Longtemps considérée comme une pratique de manants, la marche a mis du temps à gagner ses lettres de noblesse. Des écrivains marcheurs, d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs, y ont contribué : Pétrarque, Shitao, Rousseau, Thoreau, Walser… Jean-Louis Hue passe en revue leurs contributions à l’éloge de la bipédie dans «L’Apprentissage de la marche» (Grasset).
« Avant Pétrarque », explique Jean – Louis Hue , écrivain, directeur du Magazine Littéraire et marcheur, « la marche apparaît si prosaïque qu’il convient de la taire , ce que font les écrivains . Avec Pétarque et son récit « L’Ascension du Mont Ventoux », la marche fait son entrée en littérature . L’expédition est extravagante pour l’époque . Les hommes du Moyen Âge ne marchaient que par nécessité et s’aventuraient au – delà de leur paroisse et de leurs champs seulement pour des pèlerinages .» Pétrarque ne se livre pas encore à proprement parler à une célébration de l’activité la plus naturelle qui soit. L’auteur italien motive son ascension (ardue) par le désir puissant de contempler le paysage au sommet. Mais voilà qu’à destination, tout à son admiration, il ressent le besoin de sortir de son sac «Les Confessions» de Saint-Augustin. Et tombe sur ce passage à méditer : « Les hommes vont admirer les cimes des montagnes , les vastes flots des mers , les larges cours des fleuves , l’étendue des océans et le mouvement des astres et ils s’oublient eux – mêmes .» Dont acte. C’est en soi qu’il faut regarder. La leçon de marche se clôt sur une invitation à la vie spirituelle.
Chine et Japon
L’Orient est plus prompt à célébrer les vertus de la marche pour ce qu’elle permet : un mouvement salutaire et l’observation de la nature comme celle des hommes. Parmi ses chantres, Shitao , qui changeait son identité au rythme de ses foulées. Elles furent nombreuses. Il arpenta les provinces de l’Empire chinois pendant trente ans ! C’est ainsi qu’il se fit appeler «Racine Obtuse», «Rongé jusqu’aux os», «Vénérable Aveugle», «Moitié d’homme» et «Vague de Pierre» (Shitao), son nom d’écrivain.
Parmi les classiques de la littérature japonaise : Bashô . Ses journaux de voyage relèvent d’un genre impressionniste qui voit l’écrivain voyageur s’arrêter devant des paysages ou des scènes de la vie quotidienne et laisser venir le poème que cette vision suscite en lui. Quant aux caractéristiques des marcheurs chinois et japonais, Jean-Louis Hue en cite quelques-unes. Les premiers sont prompts à laisser des commentaires sur des stèles ou sur des plaques. Pour les seconds, la pratique de la marche est codifiée depuis des siècles. « Les Japonais se doivent de découvrir au moins dix paysages classiques à apprécier selon la saison ou l’heure », explique Jean-Louis Hue. « Des ouvrages existent , qu’il convient d’avoir lus avant d’entreprendre le voyage . Il est même des émotions à ressentir face à tel ou tel paysage . Pour l’anecdote , j’ai vu à Fontainebleau des Japonais qui commençaient à compter les pins comme il est d’usage de le faire avec des arbres de certains sites remarquables de leur pays !»
Voie royale
En France, la marche connaît un promoteur de marque en la personne de Louis XIV. Le Roi Soleil s’y adonne avec de prestigieux invités ou en comité réduit dans les Jardins de Versailles, aménagés par André Le Nôtre. Le parcours de huit kilomètres compte vingt-cinq stations offrant des panoramas qu’il convient d’admirer en présence de Sa Majesté. Dans la foulée, on doit à Jean – Baptiste de la Salle d’avoir défini les règles de la promenade. « Il la présente comme un exercice honnête », écrit Jean-Louis Hue. « Une pratique qui contribue à la santé du corps et qui rend l’esprit plus disposé aux exercices qui lui sont propres . Elle devient un divertissement de qualité quand on y joint des entretiens . La marche n’est plus une déchéance sociale . Ici , la marche participe d’un ballet ou les mouvements du corps sont des figures imposées . Il ne faut surtout pas tourner les épaules de côté ni pour les promeneurs avancer l’un devant l’autre . Le mieux est de progresser en rang . Il y a aussi une bonne manière de poser les pieds à terre .»
