Mars 2013 Par E. LE GRAND Réflexions

Définir la spiritualité n’est pas une chose aisée en soi. En effet, si cette définition suppose de s’interroger sur les liens que la spiritualité entretient avec la religion et la modernité, elle nous interpelle aussi au regard des profondes mutations de nos sociétés, sur ce qui donne pour chaque individu sens à sa vie.
Ainsi, ma contribution (1) n’a pour but que de poser quelques jalons à la réflexion sur ce thème de la spiritualité.

Spiritualité n’est pas religion !

Il faut tout d’abord convenir que ce terme de «spiritualité» n’est pas simple à manipuler, à expliquer et qu’il suscite perplexité et nombreuses interrogations.

L’évocation du mot renvoie fréquemment à un premier niveau d’analyse qui est de l’ordre de la religion et du fait religieux. Ce premier point peut expliquer bien des réticences à traiter de cette question. En effet, dans nos sociétés laïques – tout du moins dans le contexte culturel d’où je m’exprime à savoir la France – toute référence à ce terme renvoie inexorablement à une pensée religieuse que nos cultures, notre histoire (loi de 1905 de séparation de l’Église et de l’État), la pensée moderne tendent à rejeter.

Il est important de préciser que dans L’encyclopédie des religions , si le terme de spiritualité peut prendre son essence dans certaines religions, les auteurs (2) n’hésitent pas à non plus à parler de «spiritualité laïque», se construisant en dehors de toute référence religieuse (religion établie, secte…).

De même Maslow (3) en 1976 insiste sur le fait que les valeurs spirituelles ne sont pas la propriété exclusive des religions organisées et qu’elles n’ont pas besoin de «concepts surnaturels» pour les valider. Ainsi, nous pourrions émettre l’hypothèse qu’aujourd’hui l’émergence forte du terme de spiritualité dans la littérature et dans les médias provient d’un double mouvement: celui de la sécularisation progressive de nos sociétés (domaine de la religion), et de l’avènement – ou la fin – de la modernité. Ce sont ces deux éléments qu’il me semble nécessaire de prendre en compte lorsque nous parlons de «spiritualité».

Revenons quelques instants sur la sécularisation. Comme le soulevait Émile Durkheim, «S’il est une vérité que l’histoire a mise hors de doute, c’est que la religion embrasse une portion de plus en plus petite de la vie sociale. À l’origine, elle s’étend à tout; tout ce qui est social est religieux; les deux mots sont synonymes. Puis, peu à peu, les fonctions politiques, économiques, scientifiques s’affranchissent de la fonction religieuse, se constituent à part et prennent un caractère temporel de plus en plus accusé. Dieu,… qui était d’abord présent à toutes les relations humaines, s’en retire progressivement; il abandonne le monde aux hommes et à leurs disputes. Du moins, s’il continue à les dominer, c’est de haut et de loin.» (4)

Ainsi, ce sociologue posait ce constat apparemment inéluctable d’une disparition progressive de la religion de la sphère sociale en direction de la sphère privée individuelle. Les observations faites dans la plupart des pays européens confirment cette thèse de la sécularisation : baisse des pratiques, difficultés du renouvellement des prêtres, des églises qui se vident, modification du croire dans les propositions faites par les religions (5).

Ainsi, l’un des éléments qui structurait la vie pour l’individu, sa représentation du monde, son avenir a peu à peu disparu (même si de nombreux développements seraient nécessaires pour modérer ce propos) fait place peu à peu à un individu qui doit – sous l’avènement de la modernité – se construire un destin, une voie et un avenir.

Dans cette même optique, la spiritualité apparaît comme un élément essentiellement individuel, propre à chacun, à son histoire et à son vécu. Elle relève avant tout d’une identité personnelle et la révèle, et non d’une identité religieuse qui elle s’articule autour de quatre grandes dimensions (6) :
– la dimension communautaire (les frontières du groupe). Elle concerne le marquage d’un groupe particulier dont on est ou on n’est pas, et dans lequel on entre ou on sort selon un certain nombre de procédures (rites, par exemple, exclusions, excommunions…). Le groupe définit alors un mode de participation et un ensemble de références communes qui constituent un dispositif de repérage social.
– la dimension culturelle (les savoirs du groupe). L’identité religieuse implique l’assimilation d’un certain nombre de savoirs, savoir-faire, etc. qui sont au principe des gestes communs de la mémoire commune. Cette culture commune se constitue par divers biais liés au processus particulier de la transmission religieuse dans telle ou telle tradition (catéchisme, forme du culte, etc.).
– la dimension éthique concerne les valeurs du groupe: l’identité religieuse incarne également un ensemble de références morales, partagées par les croyants, et susceptibles de se transformer en normes de comportements.
enfin, la dimension émotionnelle est très importante dans l’identité religieuse. À travers la communion, l’émotion de la célébration du culte ou de la prière, c’est l’actualisation d’un sentiment affectif d’être «nous», de former quelque chose comme une âme commune, comme un esprit commun.

