Les campagnes de sensibilisation et d’éducation pour la santé touchant les enfants sont légion, aussi bien dans les médias que chez les professionnels, voire à l’école. Mais tous les enfants ne sont pas logés à la même enseigne, selon leur appartenance socio-économique. Ces campagnes ont-elles dès lors le même impact sur tous les enfants?
L’importance d’une éducation pour la santé n’est plus à démontrer, et ce dès la plus tendre enfance. Néanmoins, certains facteurs viendront influencer la capacité à intégrer les informations données ou à les mettre en pratique. « En termes d’inégalités de santé entre les classes sociales , chez les jeunes et les enfants , il y a trois indicateurs importants qui vont être déterminants : la profession des parents , leur niveau d’éducation et leur niveau de revenus », explique Perrine Humblet , de l’Ecole de Santé publique de l’ULB.
Dans la population plus pauvre du pays, le niveau d’éducation des parents est généralement modeste, de même que leur profession, ainsi que leurs revenus… « En 10 ans , entre 1990 et 2000 , la proportion d’enfants vivant dans la pauvreté a quasiment doublé , passant de 3 . 8 % à 7 . 7 %, en valeur relative . Ces chiffres sont ceux de l’Unicef qui prend en considération les enfants qui vivent dans des ménages recevant 50 % du revenu médian ajusté , en fonction de la composition de famille , des allocations sociales , etc . Ce chiffre n’est pas le plus mauvais d’Europe , loin de là . Notre pays est même connu pour son bon classement . Ce qui signifie que notre système social fonctionne bien , que les allocations sont de bons régulateurs de la pauvreté en Belgique . Mais ce qui inquiète , c’est l’augmentation .»
Dès lors, dans ces publics socio-économiquement et intellectuellement précarisés, quelle prévention possible? C’est une question qu’elle s’est posé, notamment, dans une étude qu’elle a publiée en 2000, sur base des résultats de l’Enquête belge de santé de 1997. Elle a dès le départ constaté que les différences se marquent dès avant la naissance des enfants. « Des chiffres publiés par l’Institut de santé publique montrent l’impact du statut social sur différents problèmes . Dès la grossesse , les différences se marquent . Ainsi , le tabagisme pendant la grossesse , est jusqu’à 4 fois supérieur chez les femmes au diplôme primaire ou secondaire inférieur , par rapport à celles qui ont suivi des études supérieures .
Ce lien est également retrouvé si on examine ces femmes sur le plan socio – professionnel . Un tabagisme d’ailleurs deux fois plus élevé en Wallonie qu’en Flandre , ainsi que chez les femmes vivant seules , qui sont près de 4 fois et demi plus nombreuses à fumer durant leur grossesse que les femmes en couple . Mais ce lien n’est pas lié au revenu du ménage .»
Ces chiffres pourraient être mis en relation avec le suivi de la grossesse plus tardif dans certaines catégories de population, comme les femmes de nationalité étrangère ou les femmes isolées. Mais ici, c’est davantage l’activité de la mère qui prédomine: les inactives (femmes au foyer) ayant eu un suivi prénatal inadéquat étaient de 45%, contre 31% des femmes actives et 29% des chômeuses.
A la naissance, d’autres différences sont mises en évidence. « Le faible poids du bébé est 1 . 5 fois plus fréquent chez les ouvriers et 1 . 6 fois chez les personnes sans profession que chez les employés ou les indépendants . Néanmoins , la différence est davantage marquée en fonction de la structure familiale : les familles monoparentales et complexes sont davantage touchées . La mortalité infantile est aussi significativement plus élevée : elle est de 60 % supérieure chez les ouvriers et de 70 % chez les sans – emploi par rapport aux employés .» Une autre différence qui se marque en fonction du niveau socioprofessionnel est celle de l’allaitement. « L’allaitement à la naissance suit une courbe en U . Ainsi , on voit que ce sont les femmes aux revenus les moins importants et les plus importants qui allaitent le plus . Les classes intermédiaires allaitant moins .» Cette courbe en U se remarque également si l’on tient compte du niveau d’étude de la mère et de la catégorie socioprofessionnelle la plus élevée du ménage. Si l’on prend ensuite les bébés allaités à trois mois, on constate que les différences sociales se creusent. « 45 % des femmes cadre supérieur allaitent à trois mois pour une moyenne observée de 35 % dans l’échantillon , et c’est également le cas de 47 % des femmes ayant un niveau d’étude supérieur .»
