Entourés d’une nuée de spécialistes divers, bardés de droits et de lois, les enfants paradoxalement sont très peu protégés dans notre société. En réalité, les positions codées et bien repérables de «parents» et d’«enfants» («On ne parle pas comme ça à son père!») ont tendance à s’estomper au profit de rapports entre «grands» et «petits».
Plus personne n’étant plus vraiment protégé par son statut, les relations entre les générations (tout comme celles entre les professeurs et les élèves) se transforment plus que jamais en rapports de force et de séduction. Il est difficile de rester à sa place ou de s’en échapper quand aucune place n’est plus clairement assignée. Plus radicalement, il n’est pas rassurant pour les enfants d’avoir pour modèles des adultes fragilisés dont beaucoup s’identifient eux-mêmes à des enfants abusés.
Par ailleurs, la génération «Zapping, PlayStation & Co» a été accoutumée au monde irréel du tout et tout de suite, et au remplissage médiatique immédiat de tout espace laissé libre par les autres activités. Cela n’aide pas à différer ses satisfactions, ni à supporter la frustration. La toute-puissance imaginaire a du mal à se confronter aux limites réelles du monde environnant. La montée du nombre de parents battus est un des indices les plus préoccupants d’une société où le suicide reste la seconde cause de mortalité chez les adolescents.
À cela s’ajoute la tyrannie des marques, conséquence logique de la conquête du marché de l’enfance. L’«enfant-sandwich», comme ses parents, se fait malgré lui le porteur de marques – en général coûteuses – sans lesquelles il se sent un paria («Jamais sans mes Nike!»).
Il s’agit certes d’un coup de génie de la publicité, mais pas vraiment d’une bonne nouvelle pour l’humanité. En réalité, l’enfant est pris en otage par le monde pseudo-convivial et faussement ludique de la publicité qui lui rappelle chaque jour ce dont il ne peut se passer. Ce harcèlement, qui le poursuit jusque dans les murs de l’école, le rend lui-même harceleur à l’égard de parents qui craignent souvent de ne plus être aimés s’ils osent refuser l’objet convoité. La Fête des mères est devenue une opération particulièrement astucieuse et rentable. Ici, au nom des bons sentiments, une pression maximale est faite pour que l’enfant soutire à ses parents le maximum d’argent de poche pour pouvoir offrir à sa mère le magnifique objet électroménager dont elle n’a pas besoin… L’opération «rentrée des classes», de son côté, excelle pour la bonne cause à transformer l’inutile en indispensable.
La totale liberté du marché, la confusion entre «égalité» et «uniformité», entre citoyens et consommateurs, génèrent des rapports de grande violence et pervertissent les valeurs de la démocratie. Le «petit costume de marin» n’incarne plus le rêve de virilité conquérante rêvé par les adultes, et proposé par eux aux petits garçons. Ce sont plutôt aujourd’hui les adultes désorientés qui traînent dans les jeans (de marque) des enfants.
La publicité commerciale, jusque dans l’enceinte des écoles, inonde les enfants. Contrairement à la «publicité des débats, des procédures, des décisions», chère à la démocratie, elle obscurcit le jugement. Son message est biaisé, son matraquage inesquivable. Face à elle, plus on est petit, plus on est démuni. Or, la publicité n’a cure des enfants: elle ne les «cible» qu’en tant que levier du pouvoir d’achat des parents. De parents eux-mêmes démunis et qui craignent, en marquant la limite, de ne plus être aimés. La publicité apparaît ludique mais n’est pas un jeu.
La publicité crée de toutes pièces des besoins ressentis comme vitaux. Les habits «de marque» façonnent une identité par ailleurs défaillante. Leur absence fait perdre la face. Derrière le sourire engageant du «spot», règne en réalité la férocité. Les projections épidémiologiques annoncent une montée spectaculaire de l’obésité des enfants: les sucreries indispensables inondent sans état d’âme le petit écran.
La publicité ne dit pas la vérité. Même quand elle s’avère informative et «exacte», son message est toujours ailleurs. Tissée d’artifices, elle ne dit jamais qu’achetez- moi . Elle ne parle pas à la raison. Bon ou mauvais, le produit ne «marche» qu’à la séduction. La publicité cherche ainsi la faille pour marquer des points. Il n’y a pas à s’en indigner, elle ne fait là que son métier. En connaître les ficelles ne protège en rien de ses effets. Inlassable, son ressort s’apparente à l’hypnose.
Distillée entre fictions, documents, informations, la publicité abrase l’impact des messages. Abstraitement, les téléspectateurs font la différence, mais émotionnellement tout est nivelé. Ainsi, le jugement s’anesthésie-t-il peu à peu? Auschwitz, sans transition, voisine avec l’onctuosité d’un yaourt. Solidarité rime désormais avec variétés. L’émotion se plie à sa mise en scène. L’irréalité règne. L’information s’émousse sur le martèlement des slogans qui font vendre.
Arguer du fait que les enfants apprendraient vite à distinguer les messages publicitaires des autres images est hors de propos. Cela n’enlève rien à l’impact de ces messages. Le sens critique ne déjoue pas l’incantation.
Vouloir supprimer la règle qui interdit la publicité moins de cinq minutes avant et moins de cinq minutes après les émissions pour enfants est proprement irresponsable . Il est indécent de vouloir démanteler un peu plus le service public en déclarant cette mesure improductive, et en proposant que l’argent des publicitaires serve à financer des programmes scolaires d’exorcisme de la publicité (sic). Si la «règle des cinq minutes» était vaine et sa suppression sans effet, on se demande pourquoi les annonceurs payeraient si cher pour ces plages de temps…
En outre, céder plus encore à la manne publicitaire c’est accepter la tyrannie de l’audimat. C’est consentir au nivellement par le bas — apologie de la violence y compris. Côté racolage, combien de journaux télévisés de la RTBF ne s’ouvrent-ils déjà sur une page digne du Sun ou du Daily Mirror ? Sans compter la pollution naissante du 3e programme radio.
Monnayer les jeunes téléspectateurs les aide peu à devenir citoyens. Asservir le service public sous prétexte de le sauver financièrement, c’est non seulement manquer d’imagination, c’est se moquer de la démocratie.
Francis Martens (1)
Ce texte est issu du colloque « Les enfants : cibles et instruments de consommation ? », que l’Institut Emile Vandervelde a organisé au Parlement de la Communauté française le 13 mai 2005. L’Institut Emile Vandervelde est le centre d’études du Parti socialiste, bd de l’Empereur 13, 1000 Bruxelles.
(1) Psychologue, anthropologue. Formateur 3e cycle en psychothérapie avec les enfants. Président de l’Association des Psychologues Praticiens d’Orientation Psychanalytique (APPPsy) et du Conseil d’Éthique de l’Association des Services de Psychiatrie et de Santé Mentale de l’UCL (APSY-UCL).