Mars 2014 Par Anne LE PENNEC Portrait

Coordinateur du Centre local de promotion de la santé à Tournai côté pile, musicien et compositeur de renommée internationale côté face, Tien Nguyen joue inlassablement ses deux partitions avec brio et l’air de ne pas s’en rendre compte. Et si cet apparent grand écart n’en était pas vraiment un ?

En ce début d’après-midi, le salon de thé lillois où nous avons rendez-vous est à moitié plein ou à moitié vide, c’est selon. Une table et deux chaises patientent dans un angle de la salle majestueuse et déjà bruyante. Tien Nguyen, chemise bleue étincelante, semble un peu mal à l’aise et pressé de s’asseoir là tout contre la pierre apparente. «Je suis du genre à frôler les murs» , admettra-t-il plus tard. Pour l’heure, il affiche son étonnement: «Pourquoi m’avoir choisi moi comme sujet de portrait alors qu’il y a tant d’autres personnes en Belgique plus légitimes pour parler de la promotion de la santé ?»

Parce que sa trajectoire est unique. Parce que sa sensibilité artistique lui confère un regard à nul autre pareil et projette un halo singulier sur le secteur, ses promesses et les actions menées ici ou là. Parce qu’avec humilité et professionnalisme, il est de ceux qui contribuent à diffuser la culture en général, celle de la promotion de la santé en particulier, elle qui a tant besoin d’essaimer chez les citoyens et les décideurs.

Parce que quand on a pratiqué la musicothérapie avec des enfants autistes et des personnes vivant avec la maladie d’Alzheimer, travaillé dans un laboratoire universitaire de sociologie de la santé et passé une quinzaine d’années à diriger un Centre local de promotion de la santé (CLPS) tout en enregistrant plusieurs albums et en composant les bandes son de divers projets culturels, on est, qu’on le veuille ou non, quelqu’un de fascinant.

Un pont entre deux rives

Tien Nguyen est né à Saïgon il y a 61 ans. À peine a-t-il esquissé le Vietnam de son enfance qu’il évoque son départ. «J’ai quitté le pays dans les années 70, une période d’atrocités. Tous mes amis de lycée sont morts, sauf ceux qui comme moi sont partis.» Le jeune homme d’alors est imprégné de culture française, comme tous les élèves vietnamiens de sa génération, et se verrait bien étudier à la Sorbonne. Mais il ne fait pas bon être vietnamien en France à l’époque où s’opposent partisans et détracteurs de la guerre. C’est donc en Belgique que Tien, 18 ans, s’installe. À l’Université libre de Bruxelles, il se frotte à la sociologie de la santé. Parallèlement, au Conservatoire royal de musique de Liège, il travaille l’analyse musicale, l’harmonie, le contrepoint et la composition, bénéficiant notamment de l’enseignement de Bernard Foccroulle.

«Ma santé fragile dès l’enfance a toujours été une préoccupation pour moi et la musique, ma passion. Je ne sais pas choisir alors j’ai fait les deux» , explique-t-il sans ambages. «Et puis un jour, j’ai eu envie de jeter des ponts entre ces deux disciplines.» Il part alors aux États-Unis, direction la Californie, suivre une formation de musicothérapeute. N’en déplaise aux médecins de son entourage qui trouvent l’orientation quelque peu fantaisiste…

Sur place, il est aux premières loges lorsque des équipes de recherche en neurosciences, emmenées notamment par Oliver Sacks, commencent à mettre en évidence les effets de la musique sur le cerveau. Depuis, les travaux scientifiques se sont multipliés, fournissant les preuves de l’efficacité de cette approche thérapeutique. «La musique peut apporter du bien-être et améliorer la qualité de vie, en particulier chez les personnes autistes ou malades d’Alzheimer» , résume Tien Nguyen. «Des études en cours s’intéressent à ses effets sur des individus en situation de stress post-traumatique. Mais il ne faut pas tout lui demander. La musique ne guérit pas le cancer ni d’autres maladies physiques et ne le pourra jamais. C’est important de ne pas l’oublier.»

Tien conduit des séances de musicothérapie avec des enfants autistes. Il se souvient en être plusieurs fois sorti en sueur. «Ce sont des moments très intenses, physiquement et nerveusement car il faut sans arrêt garder la ligne ouverte quand eux, les enfants, décrochent tout le temps. J’ai fini par arrêter parce que je ne tenais plus le coup physiquement.»