Si ces quatre dimensions nous permettent de cerner ce qu’est «l’identité religieuse», elles nous donnent aussi une grille de lecture pour «classifier» ce qui est de l’ordre du religieux ou de la spiritualité. Ainsi, la spiritualité s’est écartée de la ou des religions, sous l’impulsion de la sécularisation de la société, mais aussi de l’avènement de la modernité.

Spiritualité et modernité

Si la modernité a permis de «sortir de la religion», comme le souligne Marcel Gauchet (7), cette même modernité a peu à peu entraîné un vaste «désenchantement du monde» selon l’expression de Max Weber (8).
En effet, la modernité proposait à la fois une représentation du monde par la façon qu’elle a de mettre en avant, dans tous les domaines de l’action humaine individuelle et collective, la rationalité, c’est-à-dire l’impératif de l’adaptation cohérente des moyens aux fins que l’on poursuit; mais aussi un type particulier de rapport au monde qu’établit la modernité. Ce rapport se résume dans une affirmation fondamentale, celle de l’autonomie de l’individu: sujet capable de faire le monde dans lequel il vit et de construire lui-même les significations qui donnent un sens à sa propre existence.

Ainsi, la modernité a peu à peu bousculé les rapports que l’individu entretient avec la société. Face à cette quête de l’autonomie, et à l’affaiblissement des grands systèmes de pensées et des modes de structuration de sens (État, Famille, Religion, École ), l’individu se sent seul et doit être à même de donner sens à sa propre vie. Ainsi, d’une formidable possibilité d’épanouissement, la modernité génère anxiété, dont la condition quotidienne est l’incertitude qui résulte pour tout un chacun de la recherche des moyens de satisfaire ses propres attentes, ses propres envies.
Nous pourrions résumer à partir de trois auteurs, le rapport qu’entretient l’homme à la société, reflet de la modernité actuelle :
– une difficulté à faire face pour l’individu à deux exigences contradictoires: se différencier des autres et se conformer aux mêmes valeurs et normes (Norbert Élias (9));
– une injonction à inventer sa propre vie pour l’individu (Henri Mendras (10));
– une difficulté à être soi, ce qui laisse à penser à Alain Ehrenberg (11) que nous sommes face à un individu incertain.
Ainsi, l’émergence de la spiritualité se trouverait renforcée d’une part en raison d’une déperdition du croire des grandes religions traditionnelles, mais bien aussi en raison de l’échec de la modernité à trouver des réponses au sens à donner à sa vie.

Spiritualité : une quête de sens de la vie

Comme le montraient si bien les Monty Python, dans leur film «The meaning of life» (12): quel doit être le sens de notre vie ?

Ainsi, la spiritualité a plus à voir avec les représentations du monde, les valeurs que chacun s’assigne, qu’avec des pratiques spécifiques. Comme le soulignent des auteurs québécois (13), la spiritualité est un concept multidimensionnel qui repose, selon eux, sur certaines dimensions communes : la recherche d’un but et d’un sens à la vie, la croyance qu’il existe quelque chose qui transcende l’être humain, le respect de la vie, l’idéalisme et l’altruisme.

La traduction de ces différentes dimensions dans leur enquête s’est articulée autour de deux questions :
«Pour vous, la vie spirituelle (c’est-à-dire des croyances ou des pratiques qui concernent l’esprit ou l’âme) est-elle très importante, assez importante, peu importante, pas importante du tout ?»
«Croyez-vous que vos valeurs spirituelles ont un effet positif sur votre état de santé physique ou mentale ?».