La marche entre dans les moeurs. Parmi ses partisans, on trouve Jean – Jacques Rousseau . Cet «ambulant maniaque», selon ses propres termes, affirme n’avoir jamais tant pensé, existé et vécu que lors de voyages faits seul et à pied. Le Siècle des Lumières est celui de la marche, parée de toutes les qualités : elle fortifie les jambes, soulage l’estomac, purge les reins et stimule le cerveau. D’ailleurs, on ne marche plus, on «tronchine» selon le nom d’un célèbre médecin de l’époque, le Dr Tronchin. La création des Grands Boulevards et de leurs trottoirs va de pair avec l’avènement du piéton. Ils constituent une ère de déambulation et d’observation de choix pour des écrivains comme Balzac ou Baudelaire. « C’est une révolution pour les marcheurs », souligne Jean-Louis Hue. « Avant , ils pataugeaient dans un véritable cloaque . Ils dérapaient sur du fumier épandu devant les portes pour atténuer le bruit des carrosses . Sans compter le risque de ramasser le contenu d’un pot – de – chambre sur la tête . Heureusement , les mentalités et les infrastructures évoluent .»
Montagne et camping
Pour les marcheurs, le XIXe siècle se distingue du précédent par la découverte de la marche en montagne et du camping. Rousseau déjà avait célébré la marche en altitude. « On se sent plus de facilité dans la respiration », écrivait-il, « mais aussi plus de légèreté dans l’esprit . Les plaisirs y sont moins ardents . Les passions plus modérées ». Mais il faut attendre le XIXe siècle pour qu’avec la marche en montagne s’inaugure un nouveau rapport au corps, à la fatigue, aux limites et aux dangers. Le Genevois Horace-Bénédict de Saussure, qui voue sa vie au Mont Blanc y est pour beaucoup. Les Anglais, touristes férus des Alpes, de retour dans leur pays, redécouvrent le Lake District, dans lequel ils voient… une copie des Alpes. Cette région de plus de 2000 kilomètres carré est source d’inspirations pour des écrivains, qu’on nommera «Lakistes». Parmi eux : William Wordworth , poète auteur d’un guide touristique qui, selon les connaisseurs, hisse la région à des hauteurs inégalées. William Wordworth aurait au moins fait 300 000 kilomètres de marche. Il ne s’en glorifie pas. Pour lui, la marche est un stimulant plus puissant que la drogue ou que l’alcool.
La région des lacs de la Nouvelle Angleterre, qui rappelle celle du Lake District, va elle aussi inspirer des écrivains. Le plus connu d’entre eux sera Henry David Thoreau . « À ses yeux », précise Jean-Louis Hue, « la marche ne relevait pas d’un exercice physique mais d’une culture , d’un art qui lui donnait le sentiment d’appartenir à un Ordre , celui des marcheurs errants . Il commençait toujours ses marches vers l’Ouest . Il voulait s’inscrire dans un mouvement progressant vers un monde neuf , à l’opposé de la Vieille Europe .»
C’est en l’écrivain écossais Robert Louis Stevenson que l’on peut voir l’initiateur de la mode du camping. L’auteur de «L’Étrange cas du Docteur Jekyll et de M. Hyde» est aussi le narrateur de «Voyage avec un âne dans les Cévennes». Un sentier de Grande randonnée propose encore aujourd’hui de suivre l’itinéraire de ce « dormeur à la belle étoile soucieux de quitter le lit douillet de la civilisation , de sentir le granit terrestre et les silex épars et de se libérer des angoisses de la sédentarité grâce à la pensée flottante suscitée par la marche .»
Nietszche et les autres
Jean-Louis Hue convoque encore d’autres écrivains qui ont fait la découverte de la marche comme plaisir, solitude mobile ou liberté essentielle. Parmi eux : Nietszche , qui a écrit « Être cul de plomb , voilà par excellence le péché contre l’esprit ! Seules les pensées qu’on a en marchant valent quelque chose !»
Flaubert aussi, dont la conversion à la marche intervient en Bretagne. L’auteur de ‘Madame Bovary’, endeuillé, a envie de changements, notamment dans sa manière d’écrire. La métamorphose passera par le mouvement. On citera encore Robert Walser , écrivain suisse (« Tout semblait marcher avec moi , les prés , les champs , les forêts , les montagnes et finalement la route elle – même . Ne courons pas après la beauté . Qu’elle nous accompagne plutôt comme une mère qui marche à côté de ses enfants .»).
Quant à Jean-Louis Hue, il clôt son livre par un joyeux « J’ai enfin appris à marcher ». Le périple de deux cent cinquante pages l’aura mené dans les bibliothèques, mais aussi par monts et par vaux. Un apprentissage qui ne demande qu’à être partagé.
Véronique Janzyk