Skateboarders asbl: du pain sur la planche
L’asbl Skateboarders est un acteur unique dans le paysage francophone par l’engagement de longue date de ceux qui y œuvrent pour la promotion d’un sport qui est aussi un art. Rencontre avec Vincent Cremer autour du plaisir du skate et des enjeux qui sous-tendent son avenir.
En ce mercredi, le soleil pointe le bout de ses rayons. Des enfants et des ados convergent vers le skatepark des Ursulines, à deux pas de la gare du Midi à Bruxelles. Près des bancs quelques poussettes aussi sont de sortie. Des parents s’y sont installés pendant que les enfants sont partis s’équiper auprès des animateurs de l’asbl Skateboarders.
La rue des Ursulines accueille un endroit unique dans la capitale et en Wallonie. Le skatepark y jouxte un square, l’ensemble offrant un espace public que se partagent sportifs, jeunes et moins jeunes, et habitants du quartier. L’initiation et l’accompagnement des enfants, des ados et des adultes (il y en a quelques-uns), va pouvoir commencer. Un résident de la maison de repos est descendu. Il a ses habitudes ici. Il traverse le square avec son déambulateur. Il y va de quelques conseils: le skate c’est bien, mais comment vont les études?
Vincent Cremer est assis un peu à l’écart. Ce jeune quinquagénaire connaît comme sa poche le monde du skate en Belgique. Il avait à peine dix ans quand il s’y est mis. Il n’a plus jamais décroché. Il est l’une des chevilles ouvrières de l’asbl Skateboarders. «J’ai énormément de plaisir à pousser les gars», confie-t-il. «Il y en a d’autres chez nous qui construisent en travaillant le béton et le bois. Moi je suis plutôt du côté initiation.»
Il en a fait du chemin Vincent, depuis ses début seul à skater au Mont des Arts, le Trocadéro bruxellois. La galère, il a connu, pas découragé: «C’était tellement la crise qu’avec un autre qui roulait comme moi, j’étais gaucher en skate et lui était droitier, on usait les chaussures de manière différente. On avait la même pointure, on achetait les mêmes modèles et quand l’un avait la chaussure usée, on se filait les chaussures. Comme ça, on avait une paire de chaussures neuves et ça marchait bien.» Vincent a vécu l’époque creuse où les espaces dédiés au skate avaient disparu et où il s’agissait de se réapproprier la ville et son mobilier urbain. «Ce n’est toujours pas gagné aujourd’hui», explique-t-il, «même si des skateparks ont à nouveau vu le jour. Je pense à ces bancs conçus de manière telle que des SDF ne peuvent y dormir. Qui dit anti SDF dit anti-skate, car pour nous aussi, dans une moindre mesure, ces bancs sont dissuasifs…»
Des défis pour l’association
Ceux qui consacrent leur énergie à défendre ce sport considéré aussi comme un art par le style que chacun peut lui imprégner le tiennent aussi comme un mode de vie. Il y a là la quête d’un équilibre permanent et l’inscription dans un espace public, qui elle n’est jamais gagnée. «Le combat est encore et toujours à mener», souligne Vincent Cremer. «Il y a un écart entre le monde du skate comme on peut le voir dans la pub, glorifié, et puis le skate comme il vit au quotidien.»
L’asbl a du pain sur la planche. Ambassadrice du skate, elle organise, à l’invitation d’autres organisations, des initiations un peu partout en Wallonie et à Bruxelles. Parmi ses ambitieux projets, on trouve en tête la création d’un skatepark couvert. «Les skaters sont fort dépourvus», déplore Vincent Cremer, «dans un pays où il pleut autant! Un projet d’envergure prend forme, avec le soutien toujours fidèle de l’Institut Bruxellois de Gestion de l’Environnement. Il y a un paradoxe. Le skate est reconnu. Regardez la pub. On y voit relativement souvent des skateurs ou l’image d’un skate. Mais dans la vraie vie, nous luttons pied à pied pour que chacun ait la possibilité de pratiquer. Le skatepark des Ursulines est le seul espace public du genre. Ailleurs, à Namur, Dinant ou Liège, ce sont des espaces fermés. La vie comme elle va y circule moins.»
Parmi les projets soutenus, on trouve encore ce camion remorque équipé d’une rampe amovible destiné à la pratique du skateboard, la Traveling Skate Ramps. On déploie la rampe, et tout le monde peut s’amuser, débutants et confirmés. Le but est aussi de promouvoir le skateboard sur de nombreux évènements et festivals à travers la France et l’Europe.