Avec le recul, ces thérapies qui visent à améliorer la qualité de vie l’interpellent. «Pourquoi essaie-t-on toujours de tirer les enfants autistes de leur univers ? Après tout, leur communication est assez riche…» En quittant son habit de musicothérapeute, Tien Nguyen n’a pas renoncé à la discipline. Il en enseigne désormais les rudiments à des étudiants qui suivent une formation en art-thérapie à Bruxelles sur le campus Érasme. Et n’hésite pas à faire tomber d’emblée quelques préjugés. «Les élèves ont souvent une idée sublimée de l’art qui fait du bien. Or les effets de la musique sur la santé ne sont pas toujours bénéfiques. Lorsqu’ils m’entendent, cela leur fait en général l’effet d’une douche froide!»

«Je suis une éponge»

À lui, la musique est indispensable. Elle l’a toujours été, sorte de compagne de route et amie fidèle de jour comme de nuit. «J’aime toutes sortes de musique, sauf celle qui sort des bagnoles à 3h du matin» , lâche-t-il avec un franc sourire. «L’art correspond à ce que j’attends de la vie. Composer de la musique me permet d’être fidèle à moi-même. En ce sens, cela fait partie de ma santé globale. Vous comprenez ce que je veux dire ?»

Tien Nguyen est comme cela, conscient de l’importance des mots et soucieux de choisir le bon pour exprimer le fond de sa pensée. À peine arrivé en Belgique, il se forme à l’art de la fugue et autres techniques de composition musicale à l’occidentale et ne tarde pas à se faire un nom parmi les compositeurs contemporains. Cosmopolite, il signe des musiques de film et pour la danse au Vietnam et aux États-Unis, compose pour le théâtre ou des expositions en France et en Belgique. ‘Le Souffle’, son cinquième album prévu pour cette année, ne fera pas exception.

Pour ses compositions personnelles au piano ou à d’autres instruments, il aime à prendre son temps. Ses mélodies s’étirent, égrainant les silences comme des respirations, de celles qui donnent du relief aux morceaux. Un choix assumé: «Je veux offrir aux gens qui m’écoutent la possibilité de se tremper dans la musique et de se laisser envelopper par elle» (1).

Plus que la scène, il aime la solitude du studio d’enregistrement et la compagnie nocturne des sons qu’il découvre, de préférence à une heure du matin. «Heureusement que j’ai des insomnies !» Il laisse bien volontiers à d’autres musiciens plus extravertis le plaisir d’offrir au public des performances virtuoses. «Le studio est un endroit où on essaie de frôler du doigt la perfection, où l’on prend des risques beaucoup plus que quand on se produit sur scène. Glenn Gould trouvait qu’on triche trop pendant les concerts, on choisit toujours les cartes gagnantes, c’est-à-dire les morceaux qu’on maîtrise le mieux, les plus appréciés du public.» Iconoclaste? Non content de préférer l’ombre à la lumière, le musicien avoue s’intéresser relativement peu à la musique des autres. «J’écoute peu de musique alors que je suis très curieux d’autres arts comme le théâtre, la sculpture, la peinture, la danse…» Il réfléchit. S’interroge : «Je n’ai peut-être pas suffisamment confiance en moi. J’hésite à découvrir trop de choses car je suis une éponge, quelqu’un de très influençable qui aurait du mal à résister aux suggestions des autres. En réalité, je crois que je suis un type qui se laisse séduire trop vite.»

Fasciné par l’incertitude

Tien Nguyen avait déjà beaucoup cheminé en tant que musicien quand il a posé ses valises à Tournai il y a 14 ans pour prendre la tête du CLPS du Hainaut occidental. Pour le docteur en sociologie de la santé rompu aux enquêtes statistiques, pur produit de l’université, quitter la communauté des chercheurs pour diriger un CLPS constituait une sacrée aventure. Un saut dans l’inconnu qu’il ne regrette pas, bien au contraire. «À l’époque, d’autres que moi allaient récolter les données que j’exploitais ensuite dans mon bureau, les yeux rivés sur mon ordinateur. Je ne savais pas si le travail de terrain me plairait. Maintenant que je suis confronté aux personnes dans leur milieu de vie pour mettre des projets sur pied, je mesure plus que jamais l’écart entre la théorie et la pratique. La première, si solide et bien pensée soit-elle, ne prédira ni ne reflétera jamais exactement la seconde; simplement parce que les personnes, les comportements, l’environnement sont toujours en mouvement. Un programme, même si on le prépare dans les moindres détails, échappe toujours à la rationalité scientifique. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. La gestion de cette incertitude est fascinante.»

