Septembre 2001 Par J. HENKINBRANT Stratégies

Impressions personnelles à l’occasion de la session spéciale de l’Assemblée générale de l’ONU consacrée au sida

Samedi 23 juin

Embarquement à Zaventem. Dans quelle galère? J’ai hésité à proposer mes services pour représenter l’administration de la Communauté française à cette grand-messe. La messe était dite avant de commencer: le projet de déclaration finale était déjà disponible sur Internet deux mois plus tôt. De plus, je ne suis pas un fan de voyages, encore moins un fan des Etats-Unis.
Les quelques réunions préparatoires entre les Cabinets ministériels concernés n’ont pas réveillé mon enthousiasme. On semblait se préoccuper davantage de qui allait prendre la parole que de ce qu’on avait à dire au sujet du sida. Finalement, on sait que le Ministre Boutmans (coopération au développement – gouvernement fédéral) parlera en séance plénière, tandis que Madame Maréchal (santé – gouvernement de la Communauté française) prendra part à une table ronde sur le thème du financement et de la coopération. Mais, à l’heure du départ, les textes ne sont pas prêts.
Ma voisine dans l’avion va aussi à l’ONU. Infirmière en Tanzanie, elle représentante une ONG locale. Elle a déjà passé la nuit précédente en vol. Elle a perdu l’adresse de l’endroit où elle pensait pouvoir loger à New York. Cela me ramène un peu les pieds sur terre.
Nicole Maréchal (qui n’arrivera que dimanche soir) a choisi elle-même l’hôtel où se retrouve la délégation de la Communauté française et les journalistes invités. Marien se révèle un guide précieux qui nous entraîne dans une première promenade découverte dans le damier des rues et avenues de Big Apple. On a déjà presque tout vu au cinéma ou à la TV, mais c’est quand même autre chose. Je ne dirai pas que c’est beau, mais je dois avouer que c’est impressionnant.

Dimanche 24 juin

Une conférence de presse à la Mission belge (l’ambassade de la Belgique auprès de l’ONU) nous permet de faire connaissance avec le reste de la délégation: la Princesse Astrid, l’Ambassadeur, le Ministre Boutmans, les représentants de la Communauté flamande. Avec les experts, cela fait une vingtaine de personnes.
Notre négociateur nous informe de ce que la déclaration finale fait encore l’objet d’âpres discussions. Un point hautement symbolique sera débattu jusqu’à la dernière minute: un groupe de pays – principalement islamiques durs – refusent une énumération descriptive des populations les plus vulnérables parmi lesquelles on mentionne notamment les hommes qui ont des relations sexuelles avec des hommes, ceux qui ont des partenaires sexuels multiples, les travailleurs du sexe et leurs clients.
A première vue, ce refus semble hypocrite. Relativisons cependant: il y a dix ans, nous hésitions à désigner explicitement ces groupes, sous prétexte d’éviter leur stigmatisation. A la même époque, je n’aurais sans doute même pas imaginé écrire dans la présente publication les termes de pénétration anale, cunilingus ou fellation. D’autre part, un homosexuel américain n’est évidemment pas plus vulnérable qu’une femme d’Afrique centrale! Si cette concession a permis une plus grande fermeté sur le chapitre des droits de l’homme – en l’occurrence surtout les droits de la femme – je ne m’en plaindrai pas.
Le hasard du calendrier veut que, ce dimanche après-midi, la Gay Pride défile à travers Manhattan. Ce n’est pas le moment d’aller s’enfermer dans les musées. C’est dans la rue (plus précisément la 5ème avenue) que ça se passe et qu’il y a des choses à voir. J’y vais en curieux, m’attendant à n’assister qu’à un carnaval de folles exhibitionnistes.
Il n’en manque pas, en effet. Mais il y a aussi: les associations et centres locaux de soutien et d’entraide pour les séropositifs et les malades du sida, les centres de santé communautaires («pride = health»), les parents et amis de lesbiennes et de gays («We love our children»), de nombreuses églises chrétiennes et autres groupes religieux («This is the Lord’s doing and it is marvelous in our eyes», psaume 118:23), des candidats aux prochaines élections municipales (gays ans lesbians independant democrats), le bus des homosexuels âgés («Senior action in a gay environment – One family, all ages»), les enseignants gays et lesbiennes, les policiers new-yorkais gays et lesbiennes (plus d’une centaine) et même les juges gays et lesbiennes, et bien d’autres… Ils sont sept mille participants dans une centaine de groupes! Tous semblent vouloir se montrer heureux et fiers d’être comme ils sont. Dans une ambiance de carnaval bon enfant. C’est à la fois amusant et émouvant. Impression dominante: dignité.

