Mai 2011 Par Marianne PREVOST Initiatives

Un couple s’avance dans le grand hall de la gare centrale . Elle a la tête enfermée dans des feuilles de journal . Il la guide , hésitant . Un autre couple , trois , dix , cinquante Tous s’arrêtent ici ou là , un peu figés . Je passais par là , je m’arrête , des gens s’arrêtent . Instant suspendu . Soudain un des aveuglés lève les bras , un autre tourne sur lui même . Devant moi une jeune fille « enjournalée » appelle , demande qu’on la délivre . Un passant sourit , un homme détourne les yeux , un enfant s’agrippe à sa mère La fille suffoque , chancelle , là j’y vais , j’arrache les feuilles . Elle me prend dans ses bras .
Un peu plus loin , d’autres aveugles tombent par terre : personne n’a bougé . Et si c’était vrai ?

Osons rêver

Rassurez-vous Madame: c’était une turbulence publique, clôturant le congrès organisé par la Fédération des maisons médicales, ces 18 et 19 mars – veille d’un nouveau printemps. Un congrès pour dire tout simplement que le monde doit changer. Pour de vrai.
Osons rêver: tel était le fil – rouge! – réunissant les 250 participants qui, des Brigittines aux Ateliers des Tanneurs , sont venus croiser leurs questions, leurs pratiques, leurs regards. Un congrès résolument ancré dans une vision politique de la santé, réaffirmant les valeurs qui ont fait naître le mouvement des maisons médicales dans les années 70: solidarité, justice sociale, citoyenneté, respect de l’altérité, autonomie. Des valeurs à soutenir plus que jamais face au « modèle néolibéral qui est en place à l’heure actuelle presque partout au niveau planétaire et dont les conséquences à l’échelle mondiale sont visibles partout : alliance des pouvoirs politiques et économiques , inégalité croissante dans la distribution des richesses avec un transfert de richesses des populations pauvres vers les populations riches ; diminution de l’accessibilité à l’enseignement , aux soins de santé , au logement , mais aussi à l’eau , à la nourriture , au travail …»( 1 ).

Horizons multiples

Pour s’en sortir, il faut se mettre ensemble, créer des liens avec ceux qui, ailleurs, dans d’autres sphères, développent des alternatives. La fédération a ainsi invité des acteurs de la santé bien sûr, mais aussi du social, de la culture, de l’économie.
La petite Belgique, mais aussi la Guinée, le Brésil, la France, l’Espagne, le Canada, la Roumanie. Des acteurs de terrain, des institutionnels, des experts… des médecins, des infirmières, des accueillants, des travailleurs sociaux, des éducateurs, des militants, des chercheurs, des gens.
L’OMS, le Forum Social, des initiatives citoyennes.
Des vieux routiers avec leurs lendemains qui chantent, des jeunes qui cherchent sous les pavés la plage. Sous l’œil attentif de Marco Schetgen , représentant de Laurette Onkelinx , Vice-première ministre et Ministre des Affaires sociales et de la Santé publique.
Plein de petits mondes différents qui se sont reconnus dans un désir de créer un autre Monde. Plus juste, plus équitable, plus humain.
Accueillir la diversité, c’est aussi s’ouvrir à différents langages. Les organisateurs ont proposé plusieurs dispositifs pour que les idées se croisent et rebondissent. À côté des conférences, table ronde, ateliers, un speed meeting: rencontre de quelques participants avec une personne présentant l’action alternative qu’elle mène. Debout autour d’une table de bar, les yeux dans les yeux pendant 10 minutes, et puis au suivant. Groupements d’achats communs, services d’échanges locaux, écoles alternatives, véhicules partagés, habitats groupés, institutions de microcrédit… Quels sont les points communs de ces pratiques, quels en sont les écueils, les leviers, en quoi constituent-elles un choix de société?
Après ça, ou avant je ne sais plus, vision d’un film réalisé à l’occasion du congrès: divers professionnels témoignent de la manière dont ils ancrent leur activité dans un engagement politique. Le vendredi soir, un bar autogéré, histoire de passer à la pratique. Et un spectacle un peu «trash» – diversement accueilli, ça fait des bulles – pour dire tout ça autrement.
Et puis la turbulence finale: s’élancer ensemble dans l’espace public, aller ouvrir quelque chose – on ne sait pas trop quoi mais on y va.

Réduire les inégalités

C’était un leitmotiv du Congrès. Elles ne cessent de s’aggraver: problématique majeure au niveau mondial, souligne Denis Porignon , de l’OMS-Genève (Département des systèmes et des politiques de santé). Pourtant des solutions existent: d’ordre organisationnel et financier, elles nécessitent avant tout un engagement politique. Et c’est possible: le Brésil, Cuba, la Thaïlande, le Chili, le Portugal, réussissent ainsi à améliorer l’état de santé de leur population.
Mais la tendance dominante est tout autre, elle va vers toujours plus de commercialisation et de fragmentation des services et des soins. L’invité plaide contre cette évolution et rappelle que l’enjeu fondamental, c’est d’améliorer les conditions de vie, de lutter contre les inégalités de pouvoir, de moyens financiers, de ressources.
Au Brésil, on parle de «qualité de vie», manière de considérer d’emblée les déterminants de la santé; cela rejoint tout à fait la vision globale qu’en ont les habitants et permet de mettre en place un système de gestion intersectorielle pour agir sur les conditions de vie, dans un cadre où la participation citoyenne prend tout son sens.

