Avril 2012 Stratégies

Divers intervenants de la prévention du VIH/Sida et des autres infections sexuellement transmissibles (IST) en Fédération Wallonie-Bruxelles se sont mobilisés depuis l’année 2004 autour d’un processus de concertation et de planification participative intitulé «les Stratégies concertées de la prévention des IST/sida». Un comité de pilotage et d’appui méthodologique (CPAM) se réunit régulièrement pour encadrer ce processus.
Le présent texte constitue la réaction du CPAM vis-à-vis de la réforme du dispositif de santé francophone annoncée depuis quelques mois. Il fait état des demandes des intervenants dans le contexte actuel de la prévention des IST/sida dans la Fédération Wallonie-Bruxelles et des questions que les intervenants se posent à ce sujet.

Réaction d’ensemble concernant l’évaluation et la réforme annoncée

Plus de dix ans après l’entrée en vigueur du décret de 1997 organisant la promotion de la santé, il nous semble pertinent qu’une évaluation ait pu avoir lieu et que des enseignements en soient tirés par les responsables politiques. Néanmoins, plusieurs éléments ont retenu notre attention.
En tant qu’intervenants mobilisés autour d’une thématique de santé spécifique – la prévention du VIH/sida et des autres infections sexuellement transmissibles (IST), nous constatons dans le rapport d’évaluation l’absence de préoccupation pour les différentes thématiques de santé et les acteurs responsables de ces thématiques. Par conséquent, nous nous questionnons sur la place qui sera réservée dans l’avenir à la prévention des IST/sida, en particulier dans un contexte de recrudescence des nouveaux cas.
La réforme du secteur promotion de la santé repose sur la rédaction d’un nouveau « Code de la santé » visant à rassembler les textes traitant des compétences santé de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Ce code de la santé n’a pour l’heure (1) pas fait l’objet d’une concertation des acteurs concernés. Cette absence de dialogue pose la question de la manière dont l’existant sera pris en compte dans l’élaboration de la réforme.
Par ailleurs, nous avons pris connaissance de l’intention de la Ministre Laanan de créer un organisme chargé du pilotage centralisé de la promotion de la santé dans la Fédération. Cet organisme concentrerait des fonctions diverses: documentation, observation, recueil de données, recherche, communication, remise d’avis et de recommandations, pilotage des programmes, organisation des dépistages et de la vaccination, évaluation… Les opérateurs qui remplissent actuellement certaines de ces fonctions seraient amenés à disparaître et à voir leurs missions intégrées au sein de cette structure. Pour ce qui concerne la prévention des IST/sida, cela entraînerait la disparition de la Plate-forme Prévention sida et de l’Observatoire du sida et des sexualités.
Ce projet soulève beaucoup de questions et d’inquiétudes, d’autant que le secteur sida a connu une période de coordination par l’Agence de prévention du sida qui a montré les limites de ce genre d’organisme: budgets disproportionnés (au détriment du terrain), conflits d’intérêts, planification peu efficace, dirigisme. Le secteur s’est d’ailleurs réorganisé depuis plus de dix ans en tenant compte des enseignements de cette période. Ainsi, les missions de construction des campagnes grand public assurées auparavant par l’Agence ont été reprises par la Plate-forme Prévention sida, créée à cet effet en 2000.
L’Observatoire du sida et des sexualités, créé en 2001, a quant à lui repris les missions de recherche, d’observation et de planification. En collaboration avec le Service communautaire Sipes (ESP-ULB), il a mis en place les Stratégies concertées de la prévention des IST / sida en 2004, un processus de planification participative associant les divers intervenants de la prévention des IST/sida et visant à définir un cadre de référence commun pour l’analyse et l’action.
L’arrivée d’un organisme central remet fortement en question le statut des Stratégies concertées en tant que processus – ‘bottom-up’ et horizontal – et en tant que cadre de référence pour l’intervention. Si elles étaient intégrées, elles co-existeraient avec des missions de contrôle de l’organisme (notamment de pilotage et d’évaluation) ainsi que d’actions de communication, ce qui peut s’avérer incompatible.
En ce qui concerne la Plate‐forme, c’est tout le travail de participation des publics cibles et des professionnels de différents secteurs réalisé en amont ainsi que les démarches d’accompagnement et de formation à l’utilisation des outils qui pourraient être remis en question. Les tendances politiques actuelles font craindre que les campagnes soient réduites à des actions ponctuelles (via des appels à projets ou des appels d’offre) sans réel travail de promotion de la santé.
Prévention des IST/sida: des spécificités à maintenir

