Août 2003 Par M. TEUGELS Initiatives

Le Ministre des Finances, Didier Reynders, a imposé huit contrats secrets avec des fabricants de tabac en vue du financement des campagnes de prévention du tabagisme de la Fondation Rodin. Cela ne va pas seulement à l’encontre de la politique de ses collègues chargés de la santé publique, mais aussi de la position de l’Organisation mondiale de la santé qui rejette avec vigueur cette initiative. La Fondation Rodin a menacé d’un procès en justice si Knack levait le voile.
Certains citoyens sont accros au tabac, les pouvoirs publics sont accros à l’argent.
Les taxes sur le tabac constituent une source de financement non négligeable pour les pouvoirs publics fédéraux. En 2002, le tabac a rapporté à l’Etat deux bons milliards d’euros, ce qui a permis de financer de nombreuses politiques. La prévention du tabagisme constitue une des compétences des Communautés qui en 2002 ont disposé pour leur part de quelque 200.000 maigres euros.
L’ancienne Ministre de la Santé Publique, Magda Aelvoet (Agalev), avait logiquement eu l’idée qu’une fraction de cette importante manne, 12,5 millions d’euros, puisse être consacrée à la prévention du tabac et ce, par le truchement de la création d’un fonds public de lutte contre le tabagisme. Pour ce faire, il suffisait de percevoir sur chaque paquet de cigarettes 1 ancien franc belge pour la prévention. Ceci ne représente jamais que la moitié de ce qui est habituellement consacré à cet objectif dans d’autres pays.
Elle avait à cet effet discuté avec son collègue des Finances, Didier Reynders (MR), qui a alors sorti de son chapeau une solution bien plus économique. L’industrie du tabac sponsoriserait elle-même la prévention du tabagisme par le biais d’un fonds privé, la Fondation Rodin, chargée de lancer de manière autonome des campagnes de prévention.
La Fondation Rodin, une asbl mise sur les rails en novembre 2000, est active vis-à-vis de toutes les formes de dépendance: alcool, drogue, médicaments, jeux.
Parallèlement, les pouvoirs publics devaient de leur côté créer un fonds public contre le tabagisme, qui n’est toujours pas opérationnel aujourd’hui.
Didier Reynders a réussi à faire sa part du boulot: huit fabricants de tabac mettent à la disposition de la Fondation Rodin un total de 1,85 millions d’euros par an, et ce, durant 6 ans. Selon la Fondation Rodin, l’industrie a été forcée par le Ministre Reynders de fournir cette ‘contribution volontaire’.

Contrats secrets

‘L’objectif principal de la création de la Fondation Rodin était d’aller à l’encontre de la création du fonds public contre le tabagisme qu’avait annoncé Magda Alvoet en août 2000 et qui devait recevoir un budget de fonctionnement de 12,5 millions d’euros’, déclare Luk Joossens , un consultant de l’Organisation mondiale de la santé fort respecté en Europe qui, durant des années, a mené au sein du CRIOC (Centre de Recherche et d’Information des Organisations de Consommateurs) un combat d’avant-garde contre le lobby de l’industrie du tabac.
Et de poursuivre: ‘Alors qu’aujourd’hui l’industrie sponsorise la Fondation Rodin, le budget pour le fonds public contre le tabagisme est passé de 12,5 millions à 1,85 million d’euros par an alors qu’il n’a pas encore vu le jour!’
Assurer le financement de campagnes de prévention du tabagisme par l’industrie du tabac elle-même: le Ministre-Président de la Communauté Française, Hervé Hasquin (MR), a comparé cette initiative dans le journal Le Soir à l’éventualité que les pouvoirs publics puissent accepter de l’argent de la mafia pour créer des écoles de police. Luk Joossens estime qu’il est impensable que l’industrie du tabac mette autant d’argent à la disposition de la prévention sans contrepartie. Le Ministre Reynders et la Fondation Rodin contredisent cette opinion. Le contenu des contrats pourrait certes lever le voile, mais il semble un des secrets les mieux gardés de notre pays.
Ceci est bien étrange car selon Luk Joossens, un contrat analogue en Allemagne a été rendu public. Le Ministre Reynders n’a-t-il pas déclaré au Parlement que la Fondation Rodin et les fabricants de tabac étaient tout à fait prêts à fournir toutes les informations sur l’accord conclu? Michèle Gilkinet , Députée Ecolo, aurait, selon ses dires, demandé une copie du contrat auprès du Ministre Reynders mais ne l’aurait pas reçue.
Nous avons demandé à Philip Morris, l’un des principaux contractants, de nous faxer une copie de ce contrat. Philip Morris a refusé car l’entreprise ne peut communiquer de documents internes. Le Ministre Reynders n’a pas non plus accédé à notre demande.
Nous avons alors adressé un courrier recommandé à la Fondation Rodin. Nous avons également essuyé une réponse négative. Il nous était toutefois possible de consulter le contrat dans ses bureaux. Nous avons été accueillis amicalement, mais lorsque le moment fatidique est arrivé, nous avons fait chou blanc. En présence des principaux responsables de la Fondation, dont son Directeur Luc Joris et son Administrateur Délégué, le Professeur Alain Dewever (ULB, ancien directeur du Centre infirmier universitaire Brugman et ex-président de Glaxo Welcome Belgium), nous n’avons pu avoir accès qu’à deux des seize clauses du contrat. Afin d’éviter que notre œil ne glisse vers les autres clauses, monsieur Joris a couvert le reste du texte d’une feuille de papier. L’interrogeant sur cette attitude bizarre, il nous a répondu que le contrat comportait une clause de confidentialité stipulant qu’en dehors des contractants, personne ne pouvait lire ce contrat ni aujourd’hui, ni demain. Cela ne témoigne pas de prime abord d’un grand souci de transparence et de contrôle démocratique!
La Direction de la Fondation Rodin craint que l’industrie du tabac refuse de poursuivre le financement des campagnes de prévention si cette clause du contrat venait à ne pas être respectée.

