le discours scientifique, il devrait intéresser au premier chef les consommateurs et leur entourage. Il sera aussi d’une grande aide aux professionnels de terrain, travailleurs sociaux, éducateurs, médecins et personnel psycho-médical, scientifiques, hommes de loi et bien sûr décideurs politiques dont la lecture de l’ouvrage devrait être un devoir citoyen.
Le même souhait devrait s’adresser aux médias et plus particulièrement au devoir de rigueur dans l’information diffusée, mais est-il encore permis de rêver?
Regards croisés sur le cannabis, sous la direction de Vincent Seutin, Jacqueline Scuvée-Moreau et Étienne Quertemont, Éditions Mardaga – Cellule Drogues de l’Université de Liège, 2010, 25 euros.
Philippe Bastin , Directeur honoraire d’Infor-Drogues
(1) Alors que la tolérance se caractérise par le fait que «la même dose de drogue provoque des effets de moins en moins intenses à mesure de sa consommation répétée» (p.69), la sensibilisation est le phénomène inverse, à savoir «une augmentation progressive des effets d’une même quantité de drogue à mesure de sa consommation répétée» (p.70).