Avril 2010 Par T. POUCET Vu pour vous

« Que vois je et qu’en penser ?». Dans une civilisation du tout-à-l’image, cette interrogation est au moins aussi nécessaire, profonde et salubre au quotidien que le fameux « qui sommes nous , d’où venons nous , où allons nous ?» de nos aïeux philosophes. Appliquons donc la formule aux deux affiches contrastées présentes dans les rues de Paris avec l’objectif commun de promouvoir le film de Joann Sfar sur Gainsbourg-Gainsbarre. L’ambivalence, décidément, poursuivant notre cher Serge jusque dans sa tombe à travers cette production publicitaire double-face…
Que voyons-nous donc? Sur la première marche de notre scrutation, deux affiches quasi similaires. A un seul motif près: la présence ou l’absence de fumée s’exhalant de la bouche du maître. Et aussi, en nous hissant sur la deuxième marche et en baissant les yeux vers le bas des photos, un détail quant aux supports respectifs de chaque affiche. Celle avec fumée est assortie d’un sigle («CBS») qui désigne manifestement le gestionnaire du support. L’autre arbore un nom différent: «groupe metrobus».
Peut-être n’est-ce guère signifiant pour comprendre le pourquoi d’une double version de l’affiche. Ou peut-être que si. On peut imaginer par exemple que, des deux sociétés d’affichage distinctes ayant collaboré à la publicité du même film, l’une ait souhaité coller davantage à la tendance communicatrice puritaine que charrient peu ou prou les campagnes de modération tabagique, si justifiées soient-elles. Pourquoi? Nous ne sommes pas dans le secret des dieux publicistes et, à ce stade, nous n’en savons rien.
Mais nous voilà déjà attirés sur une troisième marche de décodage, qui pourrait conforter et même préciser l’hypothèse ci-avant. En effet, l’affiche sans fumée correspond au gestionnaire d’espaces «groupe metrobus». Sachant que la législation impose de ne pas fumer dans les transports publics, il serait pour le moins cohérent qu’un tel groupe ait souhaité amender l’affiche du film. De même qu’il serait assez cohérent pour le méga-vendeur d’espaces publicitaires CBS – dont quelques très fidèles clients répondent aux noms mutins de McDonald’s, Snickers (Mars), Anheuser-Busch (Inbev), Coca-Cola, Doritos, etc. – de ne pas s’effaroucher devant un simple nuage de fumée.

Prestidigitation

Poussons alors l’esprit critique sur quelques marches supplémentaires. Et commençons (quatrième niveau) par admettre que reste a priori non tranchée la question de savoir quelle est exactement l’image d’origine . Celle avec ou celle sans fumée? M’enfin c’est évident, dira-t-on! Si l’on se rallie à l’hypothèse ci-dessus, on a un responsable (le groupe metrobus), un mobile (par ailleurs nullement déshonorant: la cohérence d’une entreprise à vocation publique) et un procédé, peu sorcier du reste: le scalpel de Photoshop. On ne peut donc parier que sur une suppression délibérée de la fumée par rapport à la photographie initialement retenue par l’agence chargée de la promotion du film.
Ah bon! Vous en êtes si sûr? Attention quand même à la cinquième marche, elle est plutôt glissante. Au stade actuel de nos supputations, vous risqueriez-vous à affirmer qu’il y avait au départ un document authentique pris sur le vif (par hypothèse celui publicisé par le réseau CBS) et que celui-ci, dans l’autre version, a donc forcément été trafiqué?
Et si je vous rétorquais, moi, que les deux photos ont sans doute été trafiquées, qu’il n’y avait probablement pas de fumée sortant de la bouche de ce sosie de Gainsbourg (l’acteur Eric Elmosnino ) pris sous cet angle très particulier? Ou tout au moins pas cette fumée-là, si hyperbolique, si grandiloquente, si manifestement (et lourdement!) reconstruite par ordinateur, comme on retouche le moindre grain de peau supposé non parfait chez les top-modèles – hommes ou femmes – qui nous servent leurs capiteux parfums de fin d’année et de Saint-Valentin. Comme on retouche les chromes des limousines de rêve, comme on retouche dans les clips et sur les emballages l’épaisseur alvéolée très improbable des pizzas industrielles. Comme on retouche à peu près tout ce qui doit se vendre.
Si ça se trouve, devant les lèvres entrouvertes de ce profil lissé sélectionné par l’agence (un pré-Gainsbarre, encore jeune et sapé à l’ancienne), il n’y avait rien ou tout autre chose: par exemple un élément indésirable que l’on aura gommé par simple opportunisme, comme la fumée sur l’autre affiche, une fois le premier visuel bouclé! Apparition et disparition sont les mamelles de nos prestidigitateurs modernes, les boîtes de marketing et leurs innombrables petites mains.
Comparez à cet égard les deux photos: là où il n’y a pas de fumée, on trouve comme par hasard trois spots puissants. Coucou, fermez les yeux, rouvrez-les: oh miracle, ils se sont évanouis dans le plafond de l’autre visuel pour faire place aux arabesques tabagiques. Avec la pub, on sort rarement de la manipulation. C’est son rôle: hypocrisie sur le fond, mise en scène calculée sur la forme. Si vous n’en étiez pas déjà convaincu depuis longtemps, n’hésitez pas à faire passer le message de génération en génération.