Les pratiques de l’industrie

Depuis quelques années, l’OMS conseille de ne pas collaborer avec l’industrie du tabac dans le cadre des campagnes de prévention. ‘Partant de documents internes de l’industrie, il est apparu clairement que le secteur du tabac a fourni durant des années des informations mensongères quant aux produits qu’elle met sur le marché’, déclare Luk Joossens. ‘Ainsi, l’industrie du tabac a-t-elle nié durant des années le caractère cancérigène de son produit, alors qu’elle était la première à être au courant des conséquences néfastes d’un comportement tabagique. Si aujourd’hui le cow-boy Marlboro n’apparaît plus sur les panneaux publicitaires, les fabricants de tabac utilisent d’autres techniques en vue de gonfler leurs ventes.
Par ailleurs, l’OMS a elle-même fait les frais de ces pratiques. Il ressort d’un audit interne mené en 2000, que l’OMS a été sérieusement infiltrée par des lobbyistes du tabac. L’industrie du tabac a ainsi par exemple mené un lobbying massif en vue d’éviter le lancement de politique de prévention en matière de tabagisme ou d’orienter cette politique dans une mauvaise direction.
Elle a sans cesse tenté de faire réduire les fonds pour les activités scientifiques et politiques en matière de tabac dans les organisations des Nations-Unies. Pour ce faire, elle a même eu recours à des scientifiques. Il s’avère que les scientifiques ayant publié des résultats positifs en matière de tabagisme ont souvent accepté de l’argent de l’industrie du tabac’.
Nous avons demandé à l’OMS son évaluation quant au dossier Rodin. Récemment elle a soumis à ses membres la convention-cadre qu’elle a rédigée en vue de l’approche mondiale du problème du tabac, en prenant des accords internationaux notamment en ce qui concerne la lutte commune contre le trafic de cigarettes, la mention visible de nocivité des cigarettes sur les emballages et l’interdiction de publicité en matière de tabac – avec, ici encore, une forte résistance de certains fabricants de tabac. La patronne sortante de l’OMS, Gro Harlem Brundtland , qui a fait de la lutte contre le tabac son cheval de bataille, souhaitait terminer en beauté sa carrière grâce à cette convention-cadre.
‘Le dossier Rodin va complètement à l’encontre de la politique de l’OMS, des dispositions de la nouvelle convention-cadre et de la résolution en matière de transparence vis-à-vis de l’industrie du tabac’, déclare Vera Luiza da Costa e Silva , la responsable brésilienne de Tobacco Free Initiative au sein du bureau principal de l’OMS à Genève. ‘La non-publicité du contrat témoigne d’un manque total de transparence. Cela devrait être rejeté avec vigueur. Sur de nombreux points, les fabricants de tabac ne peuvent être comparés avec d’autres entreprises. Leurs produits sont autorisés par la loi mais ils sont toutefois mortels. Le tabac est le seul produit de consommation qui coûte la vie à la moitié de ses utilisateurs réguliers’.
‘Les activités de la Fondation Rodin semblent relever de la thérapie occupationnelle: débattre sans fin de ce qui existe déjà et surtout ne pas être efficace’, déclare Luk Joossens. ‘La Fondation Rodin mène ainsi une enquête sur le comportement des jeunes, alors que cela a déjà été réalisé depuis plus de dix ans au sein des universités de Gand, Anvers et Bruxelles’.
Le Ministre des Finances, Didier Reynders, collabore depuis quelque temps déjà avec la Fondation Rodin en vue de mener une enquête sur les effets de l’interdiction de la vente de produits du tabac aux mineurs. La Fondation Rodin fait référence à cette collaboration avec le Ministre dans des courriers invitant des scientifiques notoires à participer à des débats pour une indemnisation royale de 1.250 € pour deux après-midi.
Tout ne va toutefois pas pour le mieux dans le meilleur des mondes car certains experts, comme le professeur Albert Hirsch , chef de service de pneumologie à l’hôpital Saint-Louis (Paris), refuse toute participation étant donné que la Fondation Rodin est sponsorisée par l’industrie du tabac.
La Fondation Rodin commence par ailleurs à se lasser de tous ces remous. Ainsi, de nombreux membres fondateurs ont déjà quitté le navire – certains entre autres en raison du sponsoring par l’industrie du tabac.
Il s’avère que la Fondation Rodin ne finance que ses projets propres avec l’argent de l’industrie du tabac, ce qui irrite fortement des scientifiques qui doivent se battre pour récolter des fonds en faveur de la recherche.
Plusieurs scientifiques francophones ont publié le 4 juin 2002, une lettre ouverte dans la Libre Belgique en vue de dénoncer le mode de financement de la Fondation Rodin par l’industrie du tabac sous le titre assez explicite de ‘Tabac: non à la naïveté!’.
Un des membres fondateurs et des principaux penseur de la Fondation Rodin, le professeur psychiatre bruxellois Isidore Pelc (ULB, centre universitaire infirmier Brugman), a également abandonné le navire. Ceci est dû au fait que sa position à la tête de la Fondation Rodin était incompatible avec sa présidence de la cellule Politique de Santé Drogues au sein du Ministère de la Santé Publique.