Les expériences locales peuvent-elles changer le monde ?

C’est en quelque sorte le pari de ce congrès, et son espoir: attiser les initiatives locales, soutenir l’alliance des acteurs de terrain, faire remonter «vers le haut» les expériences et les revendications, trouver des leviers, nourrir des politiques résolument tournées vers l’intérêt public.
Du bas vers le haut, et réciproquement: divers intervenants, dans l’atelier «territoires», ont expliqué comment ils tentaient de susciter ce type de mouvement. Un constat commun, c’est la difficulté du système belge, avec ses différents niveaux de pouvoirs, ses découpages de compétences, ses différents secteurs souvent repliés sur eux-mêmes. Et un frein majeur envahissant: la pilarisation. Absence de vision systémique à tous les étages. On a beaucoup parlé de co-construction, de concertation, de partenariat, de taches d’huile: «quand quelque chose bouge sur le terrain, les élus locaux sont très vite attentifs».
Soutenir une dialectique, pour éviter les rigidités technocratiques et bureaucratiques tout autant que les particularismes identitaires et corporatistes. Utopie, empowerment, capacitation, réformisme révolutionnaire, socialisme libertaire… Trouver d’autres mots, pour une nouvelle époque, une nouvelle génération.

Démarchandiser ?

Un autre monde, ça veut dire aussi un monde qui ne serait plus dominé par une logique productiviste. Mai 68 alors? Bon, allez, le monde a changé, faut pas rêver! Si on veut développer les protections sociales, il faut quand même bien produire plus!
Mais pas du tout, répond avec ferveur Jean-Marie Harribey , enseignant à l’Université de Bordeaux, et membre du comité scientifique d’Attac-France. Un autre monde est possible en termes économiques: la question fondamentale n’est pas de savoir comment produire toujours plus, mais bien d’opter pour une autre répartition des richesses créées par le travail. L’enjeu fondamental: diminuer la part du profit, dont seule une infime minorité bénéficie, et augmenter la part réservée aux salaires et à la protection sociale.
«Démarchandiser» le monde: développer les services publics, particulièrement les services non marchands, opter pour la démocratie participative, s’écarter du productivisme: c’est la seule manière, pour cet économiste engagé, de fonder un nouveau développement qualitatif, soutenable socialement et écologiquement.

La santé est l’affaire de tous

Les intervenants extérieurs venaient de: L’Autre lieu ‘RAPA’, M.F.B.R.E.R.S., SISD Liège-Huy-Waremme, OMS, Centre Louise Michel, CERES, CPAS de Charleroi, Bruxelles et Namur, Urbagora, Attac, Institut de Médecine Tropicale, Plan Cohésion Sociale Durbuy, Plate-forme santé solidarité, maison Biloba, Asbl Voitures À Plusieurs, États généraux de l’eau à Bruxelles, Barricade, Association Sages femmes, Arbre de vie, Réseau bruxellois des GASAP, CSM Le Méridien, CIRE, site Internet http://www.consoloisirs.be , Mouvement Psychiatrie Démocratique, FQS – Forest Quartier Santé, Groupe Santé Josaphat, SIMILES, Keine Früchte Fancy Fair…

Le modèle «maison médicale »

Pas simple tout ça. D’où la nécessité, pour les acteurs de la santé, de faire des ponts , dans l’ensemble du champ social, avec les porteurs d’alternatives à un système néolibéral qui se mondialise en renforçant les inégalités.
Faire des ponts mais aussi questionner ses propres pratiques, revisiter le modèle alternatif de soins proposé par les maisons médicales en fonction des évolutions actuelles – notamment la crise de la médecine générale, la pénurie de soignants. Les participants ont ainsi pu, dans divers ateliers, travailler des problématiques spécifiques: participation, métiers de la première ligne, interdisciplinarité, modes de financement, intersectorialité mise en œuvre à l’échelle d’un territoire…
Ces questions ont rebondi vers d’autres territoires, lors de la table ronde internationale où différents invités ont présenté leur manière de définir un centre de soins de santé primaires, à la recherche de critères communs traversant les frontières.

Le mot de la fin

Il n’y en a pas, bien sûr: ce congrès n’était qu’une étape printanière dans un long trajet. Le dossier préparatoire traçait déjà différentes pistes(2); gageons que le cahier spécial sur le congrès, à paraître dans le prochain numéro de Santé conjuguée , en ouvrira d’autres. On peut d’ores et déjà entendre plusieurs interventions en podcast sur le site de la fédération http://www.maisonmedicale.org , qui relaiera par ailleurs les différentes avancées démarrées au congrès.
Et cela ne s’arrêtera pas là: le projet de la fédération, c’est de continuer à réfléchir, à mobiliser de multiples acteurs pour «relever la tête, résister, pour un avenir en santé».
Marianne Prévost
(1) Charte des Maisons Médicales, 2006
(2) « Je rêve d’un autre monde », Santé Conjuguée n°54, octobre 2010