Tendance

S’étant quelque peu appliqué à voir clair, on peut aussi réfléchir plus largement à la portée et à la représentativité de ce qu’on a vu. S’agit-il ici, dans l’affiche light (fumigènement parlant), d’un phénomène caractérisé de censure historique autour du personnage de Gainsbourg? Je ne le pense pas, pour des raisons déjà évoquées en partie.
En fait, fonctionnellement, la première et la seconde déclinaisons du visuel obéissent exactement à la même loi fondamentale: celle d’une pub ordinaire , c’est-à-dire mitonnée par des esprits vifs, construite de toutes pièces, arrangée en fonction des intérêts précis qu’elle sert. Et s’il y a une leçon à tirer du décodage qui précède, elle n’est pas franchement nouvelle: c’est qu’un message publicitaire s’écarte toujours du réel pour satisfaire une commande stratégique. Il procède du collage qui brille (aussi factice que fascinant) et très rarement du bricolage (il nous embobine subtilement et doit donc, en guise d’antidote, nous inciter à en démonter les mécanismes de manière plaisante, en particulier pour aider les publics les plus malléables à prendre du recul sur le propos et sa finalité).
Autre chose est la question de savoir si, au nom de la redoutable tolérance zéro en matière de prévention des risques, on peut s’autoriser à édulcorer et à retoucher des images ou des messages qui font partie du patrimoine politique et culturel. L’exemple récent de la suppression de la pipe de Jacques Tati dans son rôle de Monsieur Hulot sur des affiches parisiennes laisse perplexe.
D’abord parce qu’il emprunte à une obsession de tous les régimes d’essence totalitaire: celle de maquiller l’histoire, ses traces et ses documents «authentiques» (si tendancieux soient-ils!). Cela constituait notamment une pratique banalisée sous Staline et perdurait encore en 1968, quand le dirigeant tchécoslovaque Alexandre Dubcek disparut de certains clichés officiels parce qu’il était devenu trop dissonant parmi les dignitaires des pays du Pacte de Varsovie. Dans son livre-charge 1984 , écrit en 1948, George Orwell décrivait déjà l’activité fébrile d’un ministère de l’information qui réimprimait rétrospectivement des journaux à la date de parution d’origine, lorsque les résultats de production fixés par le régime n’avaient pas réellement été atteints. Faute de pouvoir corriger la performance, on rectifiait à la baisse l’exigence de départ dans les archives!

Moralité ?