Une réglementation ‘trop contraignante’

Le monde scientifique a par ailleurs avancé maintes fois le financement des études par l’industrie comme étant un problème. Isidore Pelc avait ainsi déjà fait financer par l’industrie du tabac en 1995 et 1996 un cycle de séminaires organisé par une des fondations qu’il a créées. Ceci ressort de la correspondance interne que Philip Morris a été obligée de placer sur l’Internet après un jugement au Minnesota ( http://www.pmdocs.com ). Pelc était alors recteur de la faculté de médecine de l’ULB et président de l’asbl Fondation pour l’étude et la prévention des maladies de civilisation qui est actuellement active sous le nom ‘Fondation Hodie Vivere pour l’étude et la prévention des maladies de civilisation’.
Les rapports internes de Philip Morris placés sur le net mentionnent la visite en septembre 94 à l’usine de Philip Morris dans la région Suisse de Neuchâtel d’Isidore Pelc, d’Albert D’Adesky , un des anciens hauts fonctionnaires de la Santé publique et du Docteur Bernard Buntinck , Secrétaire de la Fondation. Selon ces mêmes rapports, Messieurs Pelc et D’Adesky seraient ‘ouverts à la position de Philip Morris’ et la ‘fondation serait intéressée par l’organisation d’une série de séminaires et la publication d’un livre’. Le budget de l’organisation de cinq séminaires en 1995-1996 s’élève à 112.500 euros (4.550.000 anciens francs).
Philip Morris donne en mars 95 son accord de principe pour la sponsorisation des séminaires pour un montant de 37.500 euros (1,5 million d’anciens francs). Paul Broeckx , responsable des relations publiques de Philip Morris, donne à ce projet une évaluation favorable considérant, selon la correspondance interne, le complément positif par rapport au programme ‘Arise’ (pour Associates for Research in the Science of Enjoyment).
Isidore Pelc a nié lors d’un entretien téléphonique l’intervention financière par Philip Morris tandis que Philip Morris a confirmé le sponsoring pour un montant de 37.500 euros. On prétend également que Coca-Cola serait un des autres sponsors.
La série de séminaires était basée sur le thème ‘la civilisation tributaire de sa passion du bien-être’. Les interventions et le livre portent entre autres sur la réglementation contraignante que l’Etat impose vis-à-vis des droits individuels de l’individu.
Selon la lobbyiste anti-tabac Américaine Anne Landman , le programme ‘Arise’ a permis à Philip Morris de contrer l’opposition sociale régnante vis-à-vis du tabagisme: ‘les scientifiques du programme Arise ont étudié la science de la jouissance. Selon eux, le café, le thé, le chocolat, le sexe et le tabac permettent à l’être humain de jouir. Et jouir réduit le stress, améliore les prestations, stimule le système immunitaire et aide à lutter contre les maladies cardio-vasculaires! Arise servit également à minimiser le constat scientifique selon lequel la nicotine est un produit provoquant une aussi grande dépendance que l’héroïne.
Arise aimait présenter les pouvoirs publics comme étant des tyrans agissant comme des infirmiers tout-puissants dans le domaine des droits individuels de l’individu. En 1994-1995, le budget mondial d’Arise était de 773.750 dollars’.