Le CLPS du Hainaut occidental cherche à promouvoir et à dynamiser l’éducation et la promotion de la santé à l’échelon du territoire. La structure compte aujourd’hui une dizaine de collaborateurs d’âges et de profils variés, pour moitié mis à disposition par l’Observatoire de la santé du Hainaut, et qui accompagnent professionnels de la santé, équipes éducatives, associations, animateurs socioculturels, etc. dans le montage de leurs projets. «Moi qui n’aime pas être sur le devant de la scène, j’anime une équipe et tente de faire collaborer tous ses membres !»

À Tournai, Tien Nguyen affirme qu’il ne connaît personne en dehors du travail, qu’il apprécie l’endroit parce qu’il peut en partir souvent, notamment pour mener ses projets musicaux. Se verrait-il vivre ailleurs ? «Non. La Belgique est un choix et on m’y a toujours fait des propositions de travail intéressantes.»

À deux reprises, à la demande du Conservatoire de musique de Saigon, il est retourné au Vietnam. «On m’a demandé de préparer une série de concerts de musique occidentale» , rapporte-t-il. «J’ai fait jouer les musiciens dans la rue pour qu’ils se confrontent en tant que citoyens à cette réalité-là. Le projet a continué après mon passage. C’est ce qui m’a fait le plus plaisir.»

Au Vietnam qui l’a vu naître, il ne se sent plus chez lui. «J’ai un rapport compliqué avec ce pays. Là-bas je suis perçu comme un occidental car je n’ai plus les codes. J’ai notamment oublié l’importance des silences dans les conversations. Pour autant, je suis asiatique par mon corps. Et il suffit que je plaque un accord pour que cette origine-là s’impose.»

Andante

Pour le sociologue comme pour le musicien, la recherche du bon tempo est une préoccupation récurrente. Pas de précipitation, voilà son leitmotiv. «Quand on rencontre pour la première fois des gens qui veulent monter un projet de promotion ou d’éducation de la santé, on commence par observer leurs ‘habitus’ et par les écouter sans rien proposer. C’est une posture difficile à tenir car on nous voit souvent comme des experts, dont on attend des recettes toutes faites.»

Et d’expliquer pourquoi il faut sans cesse nager à contre-courant : «La promotion de la santé s’inscrit dans un contexte si peu favorable ! Notre époque pousse à l’immédiateté, à la vitesse, à l’urgence. La maison brûle, les gens attendent les pompiers et nous voient arriver avec les plans d’une nouvelle demeure. Que la démarche qui consiste à agir à long terme sur les déterminants de santé soit souvent mal comprise n’a rien d’étonnant.»

Tien Nguyen fait partie de ceux qui se réjouissent d’assister et de contribuer à la professionnalisation du secteur de la promotion de la santé. «Il reste beaucoup à faire» , souligne-t-il, «mais nous sommes dans la bonne direction.» Il voudrait notamment user de ses compétences et de sa fonction pour diffuser la culture de l’évaluation et convaincre les acteurs, tous les acteurs, de la nécessité de ce temps-là. En bon scientifique, il argumente : «Il faut bien objectiver et nuancer ce qui n’a pas bien fonctionné dans une séance ou un programme, pour ne pas refaire les mêmes erreurs ailleurs.»

D’ici quelques années, lorsque sonnera l’heure de la pension, Tien Nguyen espère pouvoir continuer à marcher sur ses deux jambes aussi longtemps que possible, et ce malgré une santé physique capricieuse. Comprenez, à composer de la musique et à promouvoir la santé d’une manière ou d’une autre. «La meilleure chose qui pourrait m’arriver serait de conserver en moi cette petite flamme, cette énergie qui me pousse à monter des projets avec les autres. De toutes façons, je m’ennuie sur une plage.»

(1) À écouter en boucle sur http://www.opustien.com, avec des morceaux de vidéo.