Dans les pays riches comme dans les pays pauvres, on mange de plus en plus à l’extérieur de chez soi. Une évolution qui n’est pas anodine en termes de santé publique. Et un enjeu à l’échelle mondiale.
Point n’est besoin de rappeler les ravages de la malbouffe, de l’obésité et des maladies chroniques qui en sont le corollaire. Si on considère l’évolution de ces facteurs au cours du temps, on constate qu’un changement majeur est intervenu ces dernières décennies: nous avons pris l’habitude de manger en dehors de chez nous.
Il y a moins de 50 ans, parents et enfants rentraient «manger chaud» à midi, une habitude qui s’est progressivement effritée sous les exigences du monde du travail… et de l’émancipation des femmes, qui n’ont plus souhaité attendre dans leur cuisine que leur héros vienne se restaurer dans la douce chaleur du logis.
Le monde mange dehors
C’est cette évolution que questionne le chercheur Carl Lachat , de l’Institut de Médecine tropicale d’Anvers qui vient de défendre une thèse sur ce sujet à l’Université de Gand. Car il n’y a pas que dans nos pays occidentaux que cette habitude s’est implantée: partout dans le monde, on a assisté ces quelque 30 dernières années à des modifications radicales dans le style de vie des populations. Des facteurs démographiques comme l’urbanisation galopante et le travail des femmes ont été les déclencheurs de cette évolution. Or, affirme Carl Lachat, cette offre globale de nourriture extérieure pèse lourd dans le bilan de la nutrition des populations humaines; elle est en effet plus énergétique, plus grasse et contient moins de micronutriments. Bref, en moyenne, on mange mal, et sur tous les continents.
En Belgique, un tiers de la population consomme plus de 25% de ses apports nutritionnels à l’extérieur, et les chiffres sont bien plus élevés encore dans d’autres parties du monde. C’est préoccupant, affirme le chercheur, parce que cette consommation énergétique est de piètre qualité: les portions sont trop grosses; la densité énergétique est plus élevée que dans une cuisine «maison»; le gras, le sucré et le salé sont omniprésents; on ne sait pas toujours exactement ce qu’on mange; et dans beaucoup de cas, on n’a guère le choix. Enfin, il ne faudrait pas non plus oublier, dans ce bilan, l’importance des boissons: le règne de la canette de soda sucré est désormais mondial, ce qui n’est certainement pas sans conséquences non plus…
Bien sûr, dans les pays riches, on observe depuis quelques années un regain d’intérêt pour une alimentation saine et équilibrée; un certain nombre d’enseignes de restauration basent même tout leur business sur cette tendance. Mais il n’en reste pas moins vrai que, selon de nombreuses études, manger régulièrement au dehors est clairement associé à une augmentation de l’obésité et de son cortège de complications. Pour le chercheur anversois, il y a donc clairement là un enjeu de taille pour les autorités de santé, voire un levier potentiel pour améliorer l’état de santé des populations du globe.
Il y a «dehors» et «dehors»
Dans les lieux de restauration extérieurs au domicile, le chercheur distingue deux catégories: les commerciaux et les collectifs. Les commerciaux s’adressent aux consommateurs qui ne sont pas organisés en communautés et pour qui il est donc plus difficile d’imposer à leur fournisseur des critères de qualité. Ce sont les petits marchands de sandwiches, pittas, frites ou autres spécialités locales (selon les latitudes), qui ouvrent de petites boutiques dans les villes ou plantent leurs échoppes le long de la voie publique; les franchisés de grandes enseignes que l’on trouve dans les centres urbains et les lieux publics tels que gares, aéroports, stations services, etc.; les distributeurs automatiques de plus en plus présents dans le paysage urbain, et bien sûr les «vrais» restaurants.
Quant aux collectifs, ils regroupent les cantines d’entreprise, d’écoles, d’hôpitaux, de l’armée, etc. Parmi ceux-ci on distingue les cantines appartenant à l’institution où elles sont installées, et les cantines contractuelles, dépendant d’une grande organisation de catering .