Niveau socioprofessionnel prépondérant
Pour certains problèmes de santé ou comportements en termes de prévention, on constate que ce ne sont pas nécessairement les moyens financiers qui sont les facteurs les plus importants. « En ce qui concerne l’asthme , sur base de l’Enquête de santé de 1997 , on constate que son apparition chez des enfants de 3 à 14 ans est , par rapport aux cadres , 2 fois plus fréquente chez les employés , de 2 , 85 fois chez les ouvriers qualifiés et 3 , 14 fois chez les ouvriers non qualifiés .» Etrangement, ces associations ne sont pas mises en évidence pour ce qui est des revenus comme c’est le cas pour le statut socio-professionnel des parents. « Plusieurs déterminants sociaux ont une influence sur les inégalités sociales de santé : à côté du revenu , de l’emploi ou du niveau d’éducation , on retrouve également le logement , l’environnement et leurs effets sur les styles de vie », poursuit Perrine Humblet.
«De même, on a constaté que l’éducation à l’alimentation est surtout liée à la classe socioprofessionnelle des parents: la consommation quotidienne de produits laitiers se retrouve chez 93.6% des enfants de cadres supérieures contre 83.5% des enfants d’ouvriers non qualifiés. Pour le petit déjeuner, 78.9% des enfants d’ouvriers non qualifiés le consomment quotidiennement pour 91.9% chez les cadres supérieurs. Par contre, le fait d’avoir un médecin généraliste attitré, qui reflète la proximité et la continuité vraisemblable de la prise en charge familiale, est davantage lié au revenu: on voit que les enfants de familles classées comme pauvres ou précaires disposent significativement moins souvent d’un médecin attitré que les autres enfants, soit 8 sur 10 par rapport à 9 sur 10 chez les non précaires. Le recours aux spécialistes est pour sa part clairement associé aux classes socio-professionnelles plus élevées et aux revenus plus importants: l’utilisation de soins spécialisés est deux fois moins fréquente dans les familles classées comme pauvres ou précaires par nos indicateurs.»
Un autre domaine est le suivi de la vaccination. « Les adolescents ( 14 à 18 ans ) de classe sociale basse semblent être vaccinés dans une moindre mesure contre la polio , le tétanos et la rougeole . La chance de ne pas être vacciné en fonction du type de vaccin semble être 1 . 5 à 4 fois plus élevée pour les enfants issus de classe sociale basse en comparaison avec les enfants de classe sociale plus élevée . Presque un quart des adolescents de bas niveau social semble ne pas être correctement vacciné contre le tétanos et plus d’un tiers ne reçoivent pas la quatrième dose du vaccin de la polio . Le seul vaccin pour lequel on ne retrouve pas de gradient social est le vaccin contre la rubéole chez les jeunes filles : le fait que cette vaccination incombe au service de l’inspection médicale scolaire ne joue pas par hasard un rôle important . La vaccination scolaire semble donc être aussi une stratégie effective pour diminuer les différences socio – économiques dans la couverture vaccinale », explique Nathalie Bossuyt , de l’ISSP.
La prévention sans culpabilisation
Quand les enfants grandissent, ils sont confrontés à diverses campagnes de prévention et d’éducation pour la santé, que ce soit en faveur d’une alimentation saine, de la pratique sportive ou d’une bonne hygiène bucco-dentaire. Or, pour certains messages, si le relais n’est pas pris à la maison, soit par manque de conviction pour la prévention, soit par manque d’information, soit encore par manque de moyens financiers, ils peuvent bien «tomber dans l’oreille d’un sourd». Aussi, les messages «clé sur porte» dispensés dans des classes avec des enfants aux profils bien différents ne portent pas partout leurs… fruits.
Préserver la santé des enfants est néanmoins théoriquement possible, avec les structures actuelles dont notre pays dispose, et certaines mesures ont été prises, par exemple pour les soins dentaires. Encore faut-il que celles-ci bénéficient à ceux qui en ont le plus besoin… « Il ne suffit pas d’organiser des journées de sensibilisation dans les écoles , ni même des consultations gratuites pour réduire les inégalités en matière d’accès aux soins de santé . Car ici , on a l’habitude de parler de l’ « inverse care law », à savoir que ce qui est mis à disposition , comme les soins gratuits , est utilisé le plus souvent par ceux qui ont déjà une démarche de prévention , qui peuvent recevoir l’information , sont capables de la digérer et de mettre en œuvre les démarches pour y accéder .
Attention, ceci ne signifie pas que ces mesures ne sont pas efficaces! Elles répondent certainement à des besoins, mais si elles sont isolées et qu’elles sont prises dans le but de réduire les inégalités sociales, cela ne suffit généralement pas: il faut se donner les moyens de d’abord évaluer les tendances, afin de vérifier si la mise en place d’une telle mesure a entraîné une augmentation des consultations des personnes que l’on cherchait à toucher. Enfin, si tel n’est pas le cas, il faut envisager des mesures complémentaires via les réseaux sociaux pour faire connaître les aides existantes, les rendre plus accessibles. Cela peut passer par les professionnels de terrain, PSE, assistants sociaux, médecins généralistes, etc.»
