Quelle prévention de la maltraitance voulons-nous
?
Depuis l’affaire Dutroux, il n’est pas une semaine où la violence sur enfant ne défraye la chronique. On peut se demander si, paradoxalement, cette situation ne vient pas empêcher la prévention de la maltraitance plutôt que la favoriser. Mais alors, quelle politique mener?
Après la levée du silence sur le viol de femmes, nous avons assisté au dévoilement d’abus ou de sévices sur enfants. De tabou, ces faits ont pu, peu à peu, être reconnus et, partant, pris en compte dans des actions de prévention, de traitements appropriés,… Puis surgit la figure de Dutroux et, d’assassin qu’il fut avant tout, il devint l’épouvantail d’une enfance innocente, la preuve par neuf qu’il ne faut jamais dire bonjour aux inconnus. Depuis lors, un incessant ballet de faits divers montés en épingle vient nous conforter dans un imaginaire où chacun peut clairement distinguer les bons des salauds. Et où le mal, comme il se doit, réside à l’extérieur.
Surtout distinguer les bons des méchants
De fait, l’auteur d’actes de maltraitance sera jugé malade pervers et donc radicalement différent de nous. En miroir, l’enfant est considéré comme «un être, pur, angélique (au sens théologique, c’est-à-dire qui n’a pas de sexe) et érigé en victime potentielle du diabolique pédophile (1).»
Hélas, la pratique nous rappelle que la maltraitance est avant tout intra-familiale et engendrée par des personnes en situation de détresse psychique et/ou sociale. Accepter ce fait revient à prendre en compte qu’il pourrait s’agir de chacun d’entre nous dont la vie pourrait soudain basculer ou pire qu’en nous résident des pulsions qui risquent de nous dépasser. Voilà qui est bien difficile…
Si ce clivage, en tant que mouvement dans le social, est depuis longtemps analysé par les professionnels (2), des mises en cause nettement plus sévères se font entendre depuis peu:
«Récupération politique, extrémismes militants et exploitations médiatiques» tels sont les ravages de la dictature de l’émotion exposés dans un livre récent où chacun, exemples à l’appui, en prend pour son grade. La presse «agite des idées et fait du tirage», certaines associations «se posent davantage en hérauts inquisiteurs d’une nouvelle «bien-pensance» qu’en défenseurs d’un intérêt commun» , quant aux politiques, «cherchant avant tout à se protéger du soupçon d’indifférence ou de passivité complice, ils (…) pratiquent la surenchère en matière de textes réglementaires.»
Sont ainsi clairement posées les responsabilités, et notamment celles de l’Etat. Garant de l’intérêt général, l’État oriente la vie en commun par ses législations, son soutien à l’un ou l’autre type de dispositif et la parole qu’il émet dans l’agora. Cette parole balise la démocratie (antiracisme), la protection de la santé (vaccination, prévention du sida,…), la solidarité, etc.
En fait, selon la manière dont seront envisagées les causes de la maltraitance deux voies s’ouvrent. Pour plus de clarté, nous les avons différenciées à l’extrême et quelque peu caricaturées.
Le règne des corbeaux ou la politique du soupçon
Suivant en cela les mécanismes de défense qui mènent à rejeter le mal à l’extérieur, une première démarche considère l’auteur d’actes de maltraitance comme pervers (méchant ou malade), fondamentalement différent du «bon père de famille». Il doit être puni ou soigné; il est donc nécessaire de renforcer le dispositif législatif, judiciaire et répressif. Le témoin de la violence intervient en tant que délateur tandis que l’intervenant sera le monde judiciaire (ou médical, instrumentalisé).
Ce modèle développe des messages tels: Vous êtes témoin d’une situation de maltraitance, ne restez pas en silence, prévenez la police . À la personne maltraitante on dit: Gare à la punition . Et au témoin: Dénoncez !
Cette voie favorise la clandestinité de la personne maltraitante ainsi que son rejet par l’entourage, elle mène à la déresponsabilisation, chacun ouvrant son parapluie et renvoyant la patate chaude à l’étage supérieur qui ne pourra être qu’encombré.
Elle met le projecteur sur les affaires les plus dramatiques, au risque du sécuritaire. Et au risque aussi de voir sous-évaluée et donc non prise en compte toute maltraitance jugée moins grave et qui pourtant constitue la majorité des situations: «Je ne viole tout de même pas mon gosse, donc je ne suis pas concerné.»
A une époque où la parole est survalorisée dans un mythe des bienfaits de la catharsis, nous assistons à une importante confusion. Pour être opérante, la parole doit être plus que communication ou dénonciation. Elle se doit d’être énonciation, élaboration; cela nous amène à notre second modèle, qui plutôt que répressif ou curatif suggère la prévention.
La démarche citoyenne: l’humilité de la fourmi
Ce deuxième axe envisage qu’il n’y a pas de frontière claire entre normalité et anormalité et que la personne maltraitante pourrait être l’un d’entre nous. Il s’agit avant tout d’une personne en difficulté, en souffrance, qui a besoin d’être aidée. Au plan socio-économique, il s’agit de réduire la précarité et au plan relationnel de renforcer les mécanismes de solidarité, de reliance, les dispositifs d’aide.
Plutôt que d’intervenir en tant que délateur, le témoin de la violence prend place en tant que soutien à un autre humain en difficulté, dans un réseau social à tisser sans cesse. L’intervenant est d’abord l’entourage, ensuite et si nécessaire le professionnel de santé et enfin, seulement dans les cas extrêmes, le monde judiciaire.
Ce modèle développe un message tel: Chacun d’entre nous peut aller mal au point d’être maltraitant. Dans ce cas, essayons de nous arrêter, de réfléchir, de trouver de l’aide . À la personne maltraitante, il est dit: Vous n’êtes pas le seul dans cette situation; la demande d’aide est alors favorisée. Chez le témoin, on privilégie l’identification et donc l’appui. «Donnez un coup de main».
Tournant résolument le dos à la politique du soupçon, cette démarche ne peut se fonder que sur la confiance dans les familles, leur entourage et les professionnels qu’ils rencontrent chaque jour…
Si ce modèle évoque surtout des situations quotidiennes, peut-être au risque d’une certaine banalisation, nous pensons cependant que la première option conduit à une impasse et va à l’encontre des valeurs démocratiques et donc de l’action et de la communication d’État. A l’inverse, la seconde démarche renforce la citoyenneté: chacun à son niveau a un rôle à jouer. La diminution des situations de maltraitance ne repose pas sur les seules institutions mais dans l’initiative de chacun – entourage et professionnels, initiatives qui viennent irriguer le Vivre ensemble. Car, «le monde commun n’est jamais un fait acquis, garanti, même quand il est fixé dans le cadre d’un Etat: c’est en permanence que chacun est appelé à le faire être par son action, en rapport avec les autres. Sans cette action, cet acte, «le désert croît» (Nietzsche)».(4)
Vincent Magos , Cellule de coordination du Programme de prévention de la maltraitance et de l’aide aux enfants victimes de maltraitance.
(1) Catherine Marneffe, Le culte de l’enfant victime , Le Vif-l’Express, 08/02/2002.
(2) Notamment Laurence Gavarini et Françoise Petitot, La fabrique de l’enfant maltraité , Erès,1998.
(3) Paul Bensussan et Florence Rault, La dictature de l’émotion – la protection de l’enfance et ses dérives, Belfond, 2002.
(4) Françoise Collin, Pour un monde commun: pluralité et différences selon Hannah Arendt , Conférence à l’Ecole belge de psychanalyse, le 17 juin 2001.