Lundi 25 juin

Il faut se lever tôt: un «point presse» pour la Communauté française est convoqué à 8 heures.
A 9 heures, ouverture de la session spéciale. Même si la grande salle est un peu vieillotte, si un écouteur sur deux est fichu, c’est réellement très impressionnant. Plusieurs Etats sont représentés à un très haut niveau: nous sommes assis à cinq mètres de Colin Powell (on a échappé à G.W. Bush) !
Plus sérieusement, on ose enfin croire que les «grands» on compris que de nombreux pays sont décimés (au sens premier du terme) par le sida et qu’il est grand temps de réagir.
Pendant trois jours les représentants de tous les pays et de diverses ONG vont se succéder à la tribune, devant une salle souvent clairsemée. Comme toujours, évidemment, ce n’est pas à la tribune que «cela se passe…»
A 11 heures, retour à la délégation belge: réunion de coordination sur l’intervention de la Belgique. Le climat est beaucoup plus positif que lors des réunions préparatoires. Heureusement, sur le fond, il n’y a aucune divergence de vue. Les ministres se montrent très ouverts aux petites améliorations qu’apportent les «experts» de la délégation au projet qui a été préparé par les Cabinets.
Retour à l’A.G. Un sérieux incident retarde la succession des discours. Il faut savoir que, parallèlement à l’Assemblée générale, se succèdent quatre tables rondes thématiques. Au cours des réunions préparatoires, à l’initiative des pays islamiques (encore eux!), la participation d’une association de défense des droits de l’homme des gays et lesbiennes à la table ronde «sida et droits de l’homme» a été rejetée. Une motion d’ordre adoptée à la majorité autorise cette participation. S’ensuit un long débat de procédurier…
Les discours prennent du retard. Le Ministre Boutmans ne passera finalement qu’après neuf heures du soir, devant une salle où ne se trouvent que les délégations des cinq ou six derniers intervenants…

Mardi 26 juin

Je craignais de devoir passer trois jours à écouter la litanie des discours qui, il faut bien le dire, se suivent et se ressemblent.
En fait, en plus des quelques réunions «obligatoires» à la Mission belge (sans oublier le lunch offert par l’ambassadeur), les possibilités sont assez variées. L’Assemblée générale peut être suivie dans la salle ou en vidéo (écran géant). Les tables rondes sont réservées aux représentants inscrits, mais peuvent aussi être suivies en vidéo. De nombreux «groupes de discussion» sur des thèmes divers se tiennent également.
Il y a évidemment le bar où Maureen et François retrouvent des représentants d’ONG qu’ils connaissent dans le cadre de programmes européens et de projets de coopération. Ainsi, par exemple, Maureen nous présente Maman Aline, présidente de l’association des femmes séropositives de Kinshasa, qui nous demande des nouvelles d’Isabelle, qu’elle a rencontré lors du tournage du film «Sida d’ici et de là-bas». Nous ne pouvons malheureusement que lui apprendre le récent décès d’Isabelle.
Il y a aussi les rencontres bilatérales entre délégations où notre Ministre se fait accompagner par l’un ou l’autre de ses experts. Une réunion avec les congolais pourrait trouver un prolongement en termes de coopération dans le domaine de la formation.

Mercredi 27 juin

Les navettes entre l’hôtel et le siège de l’ONU (à pied le matin, en taxi le soir), les breakfasts et les repas du soir sont des occasions de détente ainsi que d’échanges amicaux tant que professionnels au sein de notre délégation. Pour ceux qui en auraient douté, la volonté de Nicole Maréchal de participer à cette session spéciale témoigne de son intérêt pour la problématique du sida et nous trouvons l’occasion de la sensibiliser à quelques petits problèmes de notre secteur sida en Communauté française. Très petits problèmes évidemment, comparés à l’enjeu de cette session…

A mes yeux, cet enjeu est la mobilisation mondiale qui doit se concrétiser en espèces sonnantes et trébuchantes par la constitution du Fonds international sida et santé qui devrait réunir quelque 10 milliards de dollars par an. L’écho de l’annonce des premières contributions permet un certain optimisme.
La table ronde «financement et coopération» à laquelle participe la Belgique soulève bien quelques questions pertinentes au sujet de ce fonds (par qui sera-t-il géré? où siégera-t-il?), mais les réponses ne sont pas à l’ordre du jour.
Les négociations ont finalement débouché sur un texte de compromis qui sera adopté par consensus. Jusqu’à la dernière minute, on a redouté qu’un pays demande un vote et s’abstienne, ce qui aurait constitué une vilaine fausse note. Aux applaudissements succède la minute de silence finale. Excusez la répétition: c’est impressionnant.
Vu l’heure tardive, il faut renoncer au restaurant où voulait nous inviter Nicole Maréchal. Heureux et fatigués, on improvise une autre solution et nous passons une excellente soirée conviviale.

Jeudi 28 juin

Marre du bruit et de la foule. J’annule le petit programme touristique élaboré à l’aide de mon «Guide du Routard» et je m’embarque sur le ferry pour Staten Island. Je passe une bonne partie de la journée dans le calme du jardin botanique et notamment dans son merveilleux jardin chinois.

Vendredi 29 juin

En m’endormant dans l’avion qui me ramène à Bruxelles, je fais mon petit bilan. Que retiendrai-je de tout cela? La dignité de la Gay Pride? L’ambiance surprenante du Machin ONU où je n’avais jamais imaginé mettre les pieds et où j’ai assisté à l’accouchement de ce fonds qui pourrait être le commencement de la fin pour le sida? L’excellent climat au sein de la délégation, où j’ai apprécié la complicité amicale tout autant que la compétence professionnelle? Une seule chose est sûre: New York, ce n’est pas encore les Etats-Unis… Peut-être y reviendrai-je en pur touriste… «Mesdames et Messieurs, dans un quart d’heure, nous atterrissons à Bruxelles… La température au sol est de…»
Jacques Henkinbrant

(1) Marien Faure est le spécialiste ONU du CGRI
(2) «Fierté = santé»
(3) «Nous aimons nos enfants»
(4) «C’est l’œuvre du Seigneur, et elle est admirable à nos yeux», psaume 118:23
(5) Maureen Louhenapessy et François Delor représentent le Conseil consultatif de la prévention du sida au sein de la délégation.
(6) Ancienne présidente d’Act Up Bruxelles.
(7) Staten Island est une des îles que font partie de la ville de New York. Elle contraste avec Manhattan par de nombreux aspects. C’est presque la campagne…