Novembre 2009 Par Gaëtan ABSIL S. CAILLET Réflexions

Le décret de promotion de la santé a structuré un dispositif et une organisation en relation avec un budget et des compétences institutionnelles, mais est-il aussi parvenu à infléchir les pratiques? Les débats soulevés par l’utilisation des concepts relèvent-ils du registre de langage ou de prises de positions professionnelles? Pour documenter ces questions, nous insérons dans ce dossier une partie des résultats de la recherche menée par Sarah Caillet durant le premier semestre 2008, dans le cadre d’un stage et d’un mémoire professionnel en master «Promotion de la santé et développement social» à l’université de Bordeaux II. Nous donnons de cette recherche une lecture partielle en regard des enjeux soulevés lors des discussions du séminaire du 28 mars dernier.
Sarah Caillet a réalisé une enquête sur les représentations des concepts de «promotion de la santé», «éducation pour la santé» et «prévention» auprès des professionnels. Elle a travaillé en deux temps. Premièrement, elle a d’abord interviewé 6 acteurs ressources reconnus pour leur expérience et leur réflexion quant à la promotion de la santé.
Sur base de ces interviews, elle a élaboré un cadre problématique et des hypothèses. Ensuite elle a effectué une deuxième série d’interviews auprès de 17 acteurs du champ de la promotion de la santé et de la médecine préventive (voir l’encadré pour la description de l’échantillon) afin de documenter leurs représentations des concepts à travers leurs pratiques. La chercheure a débuté chaque entretien en demandant aux acteurs de donner un exemple issu de leur pratique qui, selon eux, se rapproche soit de la promotion de la santé soit de la prévention. La problématique de l’enquête interroge à la fois le poids des représentations sociales dans l’application des concepts et l’institutionnalisation de la promotion de la santé.

Caractéristiques des personnes interviewées

Sexe : Masculin (7) Féminin (10)
Age : 25-40 ans (7) 41-55 ans (7) >55 ans (3)
Formation longue : Assistant social (3) Infirmière (2) Médecin généraliste (6) Médecin spécialiste (3) Sciences humaines et sociales (6)
Formation courte : Spécialité médicale (1) Promotion de la santé (5) Sciences humaines et sociales (6) Santé publique (5) Autres (1)
Acquisition d’expérience : Promotion de la santé (9) Sciences humaines et sociales (3) Santé publique (3) Autres (1)
Arrivée dans le champ de la promotion de la santé : Avant décret (10) Après décret (7)
Niveau d’intervention : Administration, organisation des services (2) Expertise (3) Programmation, décision politique (1) Relais (6) Terrain (5)
Structure : Asbl (8) Hôpital (2) Institution territoriale (3) Maison médicale (1) Universitaire (2)
Approche : Multiple (3) Population (4) Thématique (10)
Structure et promotion de la santé : du plus au moins financé par des budgets ‘promotion de la santé’ et du plus au moins spécialisé en promotion de la santé – Niveau 1 (4) Niveau 2 (6) Niveau 3 (4) Niveau 4 (3)

Résultats

Au terme de ses rencontres, la chercheure constate que différents vocables désignent une même pratique ou que différentes pratiques référent à un même vocable. Il ne semble pas exister une classification claire des pratiques en référence aux concepts de la promotion de la santé. Chaque acteur interviewé semble avoir sa propre taxonomie (1). Pourtant, tous utilisent le même vocabulaire pour décrire leur pratique: la participation des publics, l’intersectorialité des actions et la vision d’une santé globale. Les mots ne semblent pas désigner les mêmes choses; la variabilité est étonnante. L’utilisation des concepts se cristallise plutôt autour de la prise de position professionnelle. Chaque acteur choisit un aspect qu’il valorise en fonction de son positionnement professionnel.
Les logiques professionnelles des acteurs sont particulièrement visibles concernant les choix de formation, le type de structure dans lequel ils travaillent et la mise en place du décret de 1997. Certains acteurs ont anticipé leur évolution vers le champ de la promotion de la santé et ont choisi une formation qui leur permet de mettre en œuvre ce type de démarche. D’autres ont découvert la promotion de la santé par opportunité professionnelle ou suite à des besoins de terrain. D’une manière générale, tous ont établi des ponts avec leur formation d’origine. Certaines structures influencent le positionnement professionnel et donc l’utilisation des concepts, comme, par exemple, le fait de travailler dans une maison médicale. Enfin, certains acteurs reconnaissent l’action du décret sur leur pratique via l’obtention de nouveaux financements. Cependant, le décret n’a pas changé les pratiques de ceux qui étaient déjà dans la mouvance de la promotion de la santé.
Le changement de pratiques ne va pas de soi en promotion de la santé. D’une part, les acteurs énoncent des résistances au changement telles que le refus d’une partie du secteur associatif d’être assimilé à un nouveau champ d’intervention ou à une autre culture. D’autre part, tous les acteurs, lorsqu’ils sont confrontés à des résistances, tendent à abandonner ou redéfinir une partie de leur cadre d’intervention. Ainsi, les difficultés que rencontrent les acteurs à appliquer les concepts de la promotion de la santé renforcent en conséquence l’hétérogénéité des pratiques. La question est alors de voir si, malgré les compromis, les acteurs trouvent une satisfaction suffisante dans la mise en place de leur démarche.
Les acteurs interviewés partagent des difficultés communes qui, peut-être, pourraient les rassembler. Ils considèrent les textes et cadres de référence, en particulier la Charte d’Ottawa, comme flous et inadaptés au terrain. D’après eux, ce flou empêche une rationalisation et une théorisation de la pratique qui déforce la capacité à justifier leurs actions. Le flou des textes est aussi un vide que les acteurs «remplissent» avec leurs propres ressources pour pouvoir les comprendre et se les approprier. La plupart affirment être en porte à faux avec une politique actuelle «trop épidémiologique» et trop centrée sur la «culture du résultat». Or, d’après eux, les actions de promotion de la santé comportent souvent une part de résultats difficilement mesurables.