Sur ce point elle est rejointe par des médecins travaillant sur le terrain avec les personnes plus ou moins défavorisées: « Les campagnes de prévention passent au – dessus de la tête des SDF ou des sans – papiers , les populations les plus démunies que nous rencontrons . Le plus souvent , il faut profiter d’un contact curatif pour donner des messages de prévention . Mais le problème reste : de quoi faut – il les informer ? Chez les SDF , comment dire de ne plus boire d’alcool , alors qu’il s’agit d’un réconfort , d’un moyen de supporter le quotidien ?», explique le Dr Emmanuel Condé , de Médecins du Monde. « Un professeur d’université anversois a parlé de l’effet Matthieu : l’évangile selon Saint Matthieu dit ‘ A ceux qui n’ont rien on enlèvera ce qu’ils ont’ . Les campagnes de prévention suppriment certains ‘ bonheurs’ ou réconforts immédiats comme la cigarette , l’alcool . Elles améliorent la santé de ceux qui vont bien et sont les plus favorisés . De plus , elles peuvent être très culpabilisantes : les parents qui n’ont pas les moyens d’acheter des fruits et légumes tous les jours ou de payer des cours de sport pour les enfants peuvent se sentir coupables . Le premier moyen de lutter contre l’inégalité d’accès aux soins de santé est de limiter les discriminations , ce qui passe par l’augmentation des logements sociaux , de l’emploi , une amélioration du statut des défavorisés . Et surtout , il faut améliorer leur estime d’eux – mêmes . Ces personnes ne sont pas attentives à leur existence , ne se projettent pas dans l’avenir parce qu’elles pensent bien souvent qu’elles n’en ont pas , ou qu’il sera noir … », poursuit le Dr Pierre Drielsma , de la Fédération des maisons médicales.
Rendre les aides accessibles
« Si ces campagnes grand public visent à réduire les inégalités , elles n’atteignent certainement pas leur but », renchérit Perrine Humblet. « Elles peuvent avoir un impact lorsqu’elles répondent à un besoin immédiat , présent sur le moment . Par exemple , les consultations prénatales chez la femme enceinte . Mais en règle générale , elles doivent jouer sur d’autres plans , sur une relation plus directe , de terrain . Le type de message : ‘ il faut manger des fruits et des légumes , faire du sport , se brosser les dents trois fois par jour’ sont inutiles si l’offre n’est pas accessible !
Il faut dispenser l’information de manière adaptée: sans culpabiliser les parents ou les enfants qui ne seraient pas en mesure de respecter ces conseils, sans se limiter à l’information pure. Il faut donner des explications claires sur les moyens existants pour faciliter l’accès à ces mesures de prévention: comment avoir accès aux soins dentaires gratuits, où se renseigner pour obtenir des aides, etc. Les médecins PSE ont un rôle important de relais à jouer ».
Néanmoins, le rôle crucial de l’école pour dispenser des campagnes d’éducation pour la santé n’est pas mis en doute; peut-être doit-il être quelque peu adapté, en tenant compte de la diversité des familles des enfants qui fréquentent nos écoles…
Pour réduire les inégalités sociales de santé, qui ont un impact sur les jeunes enfants, il faudrait envisager différentes pistes: « Tout d’abord , il faudrait réduire les inégalités socio – économiques , ce qui passerait par exemple par un meilleur accès au travail des mères . Il faut compenser les effets de la distribution sociale des risques en favorisant le travail des différents organismes tels que les consultations prénatales ( CPN ), les consultations enfants ( CE ), les équipes SOS Enfants ou les travailleurs médico – sociaux ( TMS ). Les CPN et CE pourraient également compenser les vulnérabilités ‘ biologiques’ des enfants plus pauvres , et assurer un accès équitable aux services de santé . Enfin , il faut réduire les conséquences socialement différenciées de la maladie , par exemple en favorisant la revalidation ou la récupération avec l’aide des TMS .» Quant à la sensibilisation des mères, généralement garantes de la santé de la famille, il est essentiel de trouver des canaux de communication efficaces, avec des arguments adaptés à leur mode de pensée. Les messages «grand public» ne tiennent en effet pas suffisamment compte du niveau intellectuel d’une frange importante de la population…
De son côté, le Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale a épinglé différents problèmes dans la prévention comme par exemple le paiement à la prestation qui ne favorise pas la consultation pour la prévention, qui est trop peu pratiquée lors des consultations curatives chez les médecins de première ligne. Une autre piste à explorer et qui mérite toute l’attention des pouvoirs publics…
En conclusion, on peut donc considérer que si notre pays fait partie de ceux où les plus pauvres bénéficient d’une bonne couverture sociale, la Belgique est confrontée, comme tous les autres pays, à un défi: promouvoir la santé essentiellement dans des populations à risque parce que peu éduquées, peu sensibilisées et aux moyens limités. Un travail de terrain à mener de concert, avec tous les intervenants impliqués.
Carine Maillard