Il n’y a pas d’expert au sens de quelqu’un qui saurait le ‘ bien ‘ de l’autre (…)
C’est dans la reconnaissance du sujet comme ‘ auteur ‘ de sa vie qu’une action de santé publique peut être construite (…) On attend de l’expert qu’il aide les sujets à échapper à la sidération du poids de l’histoire, de la place sociale , de la culture pour s’ouvrir au débat et à la construction des conditions du vivre ensemble , écrivent Philippe Lecorps et Jean Bernard Paturet.
C’est le ‘ sujet ‘, objet et sujet de savoir que le livre convoque et mobilise, et c’est aussi à cause de cette mobilisation du sens qu’il peut être considéré comme un livre engagé, comme une invitation à la ‘ récalcitrance ‘ définie comme condition de la démocratie; il nous engage à lutter contre le ‘ rapt des experts ‘ en rappelant que le savoir de l’expert se présente comme un savoir ‘ indiscutable ‘, c’est-à-dire en somme, un savoir confisqué.
Or, il m’apparaît que ce ‘ sujet ‘, parce que à la fois sujet et objet de savoir, présente, dans la multiplicité des définitions proposées, quelques contradictions. Je vais donc essayer, en quelques lignes, de vous les présenter, avec leurs ressources et les difficultés auxquelles ils engagent.
Coexistent dans cette mobilisation trois ‘ sujets majeurs ‘. Le premier, le sujet de la ‘ récalcitrance ‘, nous invite, dans une perspective aux accents foucaldiens, à réfléchir ensemble aux mécanismes de pouvoir à l’œuvre dans les techniques de prévention, c’est-à-dire des techniques de ‘ conduite des conduites ‘.
Ensuite, émerge le sujet freudien: c’est un sujet plus pessimiste, qui s’arrache aux désirs et aux pulsions; mais c’est un sujet qui en même temps, parce qu’il est toujours opaque, résiste à la volonté de maîtrise et de transparence des techniques de sciences humaines. Ce sujet cependant, de par son opacité, pose le problème du sujet ‘ face à l’expert ‘: qui, sinon le discours savant de la psychanalyse – ou de la technique qui lui est corollaire – définira l’identité de ce sujet ? En échappant, grâce à son opacité, à la volonté de maîtrise des techniques des conduites, n’est-il pas dans le geste même qui en produit la définition, en train de se soumettre à un autre expert ?
Le troisième sujet qui parcourt le livre apparaît, comme les deux premiers, comme un sujet qui s’efforce de résister. Mais au contraire du premier et du second, il ne le fait pas dans le régime de la déconstruction, (des pouvoirs ou de la psyché), mais dans celui de l’engagement, et plus encore dans celui de l’engagement politique et collectif; c’est le sujet qui ne s’en laisse pas compter.
Ce sujet pose la question essentielle: comment construire avec la population les problématiques et les solutions aux problèmes de santé publique ? Quel sera le bon sujet, patient, usager, citoyen, client ? Le politique recherche comme interlocuteur, l’usager vertueux , hors des lobbies associatif , syndical ou politique , compétent , intéressé / désintéressé qui participe aux débats et fait des propositions . Comment, demandent – à juste titre – les auteurs, comment cette personne sans qualité, va-t-elle tenir face à l’expert ? Elle ne le peut pas. Car le politique soumet comme condition au débat ce qui justement le rend impossible: le fait que les sujets ne s’inscrivent pas dans des collectifs proprement politiques. Les exemples du livre, et notamment la mobilisation des homosexuels lors de l’émergence du sida, montrent que non seulement les auteurs refusent explicitement cette exigence du politique, mais qu’en outre, ils situent les conditions les meilleures pour ce débat, pour résister à la confiscation de l’expertise, dans cette transformation possible des usagers.
Vinciane Despret , docteur en philosophie de l’ULg