Discussion

Malgré les nuances et distinctions énoncées entre les acteurs, ils constituent un groupe qui définit son identité par ce qu’il ne fait pas: une démarche normative, prescriptive et inadaptée au public concerné. Cette définition pose la question des limites de tolérance du groupe. Autrement dit, à partir de quel moment un acteur ne peut-il plus être considéré comme appartenant au champ de la promotion de la santé?
Les disparités entre les représentations des pratiques trouveraient leur origine dans le combat des acteurs pour conserver une marge de liberté au sein d’une organisation. Cette marge de liberté permet à chaque acteur de satisfaire ses propres intérêts en même temps que ceux de l’organisation. En Communauté française, les acteurs auraient une culture de l’exploitation de ces marges de liberté qui renforcerait la disparité des représentations des pratiques. Le décret n’a pas suffi à amener un changement cohérent. Les changements les plus remarquables sont constatés auprès des acteurs et institutions qui les recherchaient avant le décret.
Les résultats de cette enquête ne constituent qu’une porte d’entrée dans la réflexion. En terme de fiabilité, le nombre d’entretiens n’est pas suffisant pour atteindre la saturation, l’analyse thématique des représentations des pratiques mériterait d’être affinée (notamment en regard de la théorie structurale des représentations sociales et du schéma proposé dans l’article précédent). Cela n’était pas possible dans le cadre d’un stage. Comme le souligne Sarah Caillet, cette enquête aurait pu être approfondie par des groupes focalisés ou une observation participante de l’utilisation des concepts en situation.

Conclusions

En dépit de ses limites, cette enquête lève le voile sur l’uniformité des représentations et des pratiques en promotion de la santé en Communauté française de Belgique. Sous les mots, entre les cadres, la diversité et l’invention au quotidien sont une matrice d’hétérogénéité.
Synthèse réalisée par Gaëtan Absil (APES-ULg) sur la base du mémoire de Sarah Caillet , Étude qualitative sur les représentations des concepts « promotion de la santé », « prévention », « éducation pour la santé » auprès des professionnels du champ de la promotion de la santé en Communauté française de Belgique , Bordeaux , 2008

Pour aller plus loin… un autre éclairage

Au-delà des résultats et conclusions de cette enquête, il importe de s’interroger sur ce qui détermine ces constats. L’hétérogénéité des pratiques pourrait se rapporter à ce que Michel de Certeau ( L’invention du quotidien ), à la suite de Vernant et Detienne ( Les ruses de l’intelligence ), désigne par métis, c’est-à-dire la ruse de l’art de faire du quotidien.
Les acteurs de promotion de la santé sont rusés pour traduire et actualiser leur référentiel dans leurs actions. Ils sont aussi rusés pour naviguer et composer entre les cadres légaux, administratifs, territoriaux afin d’y glisser la promotion de la santé.
Pourtant, cette hétérogénéité pourrait tout aussi bien témoigner d’un malaise plus profond. La ruse, la tactique, se déploie souvent dans les opportunités, elle est efficace dans un rapport avec le temps de l’action qu’elle permet de mener à bien. Par contre, elle est peu rentable en matière de travail avec les institutions, domaine de la stratégie et de la planification sur le long terme. Selon de Certeau, nous pourrions ajouter que la ruse et la tactique, s’ils sont des preuves des trésors d’intelligence déployés par les acteurs pour assurer l’existence de la promotion de la santé, sont aussi le signe d’un statut de «dominé» dans le rapport de force aux institutions.
G.A.

(1) Taxonomie: étude théorique des bases, lois, règles et principes d’une classification; classification d’éléments, in Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaires Le Robert, 1993, réimpression et mise à jour 1995.