Si la Charte d’Ottawa est le produit d’une génération, quelle valeur a-t-elle, vingt-cinq ans après sa publication, pour la génération suivante ? Aux yeux des étudiants de santé publique ou communautaire, de promotion de la santé ou d’éducation pour la santé, ce document est-il plutôt un livre de chevet… ou un écrit à classer aux archives?
Pour évaluer la valeur qu’a la Charte pour les plus jeunes, qui sont aussi les prochains professionnels du domaine, la section des Amériques du Réseau francophone international pour la promotion de la santé (Réfips) a mené un sondage auprès de 151 étudiants d’universités de la francophonie. En répondant à un questionnaire en ligne, ces étudiants ont dévoilé l’utilité que pouvait avoir la Charte d’Ottawa pour leur future pratique en promotion de la santé. Bien que l’on ne puisse leur attribuer toute la rigueur d’une véritable recherche scientifique, les résultats de cette étude apportent quelques éclairages intéressants à ceux qui ont à cœur la diffusion de ce document de référence.
Outre la connaissance de la Charte d’Ottawa, le sondage avait pour but d’explorer les points de vue des répondants sur les aspects suivants: l’actualité des valeurs et principes énoncés, les conditions préalables à la santé et l’adéquation des stratégies proposées par la Charte aux enjeux actuels de santé. Il visait également à recueillir des suggestions pour l’amélioration de son contenu.
Une originalité de ce sondage qui a circulé à travers les sections régionales du Réfips du 1er avril au 1er décembre 2011 réside dans le fait qu’il a exploré les points de vue d’étudiants francophones du monde entier. Retenons cependant que la grande majorité des répondants (68%) est issue d’Afrique sub-saharienne tandis que les régions francophones d’Amérique (17%), d’Europe (9%) et d’Afrique du Nord (5%) se partagent le reste des réponses. Le Moyen-Orient et l’Océan Indien sont sous-représentés (1% chacun). Concernant le profil des répondants, il est également intéressant de noter que la plus grande partie d’entre eux (près de 70%) ont plus de 30 ans, et ce malgré que le sondage s’adressait prioritairement à des étudiants.
Une «référence» très peu connue
Le sondage s’est d’abord intéressé à la connaissance de la fameuse Charte d’Ottawa, ainsi qu’à celle de sa «petite soeur» de Bangkok. 60% des répondants des Amériques ont indiqué très bien ou assez bien connaître la première, ainsi que 77% des répondants européens. Fait étonnant : du côté africain, la majorité des répondants déclarent ne pas connaître la Charte d’Ottawa; 55% des répondants d’Afrique sub-saharienne indiquent ainsi ne pas connaître la Charte du tout, tandis que 19,5% d’entre eux déclarent la connaître un peu. En Afrique du Nord, ils sont 28% à ne pas la connaître du tout et 43% à la connaître un peu.
La Charte de Bangkok, diffusée en 2005 dans le cadre de la Sixième conférence internationale pour la promotion de la santé est réputée pour s’intéresser notamment aux effets de la mondialisation sur la santé, aux inégalités croissantes, à l’urbanisation rapide et à la dégradation de l’environnement. Le sondage a montré que ce deuxième document était plus obscur encore que le premier: alors qu’aucun des répondants d’Afrique du Nord ne déclare la connaître davantage qu’un peu, ils sont 90% en Afrique sub-saharienne, 84,5% en Europe et 68% en Amérique à indiquer qu’ils ne la connaissent pas du tout ou qu’ils la connaissent seulement un peu.
Une belle adhésion aux objectifs
Vu ces tristes résultats, il est intéressant de noter que les questions très explicites du sondage permettaient de solliciter l’avis des répondants même lorsque ceux-ci n’avaient pas une connaissance approfondie de la Charte d’Ottawa. Par exemple : «La Charte d’Ottawa propose d’agir en vue de la Santé pour tous en l’an 2000 et au-delà et définit la promotion de la santé comme un processus qui confère aux populations les moyens d’assurer un plus grand contrôle sur leur propre santé et d’améliorer celle-ci. Cet objectif fondamental inspire-t-il votre vision de la pratique actuelle ?». À cette question portant sur les objectifs de la Charte et de la promotion de la santé, près de 7 répondants sur 10, toutes origines confondues, ont répondu positivement ( «énormément» pour 53,7% et «passablement» pour 15,2% d’entre eux).
