Elle y croit dur comme fer, Julie Poissant, intervenante du module «Réduire les inégalités sociales de santé: comprendre pour mieux intervenir» lors de la 12e Université d’été francophone en santé publique de Besançon: c’est en agissant dès le plus jeune âge qu’on pose les bases d’un parcours de vie en santé. À condition de promouvoir autant la prévention universelle que les interventions ciblées. Vous avez dit ‘universalisme proportionné’?Dans notre champ professionnel comme dans d’autres, il y a des expressions qui tout d’un coup font florès. L’universalisme proportionné est de celles-là. Il faut dire que son caractère abscons présente au moins deux avantages: ceux qui l’utilisent se sentent appartenir à une élite intellectuelle supérieurement informée et ceux qui la découvrent peuvent légitimement se moquer de sa tournure alambiquée… Et cependant, au-delà de ce premier abord peu sympathique, que de trésors dans cette expression pour la santé publique! Surtout lorsqu’on se préoccupe des inégalités sociales et de santé…Il est des constats qui font mal, mais qu’il faut avoir le courage de regarder en face. Selon un récent rapport de l’Unicef sur «les privations et la pauvreté relative des enfants dans l’ensemble des pays les plus riches», on observe dans tous ces pays une aggravation de la situation depuis la survenue de la grande crise économique de 2008. En France, par exemple, trois millions d’enfants vivent sous le seuil de pauvreté (soit un sur cinq) dont 440 000 ont basculé dans cette catégorie depuis l’entrée en récession de la France.Sur le plan de la santé publique, cela veut dire notamment qu’une proportion grandissante d’enfants naissent et passent les premières années de leur vie dans des environnements où ils sont confrontés à un stress ayant un impact terrible sur leur développement. Ce stress est généré par l’extrême pauvreté et ses conséquences, la sous-stimulation, la souffrance psychique ou les contextes de violence, d’abus, de négligence… Or, pendant la gestation et au cours des deux premières années de la vie, le cerveau subit un intense processus de maturation qui le rend très vulnérable aux influences, positives ou négatives, des environnements.La période qui va de la conception jusqu’à l’âge de huit ans est fondamentale en termes de construction de toutes les aptitudes de vie et des bases d’une vie en santé. Les conditions de vie défavorables imposées aux enfants par l’extrême pauvreté mettent en péril ces processus de maturation et de construction, et relèvent d’une immense injustice: à ces âges précoces, en effet, les enfants dépendent entièrement ou très majoritairement de leur environnement; il ne saurait être question de choix individuel. Les mesures à prendre pour restituer à ces enfants une partie des chances perdues par les seules conditions de leur naissance se trouvent donc exclusivement dans le champ social et politique.
À chacun selon ses besoins
L’universalisme proportionné, fondé sur le principe «à chacun selon ses besoins», vise d’abord à répondre à cet enjeu-là. Dans le cadre de la contrainte de plus en plus forte imposée aux financements publics, il est impératif que les populations en situation d’extrême pauvreté, dont la santé est la plus menacée, bénéficient d’un apport maximal de ressources et de services. Il est également essentiel de travailler sur les obstacles qui empêchent ces populations de recourir aux services auxquels elles ont théoriquement accès: absence de moyen de transport, horaires inadaptés, mais aussi problème de langue ou peur d’être mal jugé. Ces obstacles peuvent faire que ceux qui ont le plus besoin des services sont en réalité ceux qui y ont le moins accès… Un paradoxe insupportable pour les familles, mais aussi pour les intervenants.Cependant, agir uniquement au bénéfice de ces publics en très grande difficulté ne permet pas de réduire les inégalités de santé qui se répartissent dans toute la population selon un gradient social: «Ceux qui sont au sommet de la pyramide sociale jouissent d’une meilleure santé que ceux qui sont directement en-dessous d’eux, qui eux-mêmes sont en meilleure santé que ceux qui sont juste en-dessous et ainsi de suite jusqu’aux plus bas échelons» (Rapport Black).L’existence de ce gradient fait que les interventions uniquement destinées aux populations très démunies laissent de côté un grand nombre d’enfants appartenant aux classes moyennes et supérieures, qui ont également besoin d’être accompagnés et soutenus. Les interventions les plus pertinentes en termes de réduction des inégalités sociales de santé sont universelles, c’est-à-dire qu’elles touchent l’ensemble de la population, mais avec une intensité proportionnelle au niveau de défaveur sociale. C’est ça, l’universalisme proportionné.
Moduler l’intensité des interventions
Le principe de proportionnalité renvoie les intervenants à une notion complexe, qui est celle de l’adaptation des interventions à chaque catégorie de la population en fonction de son niveau de besoin. Une approche ‘sur mesure’ qui paraît bien souvent irréalisable! Et pourtant, il existe des programmes de santé publique qui s’y essayent avec un certain succès, comme le Triple P (Programme de Parentalité Positive). Ce programme propose un même type d’intervention pour l’ensemble de la population, mais avec cinq niveaux d’intensité différents permettant d’ajuster le soutien au plus près des besoins des parents: le niveau de base est appliqué d’emblée, puis éventuellement adapté aux besoins réels.Moduler l’intensité d’une intervention n’est pas le seul moyen pour appliquer le principe d’universalisme proportionné. Il ne s’agit pas d’envoyer dix fois plus de brochures ‘Au moins cinq fruits et légumes par jour sans effort’ aux familles défavorisées! Il s’agit aussi et surtout d’adapter la modalité d’intervention en mettant en œuvre des actions différenciées et appropriées sur les déterminants de la santé: veiller à l’accessibilité des transports publics, par exemple, ou mettre en place des actions de santé communautaire.Le principe d’universalisme proportionné nous invite donc à intégrer deux nouvelles conceptions:
- agir dès la petite enfance est absolument crucial. Cela ne veut pas dire que le destin de chacun se trouve scellé dès ses premières années de vie, ou qu’il ne faut pas intervenir auprès d’autres populations. Mais chaque personne s’inscrit dans un parcours de vie et de santé qui trouve ses racines dans l’enfance. C’est donc bien à cette période de la vie que nos actions, politiques et programmes de prévention doivent donner la priorité;
- une action qui améliorerait la situation d’une catégorie de la population mais accroîtrait les inégalités de santé au sein de la population générale serait un échec sur le plan de la santé publique. Notre responsabilité est donc d’adapter nos interventions aux besoins spécifiques de chaque sous-groupe de population, mais aussi d’offrir à l’ensemble de la population des programmes de prévention universels de qualité.
Tout cela sans perdre de vue la continuité et la cohérence d’une politique de santé publique qui, en articulant tous ces niveaux d’intervention, donnera du sens à nos actions, autant pour la population que pour nous-mêmes.Texte publié initialement dans le n° 4 du Temps de l’Université d’été de Besançon, 2 juillet 2015, et reproduit avec l’aimable autorisation de Christine Ferron et Julie Poissant.
Julie Poissant est experte conseil à l’Institut national de santé publique de Québec.