Dans des contextes moins violemment autoritaires, le grand dilemme éthique de ce type de tentation maquilleuse réside dans ce qu’on pourrait appeler «le vertige de la pente douce». Autrement dit, une fois qu’on s’est engagé dans une voie d’inspiration épuratrice, d’allure et d’apparence relativement raisonnables au départ, comment distinguer encore les limites à ne pas franchir et les processus d’emballement cumulatifs, rendus peu criards en raison de leur rythme modéré?
De proche en proche, en effet, rien n’a l’air excessif. Mais à la longue cela peut muter en réflexe piégeant, dont plus personne ne maîtrise l’agenda ni n’interroge vraiment la raison d’être. Si l’on coupe la pipe à Tati, va-t-on ensuite mettre un rideau devant celle de Magritte ? Si le regretté Morris lui-même a consenti à remplacer la clope de Lucky Luke par un brin d’herbe, que va-t-on proposer comme substitut aux bouteilles du capitaine Haddock et aux casiers de bières du papa d’Achille Talon?
En arrivera-t-on à expurger l’intégrale des chansons de Gainsbourg de «Dieu est un fumeur de havanes» et à mettre au pilon les dvd du film «Je vous aime» (pas vraiment un chef-d’oeuvre, cela dit) où il chante ce morceau avec Catherine Deneuve ? Et puis après, quoi encore?…
Bref, la tentation contemporaine de censure plus ou moins soft table sur un credo qui n’est pas si éloigné du mécanisme décrit par Orwell. Elle a ressurgi récemment dans le débat sur l’acceptabilité même du maintien en circulation de «Tintin au Congo», suite à la plainte de l’étudiant en sciences politiques Bienvenu Mbutu Mondondo , qui entend obtenir l’interdiction de vente de l’album par la société Moulinsart, gérante des droits de l’oeuvre d’ Hergé . Le grief repose ici sur les clichés racistes et non sur de supposées incitations à la débauche sanitaire (1). Mais le raisonnement à tenir est le même: c’est surtout le bien-fondé de la pulsion éliminatrice qu’il convient d’interroger! En s’attaquant à la représentation et donc aussi à la traçabilité d’un mal désigné, quel qu’il soit (2), ne se comporte-t-on pas comme ces hygiénistes primitifs des crèches Nestlé qui s’imaginaient que l’asepsie totale allait renforcer à vie le potentiel de santé des nouveau-nés? On en est largement revenu en matière d’immunologie.
Serait-il si sot de faire un parallèle avec le domaine des comportements individuels et sociaux? Va-t-on prémunir les humains et l’ensemble de l’humanité contre certains penchants funestes en bannissant ou en travestissant les indices de l’existence même de ces penchants? S’il suffisait de cacher le malsain pour y échapper, depuis le temps, cela se saurait…
Après tout, avec un brin de décontraction, la relecture critique commune des aventures de «Tintin au Congo» par des descendants involontaires de colonisés et de colonisateurs pourrait, en termes d’histoire des mentalités, mettre d’accord bien des gens et, de surcroît, pointer la nécessité de palabres historiques ravaudeuses de liens. Gageons, en tout cas, que cela serait plus productif qu’une mise au pilon de l’album ou que son enfouissement dans des caches à uranium.
Et pour en revenir à la santé, face aux velléités d’aseptisation des images, efforçons-nous de rester vigilants et surtout plus imaginatifs que les apprentis censeurs. Si ces derniers persistent à croire que leur piste pseudo-éducative et pseudo-préventive incarne par excellence «le sens des responsabilités», opposons-leur la formule du Petit Spirou qui, sur une affiche du FARES, conseillait à la génération de ses fans de « décider d’arrêter avant de commencer ».
Il parlait du tabac. Mais cela peut s’appliquer tout aussi bien aux tentations de maquillage des réalités. Histoire de prévenir le vertige de la pente douce.
Thierry Poucet

(1) On notera du reste que la frontière est toujours plus ou moins poreuse entre les maux sociétaux et la santé: le rabaissement social ou ethnique, par exemple, n’est assurément pas un facteur positif de santé mentale, ni pour les rabaissés, ni même pour les rabaisseurs.
(2) Et l’on sait par ailleurs qu’ils sont souvent d’importance très variable selon les époques, les pressions du contexte et les cultures.