«Maintenant j’ose»
Boucles blondes jaillissant du casque, joues rougies par l’effort, Sofian (7 ans) roule avec une belle assurance. Il fonce vers une pente, amorce une montée, se laisse descendre, recommence. Il a fait du judo et du foot avant de trouver une activité où il a envie de persévérer.
Pourquoi? «On a peur et puis on n’a plus peur. On ose. Et puis, on a des copains, même des plus grands.» Maman de cinq enfants, Sacha a aujourd’hui conduit à leur cours collectif ses deux jumeaux, six ans au compteur. Impossible de les arrêter. Ils effectuent le tour du square entre de plus grands, nettement moins à l’aise qu’eux. «Mes premiers enfants, de grands ados aujourd’hui, sont aussi venus au skatepark. Ça aide à être à l’aise dans son corps. Ça a fait du bien à mon aînée. C’est gai. Ici, les jeunes sont libres de leurs mouvements, dans le respect des autres, et en même temps ils sont dans un groupe. Il y a de l’entraide. Les plus expérimentés conseillent les plus jeunes. Il y a de la solidarité. Et moi un encadrement comme celui qu’il y a ici, ça me rassure.»
«Cette cohabitation entre les âges et les niveaux, c’est un des objectifs pédagogiques de l’asbl Skateboarders», explique Damien Delsaux, l’un des animateurs de l’association. «Pour que les plus jeunes apprennent des aînés et que les aînés partagent leur expérience avec les plus jeunes.» Vivre en bon voisinage avec les ‘autres roues’, avec ceux qui roulent à vélo, en BMX ou en rollers est aussi un des enjeux de cet espace ouvert à tous, sportifs ou pas. Entretenir la communication avec la maison de repos dont les fenêtres donnent sur le skatepark est important aussi. Il a fallu rassurer les résidents quant au bruit induit. Certains s’inquiétaient de voir très souvent les mêmes skateurs. Et leurs études là-dedans? Aujourd’hui, l’asbl dispose même au sein de l’institution d’un point de chute pour son matériel.
Accrochage scolaire
«Justement», explique Sergio (16 ans), «ici, avec les animateurs de l’association, j’ai appris à canaliser ma pratique du skate. Le skate m’a équilibré sur beaucoup de plans. Je suis moins impulsif, plus calme.» Vincent Cremer confirme évidemment: «Le skate demande de la concentration. C’est aussi physique que mental. Il faut de l’autodiscipline si on veut avancer. Ce n’est qu’une planche à roulettes on dirait. Mais on peut tout faire avec un skate. Les figures sont multiples.» Et le passionné d’empoigner son skate et de le tourner dans tous les sens.
Effectivement, le skate danse sous les pieds. Et le skate danse sur les parois du skatepark, marque des pauses sur les arêtes et repart de plus belle. «Chaque fois que j’ai été au fond», continue Vincent, «le skate m’a aidé. Vous savez ce que j’ai remarqué? Que le skate ouvre l’espace. Le skate, c’est avant, arrière, sur les côtés. Les œillères tombent. Le skate amène à développer d’autres passions. Je connais beaucoup de skaters profondément curieux.» Pour l’anecdote, Vincent a développé une passion pour… les cailloux. Est-ce un hasard si c’est la seule surface sur laquelle on ne peut skater?
Héritiers du skate
Le skate est partageur. Il a ouvert la voie, à ceux qui s’adonnent aux joies des rollers, à celles du BMX. Plus récemment, il a ouvert la voie au golf street, le ‘golf sauvage’, où l’on décide que cette poubelle ici et cette autre là-bas ce seront les trous. On y trouve, comme dans le skate, l’utilisation du mobilier urbain.
Parmi les héritiers, on notera aussi l’émergence du frisbee dans les cages d’escaliers. Vincent Cremer est plutôt du genre à regarder en avant qu’en arrière. Ou alors un souvenir récent: «Il y a eu un crossover avec des jazzmen à Malines. Tu avais une rampe de skate en bois dans un centre culturel et des musiciens de jazz sont venus jouer. En fait, le but était d’anticiper et de continuer sur le son que font les axes de skate sur les rampes et le frottement des roues et à ce moment-là, le bling le blang, les musiciens improvisaient, c’était absolument super.» Un dernier mot pour la route: «L’asbl offre non seulement des stages, mais aussi un accompagnement pour des institutions, des communes qui voudraient développer de manière structurée des activités en lien avec le skateboard. Un aspect auquel nous tenons beaucoup c’est l’élaboration adaptée de lieux destinés à la pratique du skate, en tenant compte des spécificités de l’endroit et du public, loin du simple agencement de structures dont on peut trouver les éléments clés sur porte.»