Des valeurs actuelles et des défis pour demain
Les étudiants ont ensuite été interrogés sur l’actualité des valeurs et principes qui servent de piliers à la promotion de la santé : l’équité et la justice sociale, la démocratie et la participation sociale, les droits de l’homme, le respect de la diversité et de la dignité, le développement des habiletés et le renforcement des capacités, une définition holistique de la santé et la reconnaissance de l’influence des environnements sur celle-ci et enfin la collaboration intersectorielle.
Les trois quarts d’entre eux, dans de plus fortes proportions en Europe et en Amérique, indiquent qu’ils considèrent encore ces valeurs comme actuelles. Notons par ailleurs que, si on observe les résultats selon les âges des répondants, les plus de 30 ans répondent plus affirmativement à cette question que les moins de 30 ans qui semblent plus hésitants. Ceux qui ont répondu ne pas être d’accord ou plus ou moins d’accord avec ce point de vue semblent avoir saisi «valeurs actuelles» dans le sens de «valeurs appliquées» puisqu’ils avancent que bon nombre de ces valeurs ne sont pas respectées, en Afrique essentiellement.
Un répondant d’Afrique sub-saharienne décrit que «Dans la société actuelle, certaines valeurs ne sont plus d’actualité. C’est peut-être dû à la mondialisation, aux crises économiques qui sévissent dans plusieurs États. Il suffit de regarder en Afrique pour voir comment les droits de l’Homme sont bafoués, il n’y a pas de démocratie et par conséquent de paix. Il y a un problème crucial de logement, et ceci peut être visible dans certains pays développés. Les inégalités de santé continuent de s’agrandir et créent des fossés entre les pays, entre les individus au sein d’un même pays (…)».
Les répondants du sondage estiment en grande majorité, soit 9 sur 10, que les principes et valeurs de la Charte d’Ottawa resteront valables au cours des dix prochaines années. Pourquoi ? Parce qu’ils concourent à un monde meilleur, parce qu’ils sont à la base d’un développement des communautés et du développement durable, parce qu’ils englobent tous les aspects de la santé publique, parce qu’ils sont intemporels ou encore simplement «parce qu’on n’a pas atteint l’objectif en 2000 et les mêmes besoins sont là, avec les mêmes aspirations».
En fait, il semble que pour beaucoup, les principes et valeurs énoncés dans la Charte d’Ottawa soient vus comme «le minimum» non encore atteint et resteront d’actualité tant qu’ils ne seront pas enfin réalisés partout à travers le monde. Les 10% qui estiment que ces valeurs et principes ne seront plus valables dans les dix prochaines années le justifient par les changements sociaux, la diversité culturelle, l’évolution des valeurs ou encore les nouveaux problèmes de santé et nouveaux besoins des populations.
Ce qui manque…
S’ils avaient le pouvoir d’ajouter des principes et valeurs à la Charte, trois étudiants sur dix en profiteraient. Ils mentionneraient la stabilité politique et la sécurité, l’auto-détermination des pays africains, la liberté, le respect de la vie, la solidarité, le respect de l’environnement, une économie plus sociale, les échanges entre le Nord et le Sud ou encore… l’amour.
Certains nomment la préservation des coutumes et la flexibilité vis-à-vis des différentes cultures. D’autres citent des conditions liées à la qualité du système de santé : les infrastructures, la formation du personnel, un accès égalitaire aux soins. Évoquant des besoins concrets, un des répondants demande de développer l’information sur la santé et l’environnement et un autre suggère que soit créé un «bureau de contrôle» pour s’assurer de la mise en œuvre de tous ces principes. Finalement, un répondant européen propose de nuancer le principe de collaboration intersectorielle: «Dans de nombreuses actions de promotion de la santé ou d’éducation pour la santé, on prône la participation de tous, y compris de l’industrie. Or elle n’a pas sa place dans de tels projets. En effet, les conflits d’intérêt sont une situation réelle (…)».
