Le 25 mars, j’étais venue animer une table ronde et dire au revoir à un vieux complice en promotion de la santé… J’ai vu un paysage se remodeler.
À l’heure où les acteurs de promotion de la santé entendent ou produisent eux-mêmes des discours parfois moroses; à l’heure où l’on craint des retours en arrière stériles vers le «tout au curatif», «tout à l’information» ou des fuites en avant vers le «tout à la technologie»; à l’heure où fleurissent les manifestes pour la défense de la promotion de la santé aux niveaux régional, national ou international (1); à l’heure où s’effondrent les facteurs d’impact de revues spécialisées en promotion de la santé, la table ronde organisée à l’Observatoire de la Santé du Hainaut en l’honneur du départ à la retraite de son directeur, le Dr Luc Berghmans , permet de tracer un bilan et des perspectives constructives.
Le thème en était ‘Comment intervenir pour réduire les inégalités sociales et territoriales de santé ?’ Sous mon regard attentif, au fil des interventions, s’est retissée la complexité d’un champ qui mérite notre engagement éclairé.
Un intervenant nous invite à adopter une vision décomplexée des difficultés de la promotion de la santé à se faire reconnaître. Quarante ans de promotion de la santé, c’est finalement peu : il est normal de n’avoir pas vaincu toutes les difficultés et de connaître une progression en dents de scie du secteur et de ses pratiques.
À l’analyse, ces nonante minutes d’échanges constituent un incubateur d’idées et de perspectives en ce sens.
L’impression globale est celle d’une complexification (et non complication) progressive de notre vision des stratégies d’intervention promues par la Charte d’Ottawa au niveau mondial et par le décret du 14 juillet 1997 portant organisation de la promotion de la santé en Fédération Wallonie-Bruxelles. Cette complexification est sans nul doute un signe de maturité pour un secteur qui entre dans une nouvelle ère. On a même entendu «Finalement qui sommes-nous pour penser que la santé est l’aune à laquelle doivent être mesurées les actions et politiques des autres secteurs ?»
Au fil du débat, les discours, tous légitimes, font émerger les paradoxes et voler en éclat certaines évidences: «la promotion de la santé et le soin, ce n’est pas vraiment compatible» «les inégalités sociales sont ‘de santé’», «le professionnalisme chasse le militantisme» «le plaidoyer pour la promotion de la santé est nécessaire et légitime», «il faut montrer l’efficacité de la promotion de la santé pour en renforcer la visibilité».
Et si au bout du compte, la maturité de la promotion de la santé, c’était de rencontrer la complexité que reflètent ces paradoxes irrémédiables; si c’était de travailler à construire des politiques et des pratiques au cœur même de ces paradoxes, en les considérant comme des opportunités ?
À la rencontre de la complexité
Tentons d’en énoncer quelques-uns.
• En matière de réduction des inégalités sociales de santé, l’absolue nécessité d’agir par anticipation (prévention primaire voire primordiale, promotion, inflexion des déterminants sociaux…) doit se conjuguer d’un côté à l’urgence d’assurer des soins de base qui évitent une dégradation plus forte encore de l’état de santé, et de l’autre à une vigilance pour faciliter l’accès tout au long du parcours de soins (soins de premier et de deuxième recours).
• Lutter contre les inégalités sociales de santé suppose de conjuguer engagement et professionnalisme. Le professionnalisme doit être solidement ancré dans les connaissances scientifiques et empiriques. Mais l’engagement aux côtés des populations dans des alliances avec d’autres secteurs, d’autres professionnels peut nécessiter que ces cadres de référence se fassent discrets. Ainsi, visibilité de la promotion de la santé et efficacité de l’engagement pour réduire les inégalités sociales de santé ne vont pas nécessairement de pair.
• Conjuguer professionnalisme et engagement dans des collaborations intersectorielles nécessite de s’appuyer sur une continuité de services spécialisés en promotion de la santé. Une telle continuité suppose le soutien de politiques dédiées à la promotion de la santé, alors qu’il est demandé aux professionnels de ces services de se fondre dans les autres politiques.
• Des priorités doivent être définies au départ de données de santé (qu’elles soient de sources épidémiologiques ou plus qualitatives, issues du vécu de la santé par les populations); elles doivent permettre de cibler les points sur lesquels l’équité doit être renforcée par une universalité proportionnée de services; d’y investir des ressources humaines, sociales et financières. Cependant le travail sur les déterminants sociaux, tout aussi important en terme d’équité, peut parfois nécessiter de s’écarter temporairement de ces priorités pour rejoindre les préoccupations des usagers ou des professionnels d’autres secteurs de la société. La santé n’a pas le monopole des inégalités.
• Les applications de la notion de ‘santé dans toutes les politiques’ commencent à se développer aux deux extrémités de l’organisation sociale : à un pôle, dans les collectifs issus de la population et chez les opérateurs locaux; à l’autre pôle, entre certaines administrations régionales ou fédérales. Mais l’on discerne peu comment articuler ces avancées, tisser entre elles des liens dynamiques, les faire se nourrir l’une de l’autre, en n’oubliant pas les échelons intermédiaires.
Au moment de remettre sur le métier nos politiques et nos organisations de promotion de la santé, le chantier qui s’ouvre à nous est passionnant dans sa complexité et ses paradoxes… Explorer les perspectives ouvertes au cœur même de ces paradoxes, sans en cristalliser les oppositions, devrait permettre de faire émerger des solutions nouvelles. J’espère que nous aurons dans un futur proche des occasions d’approfondir ces débats avec des interlocuteurs aussi diversifiés, réflexifs et engagés que ceux présents ce 25 mars.
(1) «La santé partout et pour tous – plaidoyer pour une politique exigeante», Collectif des acteurs de promotion de la santé en Fédération Wallonie-Bruxelles, décembre 2012, http://www.educationsante.be/es/article.php?id=1444
Bibliographie
Davies JK, “Health Promotion: A Unique Discipline?” Health promotion forum of New Zealand, HPF Occasional Paper series (CC36008), décembre 2013
«Manifeste pour une reconnaissance et un financement fiable de la promotion de la santé, de l’éducation pour la santé, de la prévention collective et de la santé communautaire», proposé par huit associations françaises et l’UIPES, février 2014, http://manifestepreventions.wix.com/manifeste-prev-sante
Richard Horton, Robert Beaglehole, Ruth Bonita, John Raeburn, Martin McKee, Stig Wall, “From Public to Planetary health : A Manifesto”, The Lancet, Volume 383, Issue 9920, Page 847, 8 March 2014 http://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736%2814%2960409-8/fulltext
«Lutter contre les inégalités sociales de santé par la promotion de la santé, ça rapporte», Mémorandum à destination des femmes et des hommes politiques bruxellois, Plate-forme bruxelloise du secteur de la promotion de la santé, avril 2014
«L’urgence d’agir en promotion de la santé : un appel à des politiques socio-économiques responsables face à la santé des populations», Secrétariat international des infirmières et infirmiers de l’espace francophone (SIDIIEF) et Réseau francophone international pour la promotion de la santé (REFIPS), mars 2014, http://www.sidiief.org/~/media/Files/3_0_APropos/3_6_PrisePosition/Prise-Position-Promotion-Sante-Texte-integral-2014.ashx