Mai 2023 Par Alain CHERBONNIER Outils

Dans ce deuxième article , j’ai voulu donner une place particulière à deux films, le premier parce qu’il se consacre à un sujet peu abordé, le second parce qu’il est mon troisième coup de cœur et une vraie découverte… pas seulement pour moi si j’en juge par les échanges qui ont suivi la projection et auxquels je ferai largement écho.

small movie theater

La première partie de cet article se trouve ici (Education Santé, avril 2023)

Dans Alcool au féminin (52′, France, 2021), Marie-Christine Gambart s’attaque, sinon à un tabou, du moins à un problème minimisé et plus stigmatisé que l’alcoolisme au masculin. Un homme qui boit, à moins d’être un lamentable poivrot, c’est un bon vivant, un joyeux drille, un fêtard. Une femme qui boit trop est d’emblée disqualifiée. En particulier, picoler et avoir un bébé, c’est incompatible. Et « une mamie, ça ne boit pas » dit l’une des cinq femmes auxquelles ce documentaire donne la parole. Elles se sont adressées à Fatma Bouvet, psychiatre, qui a ouvert une consultation d’alcoologie réservée aux femmes.

La réalisatrice a choisi des personnes d’âges et de milieux sociaux très différents. La plupart sont abstinentes depuis plusieurs années, l’une d’elles depuis quelques mois seulement. Et une autre est originaire des USA, ce qui ne manque pas d’intérêt : Stacy pointe l’importance du contexte culturel et juridique. Aux Etats-Unis, on n’est pas censé/e accéder aux boissons alcoolisées avant l’âge de 21 ans. En France, l’alcool est partout, et on le sert dès l’apéritif à midi. Autre facteur, les effets contradictoires de l’émancipation féminine : on va boire « comme les hommes » (le même phénomène a été constaté avec le tabac) ; des milieux professionnels « à risque », comme les médias ou le showbiz, se sont de plus en plus féminisés. Et n’oublions pas les violences sexuelles et/ou conjugales qui, selon la psychiatre, multiplient par 36 le risque d’alcoolodépendance… Fatma Bouvet cite d’autres facteurs de risque, comme le syndrome du nid vide (quand les enfants quittent le foyer). Et les exigences sociales multiples qui pèsent sur les femmes, quand elles se combinent à un perfectionnisme personnel, mènent littéralement à l’épuisement.

Témoignages

L’impact de l’alcoolisme est considérable sur la vie de ces femmes : l’une commence seulement à reprendre contact avec son fils adoptif, une autre ne peut pas encore revoir ses petits-enfants. Stacy dira : « Je passais pour la party girl qui s’amuse beaucoup. En fait, je jouais un rôle. » Elle consommait avec son conjoint : « On passait de bons moments, mais l’alcool ça enlève l’intimité, on n’était pas vraiment ensemble. On se tirait l’un l’autre vers le bas. »

L’alcool peut devenir une obsession : « On ne vit que pour ça. (…) Il y a des moments de lucidité mais on vit avec cette dispute tout le temps, et c’est épuisant. » Sur quoi, sur qui s’appuyer ? Au travail, même si les collègues identifient le problème, il leur est difficile d’en parler. Par ailleurs, elles se heurtent à une dénégation indignée. Une ancienne collègue dira : « C’était un mur, en face ! Le sentiment qu’on a le plus ressenti, c’est l’impuissance. »

Dans la famille, ce peut être la consternation, le rejet, mais aussi le déni : après une soirée de Noël où elle s’est enivrée, cette femme de très bonne famille présente ses excuses pour avoir ruiné la fête. « Mais pas du tout, c’était une excellente soirée ! » lui rétorque-t-on.

La pression sociale est lourde. Stacy : « Les Français n’acceptent pas qu’on refuse un verre. Ils te disent : tu es enceinte ? Tu es malade ? Tu fais un régime ?… » Et le délitement de l’image sociale n’est pas dissuasif : « Quand on est vraiment au fond du trou, on s’en fout de son image. (…) L’image de soi est tellement détériorée qu’elle n’a plus d’importance. (…) On s’en fout si on est à 4 grammes [1], personne n’est là pour le voir ! »

Que faire pour se tirer de là ? « Il faut y aller doucement, ça prend du temps. » Fatma Bouvet insiste sur l’attention à porter au « moment fatidique du rituel », c’est-à-dire le moment, l’occasion, le prétexte quotidien de commencer à boire. Une femme dit qu’il faut oser en parler, avoir l’humilité d’admettre qu’on est malade. Mais les bénéfices de l’abstinence commencent à apparaître : la peau a meilleur aspect, les rangs des « amis » s’éclaircissent au profit des plus solides (« c’est quand on veut arrêter de boire que l’on compte ses vrais amis », a dit un jour Richard Bohringer), on prend soin de soi, on va vers les autres, on retrouve des liens, certaines s’engagent dans des associations d’entraide.

Bouquet final

Le dernier jour des Rencontres Images Mentales à Bruxelles, au début de ce jeudi après-midi, Il pleut des anges (52′, France, 2021) grâce à Caroline Girard et Laure Sirieix. Un vieil homme assis sur une chaise dans un couloir. Sur ses genoux, une serviette dont il extrait un magazine qu’il feuillette sans conviction. On est dans un hôpital. Silence, sinon le bruit de fond de la télé. Un autre vieux monsieur apparaît, il marche en faisant des allers-retours. Le premier se lève. Le second va-t-il s’asseoir ? Non.

Maintenant c’est une vieille dame, dans un autre couloir, qui retrousse les jambes de son pantalon au-dessus du mollet, puis au-dessus du genou. On entend des voix usées, des cris, des appels à l’aide. On est en gériatrie.