À propos des sept conditions préalables
À la question portant sur la validité des conditions et ressources préalables à l’amélioration du niveau de santé – la paix, un abri, l’instruction, de la nourriture, un revenu, un écosystème stable et des ressources viables -, les répondants ont apporté le même genre de réponse qu’à propos des valeurs en principes : ces conditions sont toujours actuelles selon 77% d’entre eux, tandis que ceux qui ne les jugent pas actuelles, ou plus ou moins actuelles, expliquent surtout qu’elles ne sont pas respectées, voire irréalisables d’après eux. Certains pointent néanmoins des conditions manquantes telles que l’équité et la justice sociale, la démocratie, la bonne gouvernance, le respect des communautés, la volonté politique, la sécurité, l’accès à l’eau et l’accès aux soins.
Cinq stratégies… insuffisantes?
La Charte d’Ottawa propose cinq stratégies d’action : établir des politiques publiques saines, renforcer l’action communautaire, développer les aptitudes personnelles, créer des milieux favorables à la santé et réorienter les services de santé. Interrogés sur l’efficacité de ces stratégies pour faire face aux enjeux de santé, les répondants sont à nouveau sept sur dix à indiquer leur approbation.
Les 29% restants estiment quant à eux que ces stratégies sont insuffisantes. Ils s’expliquent en indiquant que de nouveaux défis impliquent de nouvelles stratégies et recommandent d’ajouter certaines stratégies telles que le contrôle citoyen des politiques publiques, une stratégie de pérennisation et d’appropriation par les communautés, la promotion du respect du genre et l’autonomisation des femmes, la création d’emplois, la lutte contre la pauvreté, le développement de la recherche, le renforcement de la solidarité, la lutte contre une économie mondialisée, l’amélioration de la formation aux soins et de la qualité des interventions, les partenariats internationaux. Un répondant du Nord partage que «la charte d’Ottawa ne peut être appliquée dans tous les pays. Il faudrait développer de nouvelles stratégies pour les pays du Sud (…), promouvoir une politique de discrimination positive à l’égard des opprimés, des gens de couleur, des minorités visibles et autres» . Certains soulèvent aussi le problème du financement de ces stratégies.
Suggestions
On remarque que la question de l’opérationnalisation des stratégies préoccupe les répondants qui proposent des solutions pour en améliorer la mise en œuvre – solutions dont certaines sont déjà partiellement appliquées : «une mise en compétition ou des émulations quant au niveau d’atteinte des objectifs», «une plus forte implication de l’Organisation mondiale de la santé pour la mise en œuvre des pratiques», «une nouvelle stratégie de financement des programmes de santé et d’autres secteurs», «des stratégies de suivi et d’évaluation par pays», «des démonstrations des effets de la promotion de la santé», «enlever la promotion de la santé du ministère de la santé et la placer au cœur de la santé publique pour être l’axe organisateur (…) de toutes les autres politiques».
25 ans d’histoire : les retombées de la Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé dans divers pays francophones
Ce texte de Pascale Dupuis et Awa Seck est extrait d’une publication spéciale intitulée ’25 ans d’histoire: les retombées de la Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé dans divers pays francophones’, dans laquelle le Réseau francophone international pour la promotion de la santé souligne le 25e anniversaire de ce texte fondateur. Ce recueil nous offre une réflexion d’ensemble à propos de l’évolution de l’influence de la Charte d’Ottawa sur la pratique de santé publique, de son adoption en 1986 à aujourd’hui. Quels sont les tenants et les aboutissants ? Quels sont les enjeux futurs ? Cette publication est destinée à toute personne intéressée par l’échange d’expertise professionnelle en promotion de la santé.