À lire, l’apport de Vincent Cremer (et de son comparse José) dans ‘Pratiques culturelles, trajectoires sociales et constructions identitaires’, Couleur livres, 2012.
‘Danger Dave’: un skate pour la vie
Monté pour la première fois sur un skate à dix ans, il n’en est pas descendu ou presque. Le skate, notre compatriote et jeune quadragénaire David Martelleur lui a tout consacré. Le cinéaste Philippe Petit, également comédien et déjà auteur d’un documentaire sur les ‘adulescents’, a suivi pendant cinq années le parcours du skateur en fin de course.
Résultat: un portrait d’homme tout court. Voici pourquoi il faut voir ‘Danger Dave’ même si on n’y entend fichtre rien aux planches à roulettes!
«Il n’y a rien de plus cool que le skate avec des potes», c’est ainsi que David Martelleur évoque sa passion née à Charleroi, à l’époque où un espace était réservé aux skateurs et où il ne cesse d’être espéré aujourd’hui, le projet sortant régulièrement des cartons. «On est seul sur son skate. Et en même temps on n’est jamais seul. Il y a ceux avec qui on skate.»
Pendant plus de vingt ans, la vie de David Martelleur ce seront des ‘tours’ (ces voyages aux quatre coins du globe pour se livrer à des performances), organisés par des ‘compagnies’ (comprenez des marques). De chambre d’hôtel en camping, David pérégrine. Pour virevolter dans des skateparks, dans des bowls (ces espaces en forme de piscine rondes) ou sur des rampes (qu’on appelle aussi des U). La vie d’un skateur professionnel reste relativement modeste. Les compagnies financent les voyages, organisent des événements. On sourit d’ailleurs à une scène de ‘Danger Dave’ lors de cette compétition américaine où le trophée consiste en une veste en cuir, à franges certes…
Un mode de vie alternatif
«Mon film a été qualifié de film de non skate», raconte le réalisateur Philippe Petit, «ce n’est pas faux. Ce n’est pas une enquête. Ce n’est pas un film social. Le postulat de départ, c’était de suivre la fin de carrière d’un skateur. J’ai choisi David, parce que son intégrité me touchait. Il a un rapport sain aux sponsors. Je crois que chez les skaters plus jeunes c’est différent.»
La démarche de Philippe Petit s’inscrit aussi dans le prolongement d’un autre documentaire, tourné lui en trois jours. Le documentaire, intitulé ‘Les insouciants’, centré autour de deux skateurs déjà, permettait d’aborder l’adulescence, ce prolongement de l’adolescence et de comportements adolescents jusqu’à l’âge adulte. Mais pour ce qui est de filmer à travers David et avec lui «le passage d’un état à un autre, la fin d’une certaine insouciance», ce n’était pas gagné pour Philippe Petit.
Son sujet joue les prolongations certes, fréquente les chemins de traverse parfois bien arrosés avec comme corollaires pour le cinéaste l’impression de piétiner, de tourner des scènes qui finissent par se ressembler.
Le film est-il dans l’ornière alors que son cher sujet, lui, virevolte? ‘Danger Dave’ commence sur ces difficultés. Philippe Petit enjoint David Martelleur à être plus disert, à se livrer plus ouvertement, davantage que par des comportements. Il trouve qu’il lui bat froid. Il plante devant lui la caméra pour qu’il parle. Simplement. Philippe Petit se fait menaçant. Balance: «C’est la dernière fois que tu parles, alors vas-y, parce que moi je rentre à Paris!» Suivent quelques mots (durs) que l’on ne reproduira pas ici, et que tout le film démentira. Le générique peut démarrer.
Et c’est le début en effet d’un film qui est aussi celui de la rencontre entre deux artistes (puisque le skate est aussi un art, une pratique à laquelle chacun imprime son style). Plus loin dans le film, ce sont aussi des reproches que David Martelleur adressera à Philippe Petit. Fragilisé par ce qui tient, même s’il s’en défend, de fin de parcours, le sportif se rebelle. «Tu n’es pas là quand il faut. Je souffre et tout le monde s’en fout.»