L’argent de la Loterie

Dans notre pays, il y a de nombreux autres exemples d’enquêtes scientifiques ayant souffert d’une forme de partialité. Début 2003, la Fondation Rodin a bénéficié, via le Cabinet du Ministre des Télécommunications, des entreprises publiques et des participations, Rik Daems (VLD), par ailleurs également Ministre de tutelle de la Loterie nationale, de 242.600 euros et de 118.500 euros pour deux études à propos de la dépendance aux jeux.
‘Normalement, nous nous attendions à ce que les projets de recherche soient financés selon les canaux usuels via les services fédéraux pour les problèmes scientifiques, techniques et culturels’, déclare Marijs Geirnaert , le Directeur du VAD (Association de lutte contre l’Alcool et les autres Drogues). ‘J’ai plusieurs fois plaidé en ce sens au sein du groupe de travail ‘dépendance aux jeux’ au sein du Cabinet du Ministre Daems. Tout à coup, nous avons appris via la presse que le Cabinet avait attribué cette enquête à la Fondation Rodin! Considérant le sponsoring de la Fondation Rodin par le lobby du tabac et le manque de transparence quant à la façon dont les projets sont attribués, nous ne souhaitons plus être impliqués dans cette recherche. Nous refusons également notre siège au sein de la Plate-forme de concertation Jeux qui a été composée par le Cabinet Daems pour l’accompagnement des études’.
La presse avait appris la nouvelle de l’attribution des études à la Fondation Rodin de la bouche de Walter Baert , porte-parole et Chef de Cabinet adjoint de la communication du Ministre Rik Daems et Commissaire au Gouvernement chargé de la Loterie nationale.
Auparavant, Baert avait été durant quatre ans, Directeur de Fedetab, la fédération de l’industrie belgo-luxembourgeoise du tabac et du Centre d’Information et de Documentation du Tabac.
Depuis peu, le lobbying anti-tabac dans notre pays a par ailleurs été quelque peu décapité. Au début du mois de mai, Luk Joossens a été brutalement licencié du CRIOC.
Lors d’un entretien avec la Direction, celle-ci lui a fait entendre que les contacts avec la presse n’étaient pas de sa compétence, mais de celle du Président. Le CRIOC n’a pas souhaité commenter ce licenciement par la bouche de son Directeur. En guise de protestation, Test Achats a claqué la porte du CRIOC. Le communiqué de presse de l’association de consommateurs critique, entre autres, le fait que le CRIOC a licencié un des derniers experts dont il pouvait être fier.
Marleen Teugels (traduction: Fabrice Stouder)
Cette enquête a été rendue possible grâce au Fonds Pascal Decroos pour le Journalisme d’investigation. Remerciements à Joop Bouma (journaliste d’investigation chez Trouw ).
Ce texte a été publié le 28 mai 2003 dans l’hebdomadaire Knack, et est publié en français avec l’accord de la revue et de l’auteur.