Sommaire
Éditorial, par Lisandra Lannes
La Charte d’Ottawa aux yeux de la nouvelle génération: référence ou archive?, par Pascale Dupuis et Awa Seck
L’adaptation et la pertinence de la Charte d’Ottawa aujourd’hui selon les étudiants du Québec, par Anne-Marie Turcotte-Tremblay, Marilyn Fortin et Valéry Ridde
La Charte d’Ottawa et le Liban: un appel à «prioriser» la santé, par Lara Abou Jaoudé
Le point de vue de cinq grands acteurs de la promotion de la santé du Nord au Sud de la Francophonie, par Lisandra Lannes
La Charte d’Ottawa: une charte pour les indignés?, par Michel O’Neill
Promotion de la santé en Belgique: un point de vue sur l’influence de la Charte d’Ottawa au niveau local, par Philippe Mouyart
La Charte d’Ottawa vue de Belgique: à la lumière d’une évaluation du dispositif de promotion de la santé, par Luc Berghmans
Penser et agir localement dans une perspective globale ou de la promotion de la santé et des chemins qui y mènent: l’exemple d’École 21, par Philippe Lorenzo
Projet en gestion du stress chez l’enfant: maillage santé et éducation, par Renée Guimond-Plourde
L’intégration de la santé dans toutes les politiques dans la gouvernance pour la santé: une pratique issue de l’axe des politiques publiques favorables de la Charte d’Ottawa, par Judith Lapierre, Assumpta Ndengeyingoma et Jacques Boucher
Conclusion, par Lisandra Lannes et Hachimi Sanni Yaya
Annexe – Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé
Il est possible de télécharger et de commander ce document d’une centaine de pages sur le site du Réfips: http://www.refips.org/publications.php
Un monde idéal
En conclusion de l’analyse de ce sondage, on relève une mauvaise connaissance de la Charte, d’où émergent des difficultés pour son essor. Néanmoins, même sans la connaître ou en la connaissant peu, la majorité des répondants semblent familiers et en accord avec son contenu, ses principes, les conditions identifiées comme préalables à la santé et les stratégies proposées. Pour la plus grande partie des étudiants qui ont pris le temps de nous éclairer sur leur vision de la promotion de la santé, la Charte d’Ottawa «décrit la promotion de la santé dans un monde idéal et non pas dans le monde dans lequel on vit» , comme l’ont analysé Desjardins (2008) et Perrault et Foster (2009). Ils révèlent qu’il reste beaucoup de travail préalable pour atteindre les seuils minimaux qui garantiront la santé pour tous, spécialement mais pas exclusivement dans les contextes africains.
Si la plupart des répondants partagent les valeurs et principes et adhèrent aux stratégies proposées par la Charte, tout en ayant un oeil critique sur leur applicabilité actuelle et en fournissant de nombreuses suggestions d’amélioration, c’est qu’il reste de beaux espoirs de survie à la promotion de la santé. Dans les lieux d’enseignement de la santé publique ou de la promotion de la santé, il faut maintenant investir dans la diffusion et la vulgarisation du document et surtout de son contenu, dans la promotion de son utilisation et dans son adaptation aux contextes, ainsi que dans la recherche nécessaire à son développement.
Références
Desjardins J.P, Une «relecture» de la Charte d’Ottawa , dans: Promotion & Education, 2008, 15 (8, supp. 1), pp 8-13.
Perreault K. & Forster M., La Charte d’Ottawa: sommes-nous encore loin de la réalité postulée? , dans: Reviews of Health Promotion and Education Online: http://rhpeo.net/reviews/2007/5/index.htm .
Seck, A. (2011). Parole à la relève: Des étudiants francophones parlent de l’utilité de la Charte d’Ottawa dans leur pratique future en promotion de la santé . Symposium du Réfips sur 25 années d’histoire: des retombées concrètes de la Charte d’Ottawa dans différents pays francophones, 4e colloque international des programmes locaux et régionaux de santé, Ottawa, 27 au 30 juin 2011.