Sans revenir ici sur certains résultats que j’ai évoqué dans un numéro de La Santé de l’homme (14) et qui montrent l’importance pour les Québécois de la vie spirituelle et l’impact que celle-ci a sur leur santé, notamment en terme de soutien social, il me semblerait nécessaire pour des travaux futurs de ne pas poser les termes d’esprit ou d’âme dans les questions liées à la spiritualité.

En effet, dans un contexte nord-américain fortement imprégné de culture religieuse, ces références peuvent introduire un biais qu’il me semble important de «prévenir». La formulation proposée par le Whoqol (15) semble être plus en adéquation «Vos croyances (convictions personnelles) donnent-elles un sens à votre vie ?» (16)

De la même façon, il est aussi nécessaire d’appréhender les différences que revêt la notion de spiritualité au niveau des classes sociales. Comme le révèle cette enquête : 43 % des personnes très pauvres ou pauvres, contre 33 % de celles qui ont un revenu supérieur considèrent que les valeurs spirituelles ont un effet positif sur leur état de santé physique ou mentale.

Cette problématique n’est pas sans rapport avec l’autonomie. Nous pourrions nous poser la question suivante : la forte prédominance de la «spiritualité» dans les milieux populaires n’est-elle pas le reflet de l’incapacité de la société à résoudre leurs problèmes et de leur donner une perspective d’avenir ? Ou, dit d’une autre façon, l’idée d’une spiritualité – liée à l’émergence d’un être autonome – n’est-elle pas pour les classes sociales les plus aisées, le marqueur d’un éthos de classe, où la spiritualité joue un rôle secondaire dans le maintien et dans le contrôle de sa vie ?

Bien que difficilement saisissable dans un premier temps, la spiritualité – et la forte utilisation actuelle de ce terme – implique avant tout de se re-questionner sur la société (son état ?) et sur les rapports et les représentations que l’Homme entretient avec elle.

(1) Ces réflexions ont été rédigées dans le contexte du séminaire ‘Promotion de la santé et spiritualité’ organisé en 2010 par l’APES ULg. Voir l’article de Gaëtan Absil ‘La santé spirituelle en questions: un séminaire en préparation par l’APES-ULg , Education Santé n°259.
(2) Lenoir F., Tardan-Masquelier Y. dir. L’encyclopédie des religions (2 t.). Paris, Fayard, Format Compact, 2000: 2512 p.
(3) Cité p. 603 par Clarskon M., Pica L., Lacombe H. Spiritualité, religion et santé: une analyse exploratoire (chapitre 29). In: Enquêtes sociale et de santé Québec 1998. Québec: Institut de la statistique du Québec, coll. La santé et le bien-être, 2002: p.603-625.
(4) Durkheim E. De la division du travail social, 4e édition, Paris, Alcan, 1922, p 143-144
(5) Ce mouvement de sécularisation, qui se poursuit aujourd’hui , s’accompagne aussi d’une recomposition du croire. Cette recomposition se définit par des formes de manifestations religieuses diverses, mais se traduit par un fort détachement des individus face aux «prescriptions» des Églises.
(6) Voir à cet effet: Hervieu-Léger D., Champion F., Vers un nouveau christianisme, introduction à la sociologie du christianisme occidental, Paris, Cerf, 1987, 395 p.; Hervieu-Léger D. La religion en miettes ou la question des sectes. Paris, Calmann-Lévy, 2001: 222 p.
(7) Voir ses nombreux ouvrages.
(8) Voir notamment: L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Gallimard, 2002
(9) Élias N. La société des individus , Paris, Fayard, 1991
(10) Mendras H. La seconde révolution française, Paris, Gallimard, 1988
(11) Ehrenberg A. La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.
(12) The Meaning of Life, un film de Terry Jones, 1983, 107’. Disponible en DVD.
(13) Clarskon M et all, opus cité.
(14) Le Grand E. Appartenance religieuse, spiritualité et santé au Québec, N° 406 La Santé de l’homme, mars-avril 2010, pp 29-30. dossier: «Quels liens entre religieux et santé?». Téléchargeable sur le site de l’INPES: http://www.inpes.sante.fr/SLH/pdf/sante-homme-406.pdf
(15) Le Whoqol est une échelle de mesure de qualité de vie créée par l’OMS.
(16) Dans le même ordre de souci méthodologique, il serait intéressant de montrer le poids de chacune des dimensions (but, croyance, respect de la vie, altruisme) dans la définition et la représentation de la spiritualité chez les individus.