Le projet SILNE, Smoking Inequalities
Introduction
Le tabagisme est responsable d’environ un décès sur cinq dans les pays développés. Il affecte également la qualité de vie, en augmentant le nombre d’années de vie avec incapacité (13% de toutes les incapacités) [1]. Le tabac reste donc encore et toujours une problématique importante de santé publique : près d’un quart de la population belge fume [2]. D’autant plus qu’un individu devient rarement fumeur à sa majorité : c’est à l’adolescence (entre 13 et 18 ans) qu’ont lieu les premiers contacts avec la cigarette.
De plus, en Belgique, 14% des élèves du secondaire fument tous les jours [3] et sont déjà dépendants. La littérature scientifique a montré que les relations sociales à l’adolescence jouent un rôle dans la transmission de comportements de santé dont le tabagisme [4]. Les adolescents passant le plus clair de leur temps à l’école, une part importante de leur socialisation amicale se déroule dans le milieu scolaire. Ce qui fait du contexte scolaire un terrain idéal pour étudier l’effet de la socialisation par les pairs sur les comportements de santé.
Le projet européen SILNE vise à comprendre comment les liens sociaux entre les adolescents scolarisés affectent ces comportements. À terme, l’objectif est d’aider les écoles à jouer un rôle dans la prévention du tabac chez les jeunes scolarisés. Dans cet article, nous présentons brièvement cette recherche et ses résultats concernant le tabac. Cet article est aussi l’occasion de restituer partiellement les résultats de l’enquête à la Communauté éducative et aux écoles qui ont participé à la recherche.
En quoi consiste SILNE ?
SILNE teste l’hypothèse que le tabagisme est un comportement social : les adolescents fumeurs se regrouperaient entre eux de même que les adolescents non-fumeurs. Ce comportement social (appelé ‘effet de pairs’ dans la littérature) peut s’expliquer par la pression des pairs, par l’influence des normes du groupe et par le bénéfice retiré de la pratique d’un comportement en groupe plutôt que seul [5].
De plus, la littérature suggère que le risque de commencer à fumer est directement proportionnel au pourcentage de fumeurs dans l’école [6]. Il est donc important de comparer les écoles entre elles. À cette fin, SILNE utilise les outils d’analyse des réseaux sociaux visant à décrire les relations sociales au sein des écoles (liens d’amitié et de coopération) ainsi que les comportements liés à la santé.
En Belgique, cette enquête a été réalisée en 2013 par des chercheurs de l’Institut de Recherche en Santé et Société (IRSS) de l’UCL.Dans six villes d’Europe (Namur-Belgique, Tampere-Finlande, Hanover-Allemagne, Latina-Italie, Amersfoort-Pays-Bas, Coimbra-Portugal), 11 015 élèves de troisième et quatrième secondaire (moyenne d’âge de 15.2 ans) ont participé à l’enquête dans 50 écoles, sur un total de 13 870 étudiants répertoriés, soit un taux de participation de 79%.
Ces dernières ont été classées en fonction du statut socio-économique de leur public (écoles accueillant des élèves moins favorisés comparées à celles qui accueillent des élèves plus favorisés).
Quelques mots concernant la méthode : dans chaque école, les relations sociales des élèves du deuxième degré de l’enseignement secondaire ont été représentées sous forme d’un graphique, qui reconstitue le réseau social de ces derniers. Tous les élèves des classes concernées ont été sollicités pour remplir un questionnaire à propos de leurs relations sociales (qui sont mes amis proches au sein de mon école ?) et de leurs comportements de santé (tabac, alcool, cannabis, activités sportives…).
Résultats SILNE à Namur
Si le tabagisme reste une problématique européenne importante, avec en moyenne 20% de jeunes fumeurs réguliers (définis comme fumant minimum une à deux cigarettes par semaine), Namur se distingue avec une prévalence de 24% de fumeurs réguliers. En outre, ce pourcentage varie fortement d’une école à l’autre : 30% (ou plus) de fumeurs réguliers dans trois écoles (écoles 18, 10, 78), 21 % de fumeurs réguliers dans deux écoles (4 et 17), et près de 15% dans les deux dernières écoles (5 et 21). Notons que ce pourcentage varie aussi selon le public des écoles : les écoles à public plus favorisé sont moins confrontées à ce problème que les autres. Cette différence s’observe également au niveau européen (voir tableau 1).
Depuis le décret de la Communauté française de mai 2006 [6], fumer dans l’enceinte de l’école est strictement interdit. L’étude SILNE montre cependant que le respect des règles en la matière est faible et très variable entre les écoles (voir figure 1).