Maintenant des duos ou des trios se parlent. On ne comprend pas toujours ce que disent les personnes âgées : l’élocution… Elles regardent et lisent des livres illustrés. À côté d’elles, une femme dans la quarantaine peut-être, Laure. Elle lit, parle, sourit, regarde l’autre. On ne dialogue pas, on fait écho à ce qui est lu, commenté, interprété, inventé par l’autre. Paroles, phrases surréalistes, nonsense, poésie, ironie, accord, refus… Qui je suis ? Où je suis ? Qui est l’autre ? Qui est Monsieur Personne ?…

Avec une dame presque édentée, Laure commence un jeu avec le pied : talon/pointe, talon/pointe, de plus en plus vite. La caméra montre les pieds en action. On va danser ? Danser comme un pied ? On se fait du pied ?

Ah voilà, c’est ça, c’est ce qu’on fait là : on joue, ils, elles jouent. Comme des enfants : avec liberté, inventivité. La liseuse (on ne dit pas lectrice) ne cherche pas à maîtriser la situation, elle joint, elle juxtapose. Elle joue sa partie en improvisant, en partant des paroles, des images et des textes. En contrepoint. En résonance. En contrebalance.

Autre scène. La liseuse et une petite vieille dans un couloir, se tenant la main. Une très petite dame et Laure, déjà élancée, encore grandie par des chaussures genre cothurnes : contraste comique mais pas grotesque. Puis, dans une pièce, échanges verbaux où la vieille dame pose des questions ou des affirmations rationnelles auxquelles Laure se dérobe, s’échappe, part en vrille sur le temps qui passe, le temps qu’on passe, « je passe mes larmes à la rivière, et mes sourires je les passe au ciel ». La petite dame sourit, « ah c’est beau ça, c’est bien dit ».

Making of

Pendant trois ans, une fois par mois, Caroline Girard a placé sa caméra dans cette unité de psychogériatrie. Les patients et patientes présentent une dégénérescence du lobe frontal, une pathologie assez proche de la maladie d’Alzheimer. Ceci est le premier film de Caroline, et c’est non seulement une réussite mais un enchantement – comme on parle de l’enchanteur Merlin – car il nous fait sortir de nos rails. Ou mieux encore, selon les mots d’Antoine Masson, psychanalyste et anthropologue, il nous fait voir ces personnes comme « des poètes exilés sur une île d’infortune »… Caroline renchérit : « On voulait les montrer comme nous on les voyait ».

Grâce à la complicité tissée avec le personnel de l’unité, il n’y avait pas de soignant sur le plateau pendant les tournages : « On prenait soin d’eux. Leur vie a toujours pris le dessus sur le film ! Ils pouvaient partir quand ils voulaient. Et ils ne voyaient pas la caméra, ils ne voyaient que la perche. Ils étaient obnubilés par les livres, les images, ils étaient dans l’ici-et-maintenant. Les médecins étaient épatés qu’on puisse passer autant de temps avec eux sans que ça s’agite. » Et elle poursuit : « On a vécu quelque chose d’assez exceptionnel. On avait renoncé tout de suite à un dialogue anecdotique, sinon il n’y aurait pas eu de film. Les échanges s’inventaient au fur et à mesure, on ne savait pas ce qui allait se passer. »

Des questions dans la salle ?

Quid du droit à l’image ? Caroline : « Les résidents n’auraient pas compris, il a fallu s’adresser à la famille ou, à défaut, au tuteur. Mais il y a des choses que nous nous sommes interdit de montrer, le point de repère étant : est-ce que nous voudrions nous montrer comme ça ? Et nous avons demandé aux soignants de les préparer un peu. Ceci dit, ils ne se reconnaissaient pas à l’image ! »

Et le choix des livres ? Laure : « On a cherché des livres poétiques illustrés, pas spécialement pour la jeunesse. On a tâtonné pendant trois ans, en commençant avec Monsieur Personne, de Joanna Concejo, et Ouf, de Laurence Vielle, pour arriver finalement à Becket et Pessoa… En fait, plus on se rend libre, plus on part avec eux. Se laisser porter, lâcher prise, c’est être à leur hauteur ! »

Comment devient-on liseuse ? « À l’origine, nous sommes deux comédiennes, nous avons appris à décortiquer les textes. C’est comme avec la musique, il ne suffit pas d’aimer ça pour devenir musicienne. Il y a un gros travail d’actrice : il faut mâcher le texte, réveiller les signes sur la page, travailler avec son corps, avec son imaginaire. »

Comment se construit la relation avec ces personnes ? Laure : « J’ai eu une expérience de vie, quinze ans plus tôt, qui m’a aidée. Mais le texte, les mots, c’est une clé, un média, ils aident à se glisser à leurs côtés. » Caroline : « La littérature nous donne toujours une clé d’entrée, il y a quelque chose qu’on peut aller fouiller. »

Antoine Masson : les scènes dans le salon de coiffure et la chapelle étaient-elles comme des parenthèses poétiques ? « Nous avons cherché des espaces, dans l’hôpital, qui pouvaient servir de décors. Dans les autres scènes, la caméra se focalise sur les visages. Pour moi, les scènes dans le salon et la chapelle sont des instants de pur théâtre, avec des gens qui avaient une présence folle. On leur a laissé la bride sur le cou. Même chose pour la scène du début, dans le couloir : c’est En attendant Godot ! »

Pour en savoir plus sur les Rencontres Images Mentales

[1] C’est-à-dire 4 grammes d’alcool par litre de sang. Pour mémoire, en Belgique comme en France, la limite réglementaire est 0,5g/l, soit deux verres de vin. D’où le slogan : « Trois verres, bonjour les dégâts ! »…