Les contraintes de tournage sont effectivement telles que Philippe Petit est présent de manière épisodique aux côtés de David Martelleur (environ un mois par an). C’est dire que bien des choses se sont passées entre-temps et que du temps présent il s’agit de tirer profit. Est-ce ce qui confère au film son punch incroyable, le fait qu’il se nourrisse de ce qui a manqué disparaître, a disparu, et renaît à la faveur de mots (que le skateur dispense avec parcimonie et que celui qui le filme sait être fondamentaux pour relancer la machine) et de souvenirs, de ce qui est montré et de ce qui se cache, de ce qui n’a pas pu être filmé? Un film fait de vides, d’apparitions, de regrets, de passion. Un film fait des hauts et des bas de son sujet. Mais n’est-ce pas l’essence du skate, d’affronter des hauts et des bas, voire de les susciter?
Chronique d’une non fin
Sans cesse remonter sur le skate. Sur le métier remettre son corps. Défier les lois de la pesanteur. Le quotidien des skateurs est exigeant. David décroche parfois. S’étourdit d’alcool. Repart. «Comme toutes les vies, la mienne connaît des turbulences», explique-t-il. «Sur cinq années c’est normal. C’est le choix des images fait par Philippe Petit. Mais ça va.» Un acolyte sportif fait remarquer: «Les jeunes, c’est autre chose. Ils sont prêts à s’entraîner de treize à dix-neuf heures.»
Ce n’est pas une menace, ni un propos moralisateur. C’est un constat. La relève est là. Et elle est différente. Dans ‘Danger Dave’, il faut attendre une bonne heure pour voir longuement David aux manœuvres de son skate, de son corps, de son corps sur le skate, de sa vie. C’est une longue séquence où l’homme surfe dans les airs, dans des bowls, sur des rampes, marquant la pause sur des arêtes. C’est la métaphore de ce que l’on a vu jusque-là, en terme de parcours humain: l’exercice difficile de l’équilibre au quotidien. Il est une scène mémorable où après de sombres images on retrouve David sur une rampe jaune soleil. Homme de contrastes. De l’ombre et de la lumière. Des tourments et de la joie enfantine. Il revient paradoxalement à David de rassurer son comparse réalisateur en fin de film. «Ce n’est pas une fin. Et si c’est une fin, c’est aussi le début d’autre chose.» Le voici néanmoins reparti sur son skate, sac au dos. Le réalisateur le laisse à contrecœur, on le sent, disparaître de l’image. Sans David, plus de film.
Refus du biologique
Pourquoi ce sentiment face à ‘Danger Dave’ d’être devant un film ovni? Est-ce à cause de la durée du tournage qui donne cent visages à David Martelleur? Chevelure changeante, corps aussi. Est-ce dû à ces dialogues du cinéaste avec son sujet, qui sont plutôt rares au cinéma? Au fait qu’on voit à l’image de vrais retournements de situation où un ‘sujet’ s’empare de la caméra? Est-ce de voir à l’image la rencontre et la confrontation de deux passions, l’une pour le skate, l’autre pour les images?
«Le cinéma est mon seul refuge», admet Philippe Petit. «Le cinéma qui est images en mouvement. C’est une consolation face à une existence trop monocorde. Filmer est ma manière de résister. Les répétitions de la vie ordinaire me pèsent. Comme le fait de devoir se soumettre à un rythme biologique. Avec le cinéma, on vit plusieurs vies.»
On retrouve exactement les même mobiles chez David Martelleur, mais appliqués au skate: vivre au carré, défier la pesanteur dans tous les sens. Si le skate se fait aujourd’hui moins présent pour David, la philosophie demeure: rouler de belle façon, avancer à sa mode, continuer d’avancer envers et contre tout.
Le ‘toujours pas retraité’ a plusieurs projets. Coacher des jeunes, pourquoi pas? Son avenir ne l’inquiète pas ni celui du skate en Belgique. «Après deux crises du skate, l’une dans les années 80 et l’autre dans les années 90, on est dans une phase de stabilité. Avec ses quinze skateparks en dur, la Belgique est même une destination prisée pour les skateurs européens.»
Philippe Petit, lui, a réalisé un moyen métrage, ‘Buffer zone’ promené de festival en festival. Il y est aux manettes de tout: acteur, réalisateur, scénariste. «Un auto-film», dit-il. Et côté documentaire, il est en train de tourner aux États-Unis un film consacré à un joueur de poker. Une autre façon d’aborder un mode de vie lui aussi alternatif et une relation à l’argent particulière.
Après une présentation en salles et lors de festivals, ‘Danger Dave’ est désormais disponible pour le plus grand nombre. Voici un rappel des sites de téléchargement VOD. Une page Facebook est consacrée au film, qui n’en finit pas de vivre.
Vimeo on Demand : https://vimeo.com/ondemand/dangerdave
Vaprovue : http://www.vaporvue.com/share/218024/tag/78668
Aussi sur GooglePlay et iTunes