En effet, seuls les élèves de l’école 5 (15% de fumeurs réguliers) déclarent en majorité (62%) que les règles en matière de tabac sont strictement respectées. À l’inverse, dans l’école 18 (33% de fumeurs réguliers), seuls 13% des élèves disent que les règles sont strictement respectées. C’est aussi dans cette école 18 que le plus d’élèves (61%) déclarent voir d’autres élèves fumer dans l’enceinte de l’école, contre seulement 4% dans l’école 5. Ces disparités concernent également les enseignants : 56% des élèves de l’école 18 disent voir fumer le corps enseignant contre 4% dans l’école 5. Les règles concernant le tabac ne sont donc pas appliquées de la même manière d’une école à l’autre. Certes, il est sans doute plus difficile pour une école de faire respecter les règles lorsque la prévalence de fumeurs dépendants est élevée.
Le respect de la réglementation est un facteur explicatif parmi d’autres, à côté du tabagisme des pairs et des parents. D’une manière générale, les élèves ont tendance à surestimer le pourcentage de fumeurs dans leur école. Cette surestimation nous amène à porter notre attention sur les relations d’amitié des adolescents.
SILNE montre que la probabilité qu’un élève fume augmente si ses amis fument et si les amis de ses amis fument. En moyenne, 34% des élèves namurois (fumeurs et non-fumeurs confondus) ont un meilleur ami fumeur.
Dans toutes les écoles, le nombre de meilleurs amis fumeurs était toujours plus élevé que le pourcentage de fumeurs réguliers dans l’école. Cela montre que les fumeurs occupent une place centrale dans les réseaux sociaux. La figure 2 illustre ce phénomène pour l’école 18. Cette école qui rassemble les trois filières (mais accueille plus d’élèves de l’enseignement technique et professionnel) est composée de 62% de filles avec une moyenne d’âge de 16 ans pour la troisième et quatrième secondaire.
En important, dans le logiciel UCINET, la base de données de l’enquête reprenant les attributs des élèves et les personnes citées par les élèves de l’école enquêtée, nous pouvons créer des matrices carrées qui correspondent chacune à différentes relations étudiées. Grâce à ce logiciel, nous pouvons notamment établir le graphe des relations sociales (réseau) des individus en tenant compte de certains de leurs attributs (sexe, comportement de santé, popularité…) et enfin calculer un certain nombre de dimensions de ce réseau (densité, centralité, réciprocité, homophilie ou hétérophilie) à l’aide de ces graphes et des calculs matriciels. La figure 2, dessinée sur NetDraw (Ucinet), représente les relations d’amitié entre les individus de l’école 18 ainsi que leurs principaux attributs (sexe, popularité et fumeur ou non).
Dans les questionnaires distribués par les chercheurs, il a été demandé aux élèves de citer leurs cinq amis proches dans l’école. Chaque point du graphe correspond à un élève. Lorsqu’un élève en cite un autre, un trait est tracé entre ceux-ci. Les traits sont orientés, les flèches indiquent le sens du lien d’amitié. Un lien d’amitié entre deux élèves est réciproque quand ceux-ci se citent mutuellement. Plus un élève a été cité par les autres, et plus la forme qui le représente sera grande.
Comme on peut le voir sur ce graphique, les fumeurs réguliers ont tendance à être moins isolés que les non-fumeurs. De plus, les deux élèves les plus populaires de l’école sont deux fumeurs réguliers. Le graphique montre un effet de regroupement (clustering) des élèves qui présentent un comportement tabagique similaire. En effet, les fumeurs ont tendance à se citer entre eux.
Ce graphique montre la place centrale occupée par les fumeurs dans ce réseau et l’influence qu’un groupe d’amis partageant le même comportement peut avoir sur l’adoption et le maintien d’un comportement (tabagisme par exemple) chez un adolescent.
Conclusion : inégalités et tabagisme
La problématique du tabagisme ne semble plus être en tête de l’agenda des écoles. Celles-ci se justifient en soulignant la priorité d’autres problématiques telles que le cannabis et l’alcool [7]. Pourtant, SILNE a montré que le nombre de jeunes fumeurs à l’école reste élevé, relevant par là toute l’actualité de la problématique du tabac. De plus, les écoles peuvent jouer un rôle important dans la lutte anti-tabac. Sans doute le rôle du corps enseignant dans ce domaine doit-il être questionné : est-il possible d’appliquer une réglementation si elle n’est pas soutenue par les enseignants [8] ?
Comme nous l’avons constaté, la réglementation semble peu appliquée et l’est de manière variable entre les écoles. De plus, les écoles où il y avait le plus de fumeurs réguliers étaient aussi celles où les règlementations tabagiques étaient les moins connues et les moins respectées. Renforcer la connaissance et l’application des règles anti-tabac pourrait être une piste pour prévenir le tabagisme. En effet, la réglementation portant sur le tabac est un instrument efficace de santé publique permettant de réduire la prévalence du tabagisme [9, 10]. Une première mesure assez simple pourrait être d’augmenter la présence de signes visibles, rappelant l’interdiction de fumer dans les écoles.
Ensuite, les relations sociales contribuent à diffuser le tabagisme parmi les élèves d’une même école. En effet, un élève dans une école où il y a plus de fumeurs a plus de risques de commencer à fumer parce qu’il est plus exposé à ce comportement [6].