Le Belge et sa cantine
Selon les pays considérés, les habitudes vont plus dans le sens de l’une ou l’autre forme de restauration. Chez nous, les cantines tiennent le haut du pavé. Il y en a de toutes sortes et dans la moyenne, elles ne sont pas franchement mauvaises, mais il y a quand même des possibilités d’améliorer la situation. Carl Lachat a ainsi observé que dans une cantine universitaire, seule une minorité des combinaisons parmi les repas possibles rencontrent les recommandations de qualité d’un bon repas chaud. « La moitié des pays européens n’ont pas de législation relative à la fourniture de restauration collective , et quand il en existe une , elle ne fait guère l’objet de contrôles », dénonce le chercheur dans sa thèse. Mais il précise aussitôt: « Ce n’est pas tant en légiférant qu’on arrive à améliorer la qualité des repas fournis , mais plutôt en sensibilisant tous les acteurs . Certains exemples scandinaves ou britanniques sont très convaincants .»
Certes, il reconnaît volontiers que le secteur de la restauration collective d’entreprise, chez nous, a fait des efforts considérables pour arriver à fournir chaque jour à un très grand nombre de convives une nourriture de qualité pour un prix abordable. Mais on parle là d’un certain niveau de restauration. « Ce sont les options plus bas de gamme qui sont plus inquiétantes », précise-t-il.
Street food
Dans beaucoup de pays émergents, la restauration collective est loin d’atteindre le niveau qu’elle a chez nous. La fourniture de la nourriture de base, notamment la restauration de rue, provient essentiellement d’une multitude de petits commerçants, un secteur très difficile à contrôler. L’enjeu est donc colossal dans ces pays, et certains s’y sont déjà attelés avec beaucoup de clairvoyance. Par exemple, en Corée, où les chiffres de diabète et d’hypertension artérielle décollent en flèche, une politique de prévention efficace a été mise en place. Une des stratégies a été de contrer la marée de la junk food en réhabilitant la cuisine traditionnelle dont on a renforcé l’image positive. « En Belgique aussi , on observe une nouvelle vague d’intérêt pour les légumes oubliés et la redécouverte de certains plats d’antan . Je pense que c’est une piste intéressante pour la promotion d’une cuisine saine et équilibrée », remarque Carl Lachat.
Le chercheur observe également avec intérêt certaines initiatives dans d’autres pays en développement. En Chine notamment, ou encore au Vietnam.
Pour sa thèse, il y a étudié les évolutions dans la manière de s’alimenter des jeunes Vietnamiens. Dans ce pays, la nourriture préparée et vendue à l’extérieur des foyers familiaux fournit aux adolescents 42% des fruits et légumes, 23% des apports en sel, 21% de l’énergie, des vitamines, du fer et du zinc. Le fait de manger en dehors de chez eux leur apporte donc d’indéniables bénéfices… mais augmente aussi insidieusement la ration calorique et la quantité de sucre. Les ados sont tiraillés entre fidélité à la tradition et attirance pour un mode de vie plus occidental: ceux qui mangent à l’extérieur invoquent le plaisir, la variété de choix, le fait d’être avec les copains, tandis que ceux qui fuient cette habitude disent craindre le manque d’hygiène et le mauvais équilibre nutritionnel des repas pris à l’extérieur. « C’est dans un tel contexte de pays en plein développement qu’on devrait être attentif à la qualité des repas pris en dehors si on veut protéger la santé des nouvelles générations », affirme Carl Lachat.
Balayer dans sa propre cuisine…
Mais s’il prône avec autant de ferveur le retour aux cuisines traditionnelles là-bas comme ici, est-il donc tellement convaincu que, dans le secret de sa cuisine, le Belge ne se mitonne que des petits plats bien équilibrés? « Non , j’avoue que je suis assez sceptique par rapport aux talents culinaires des Belges , répond-il en riant. Quand on voit à quelle vitesse le marché des plats tout préparés prend de l’extension , je crains que nous ne nous dirigions vers une civilisation du ‘ manger dehors’ même chez soi ! Ce qui n’est pas du tout rassurant !»
L’évolution sociologique en cours est probablement irréversible: elle va de pair avec la mondialisation. Les êtres humains cuisineront sans doute de moins en moins eux-mêmes et sous-traiteront probablement de plus en plus leur nourriture à l’extérieur. Cela se voit d’ailleurs très clairement chez nous avec les jeunes générations. Si nous voulons préserver leur santé à venir – quel que soit le continent où nous vivons – il est donc temps de nous intéresser à cet aspect du problème.
Karin Rondia
Article publié initialement dans Équilibre n°65, février 2012, et reproduit avec son aimable autorisation