A l’encontre de bien des idées reçues, Christian Léonard , l’auteur de cet ouvrage décapant, nous invite à une réflexion citoyenne et critique sur les prétendus bienfaits de la croissance économique et des moyens que les gouvernants mettent en œuvre pour la favoriser. D’une part, afin de modérer les dépenses publiques et de Sécurité sociale, nous assistons à un désengagement progressif de l’État et à une responsabilisation croissante des bénéficiaires de ces biens publics, et d’autre part tout concourt à encourager (parfois de façon irresponsable) notre comportement de consommateur de biens privés.
Ce premier paradoxe se complète d’un second: en fait, cette responsabilisation croissante au niveau des dépenses (para)publiques se révèle un leurre, au fond il n’est pas souhaitable que cette responsabilisation soit (par trop) réussie, car la rentabilité des activités économiques que génèrent ces dépenses pourrait s’en ressentir… La médicalisation des problèmes sociaux en est la preuve.
Ce double paradoxe est abondamment illustré, dans les deux premières parties du livre, à l’aide d’exemples récents de ‘réformes’ menées par divers pays européens. La tendance croissante à la privatisation et à la marchandisation des biens publics se révèle par bien des symptômes: réduction graduelle des recettes (via la diminution des cotisations sociales, la réduction d’impôts), sélectivité des interventions publiques, glissement vers les couvertures privées, etc.
Cette tendance est franchement discutable, pour bien des motifs. Si les contribuables que nous sommes tous peuvent se réjouir à court terme d’une pression (para)fiscale moindre, qu’en sera-t-il à long terme? Ce désengagement de l’État n’est-il pas dommageable, surtout pour les plus faibles? Tous les biens que nous considérons jusqu’ici comme des biens collectifs, seront-ils vraiment mieux délivrés (et à moindre coût) par d’éventuels opérateurs commerciaux?
Quant à la responsabilisation des bénéficiaires des deniers publics, elle se manifeste également par le fait que les ‘mauvais’ comportements sont sanctionnés, les comportements ‘adéquats’ sont récompensés (on parle alors d’activation).
Encourager un comportement socialement et sanitairement correct, satisfaire à un style de vie standardisé et performant, est-ce vraiment la clé du bonheur? En tant qu’assurés sociaux, utilisateurs de biens publics, sommes-nous réellement tenus de ‘mériter’ les interventions dont nous bénéficions? Espère-t-on réellement diminuer ainsi les inégalités sociales bien présentes dans nos sociétés d’abondance?
Finalement, il ressort de tout cela l’impression que tout un chacun se voit réduit à n’être plus qu’un « simple objet fonctionnel de la croissance ». Cette dérive ‘économiste’ (de tendance néo- et/ou ultra- libérale) est vigoureusement dénoncée: si nous sommes bien des êtres libres et responsables de nos actes, nous n’en sommes pas moins également structurés par un ensemble de déterminismes sociaux, culturels, géographiques qui s’imposent à nous, encore et toujours.
L’auteur continue sa réflexion, dans la dernière partie de son ouvrage, en abordant l’influence de la technologie dans le champ médical. Les perspectives ouvertes par les progrès récents en matière de procréation assistée, de clonage, de manipulations génétiques, de diagnostic prénatal, etc, nous imposent une réflexion éthique approfondie.
Vivrons-nous au sein d’une société d’hommes ‘fabriqués’, sur mesure? Tout développement technologique, bien qu’économiquement rentable, est-il éthiquement souhaitable? Pour Christian Léonard, la réponse n’est ni un retour au ‘bon vieux temps’, ni une fuite en avant: « Nous défendons l’idée que le salut de la société telle que nous la connaissons , avec ses structures collectives qui concrétisent les principes fondamentaux de la solidarité , passe par un regain de morale et d’éthique comme frein aux élans dévastateurs des forces du marché . Se réapproprier les valeurs morales ne signifie pas […] étouffer les plaintes individuelles légitimes par des positions obscurantistes . La pluralité de fait de nos sociétés est le meilleur garant que l’on tienne compte des souffrances personnelles mais elle doit être aussi l’assurance que le bien – être collectif ne soit pas que la somme de bien – être individuels ».
Aristote enseignait, dans son traité sur la Politique, que l’homme «est par nature un être destiné à vivre en cité », que cette dernière «existe pour permettre de vivre bien » (I, 2). Enfin, qu’au sein de la cité «il appartient à un bon législateur de considérer comment une cité, une race d’hommes ou toute autre communauté pourra participer à une vie bonne et au bonheur qui lui est accessible» (VII, 2).
Nous avons la chance de vivre au sein d’une cité démocratique, n’hésitons pas alors à agir en tant que citoyens et, à l’instar de Christian Léonard, à interpeller et rappeler à notre législateur qu’«un pari vers plus d’humanité» n’est pas un vain projet.
Hervé Avalosse , Département Recherche & Développement ANMC
Christian LEONARD, Croissance contre santé, Couleur Livres, 2005, 136 pages, 18 euros.