Les amis présents dans le réseau social d’un adolescent peuvent influencer les choix de celui-ci en ce qui concerne l’adoption ou le maintien d’un comportement lié à la santé. Si le réseau permet de diffuser des comportements comme le tabagisme, il peut aussi servir de support aux campagnes de prévention. Ainsi, des campagnes de prévention peuvent être menées directement par les élèves. On peut alors y impliquer des non-fumeurs et des ex-fumeurs, surtout s’ils sont populaires.
La prévention par les pairs peut être efficace comme l’a montré le programme ASSIST réalisé au Pays de Galles [11]. Pendant dix semaines, les élèves populaires de certaines écoles ont fait de la prévention contre le tabac. Ceux-ci ont engagé des conversations informelles avec les autres élèves sur les risques du tabagisme et les avantages d’être non-fumeur. L’année d’après, la prévalence du tabagisme avait diminué dans ces écoles. Le respect de la réglementation et les effets de pairs sont des facteurs explicatifs parmi d’autres. Cependant, une stratégie de prévention efficace pourrait impliquer les parents. Les associations de parents (UFAPEC, FAPEO) peuvent, par exemple, participer activement aux projets favorisant des lieux sans tabac.
Enfin, le but de SILNE est d’étudier les inégalités de santé, qui pourraient en partie avoir pour origine les relations sociales au sein de contextes scolaires bien particuliers. De fait, les groupes sociaux moins favorisés fument plus, commencent plus tôt à fumer et ont plus de difficulté à arrêter. Cela a un impact considérable sur les inégalités de santé entre classes sociales. Le tabagisme est responsable de près de la moitié des décès dans la classe sociale la moins favorisée [6]. Or, comme nous l’avons vu dans nos résultats, ces disparités sont visibles dès l’adolescence et se reflètent dans les écoles, les écoles moins favorisées comptant davantage de fumeurs. Les écoles renferment donc le terreau dans lequel les inégalités sociales de santé s’enracinent. Étant donné que le projet SILNE s’intéresse à d’autres problématiques que le tabagisme en milieu scolaire, l’équipe belge reviendra vers vous pour prolonger la discussion sur la propagation des comportements liés à la santé (alcool, cannabis) en milieu scolaire.
Bibliographie
[1] MURRAY CJ, LOPEZ AD. , 1997, Global mortality, disability, and the contribution of risk factors: Global Burden of Disease Study. Lancet, 349: 1436-1442.
[2] https://s9xjb.wiv-isp.be/SASStoredProcess/guest?_program=/HISIA/SP/selectmod&module=tobacco, consulté le 22/10/14.
[3] FAVRESSE D., DE SMET P., 2008, Tabac, alcool, drogues et multimédias chez les jeunes en Communauté française de Belgique. Résultats de l’enquête HBSC 2006, Service d’Information, Promotion Education Santé (SIPES), ESP-ULB, Bruxelles.
[4] KOBUS, K., 1998, Peers and adolescent smoking, Addiction (supl1): 37-55.
[5] DIMAGGIO, P., GARIP, F., 2012, Network Effects and Social Inequality, Annual Review of Sociology, 38: 93-118
[6] LORANT V., LAC HONG NGUYEN., PRIGNOT J., février 2008, Pourquoi les populations défavorisées fument-elles plus et que faire en Communauté française de Belgique?, Revue Éducation Santé, 231.
[7] Décret de la Communauté française du 5 mai 2006 relatif à la prévention du tabagisme dans les écoles et l’interdiction de fumer à l’école (2010). Moniteur belge, 21 juin, p. 31468.
[8] ROBERT P.-O . ABOU NASSIF M.-R., AKHECHAA R., DENIS C., GODEAU A., GOUDIABY L E, GYSEN J., LOURADOUR G., MOURAUX H.LORANT V., juin 2014, Application de la législation anti-tabac au sein de l’enseignement secondaire de la Région Bruxelles-Capitale: une analyse d’implantation, Revue Éducation Santé, 301: 7-15.
[9] CHALOUPKA, F.J., STRAIF, K. & LEON, M.E. (2011). Effectiveness of tax and price policies in tobacco control. Tobacco Control, 20, 235-238.
[10] HOPKINS, D.P, BRISS, P.A., RICARD, C.J., HUSTEN, C.G., CARANDE-KULIS, V.G., FIELDING, J.E. et al. (2001). Reviews of evidence regarding interventions to reduce tobacco.
[11] http://www.wales.nhs.uk/sitesplus/888/page/43855, consulté le 30/10/14.
Voir figure 1: ‘Règle anti-tabac dans votre école’.
La question ne précisant pas si les professeurs ont été vus en train de fumer dans l’école ou non.
Borgatti, S.P., Everett, M.G. and Freeman, L.L. 2002. UCINET for Windows: Software for Social Network Analysis. Harvard, MA: Analytic Technologies.