Les enseignements de près de trente ans de lutte contre le sida ainsi que les acquis des dernières années nous permettent de mettre en évidence des spécificités et des «incontournables» à maintenir pour une prévention de qualité:
-la prévention des IST/sida en Fédération Wallonie-Bruxelles est mise en oeuvre à travers des approches complémentaires: travail avec des publics cibles spécifiques (homosexuels masculins, prostituées et prostitués, usagers de drogues, migrants), interventions de proximité à l’échelle locale et développement de campagnes de communication vers la population générale et les jeunes. Cette articulation entre publics cibles particuliers, spécificités locales et campagnes plus généralistes est nécessaire et doit être maintenue;
-la lutte contre le VIH/sida s’est élargie depuis plusieurs années à la prévention des autres IST ainsi qu’à celle des hépatites. De plus, elle ne peut se réduire à la diffusion d’information et à la promotion du préservatif. La défense des droits et la lutte contre les discriminations dont sont l’objet différents publics cibles – en particulier les personnes séropositives – sont indissociables du travail de prévention et de promotion de la santé globale et constituent un objectif transversal des Stratégies concertées;
-la proximité avec des publics marginalisés, stigmatisés (usagers de drogues, migrants sans papiers, personnes séropositives, etc.) et la participation de ces publics est une des caractéristiques du travail des associations de terrain, du processus de construction des campagnes et des Stratégies concertées. L’organisation future du secteur de la promotion de la santé ne doit pas entraver, mais doit au contraire soutenir cette participation et favoriser un climat de confiance entre professionnels et non professionnels;
-l’intervention auprès de publics précarisés, marginalisés voire clandestins nécessite parfois une souplesse qui cadre mal avec le statut d’un organisme centralisé. Par exemple les comptoirs d’échange de seringues ont d’abord été mis en place par les associations et n’ont été avalisés officiellement que 6 ans après leur mise en place, alors qu’ils ont clairement contribué à diminuer la prévalence du VIH parmi le public des usagers de drogues injecteurs;
-l’articulation prévention-dépistage-soins est recherchée à travers les collaborations sur le terrain et les Stratégies concertées, en rassemblant des acteurs de ces trois domaines. Cette articulation est insuffisante au niveau politique alors qu’elle est plus que jamais nécessaire dans un contexte où le traitement est reconnu comme ayant un impact au niveau préventif et où le dépistage précoce devient la clé de voûte du dispositif de prévention. La réforme doit intégrer cette exigence d’intégration en favorisant l’intersectorialité et en permettant le développement d’une réelle politique en matière de dépistage;
-les processus de construction des campagnes de communication grand public ont été développés dans le souci de stimuler la participation d’acteurs de différents secteurs et de différentes zones géographiques de la Fédération ainsi que celle du public cible. Des procédures spécifiques de travail et des critères de qualité ont été élaborés collectivement afin de permettre la prise en compte de la parole des parties prenantes dans la construction des campagnes et d’intégrer les publics spécifiques dans les campagnes générales. L’expertise accumulée en la matière et les enseignements de ce travail doivent être sauvegardés afin de continuer à garantir la qualité de ces actions;
-le développement de dispositifs de recherches et recherches-actions pertinents nécessite des interactions permanentes avec le terrain sur un pied d’égalité entre chercheurs et intervenants. Il doit bénéficier d’une indépendance vis-à-vis du politique tant en termes de choix des questions de recherche, de méthodes de recueil de données que d’interprétation et d’utilisation des résultats afin d’éviter toute instrumentalisation, en particulier sur des sujets sensibles et des catégories de la population marginalisées. L’indépendance et l’horizontalité sont des acquis qui ne doivent pas être remis en question;
-une planification utile et efficace doit reconnaître pleinement l’expertise des acteurs de terrain à travers la mise en oeuvre de processus de concertation participatifs et représentatifs de ces acteurs. Elle doit viser l’exhaustivité dans l’analyse des problématiques et l’opérationnalisation des réponses avant d’établir des priorités en fonction des moyens disponibles. La planification et la concertation doivent continuer de répondre à une logique qui part du terrain pour remonter vers le politique (bottom-up), tout en renforçant le dialogue entre intervenants et décideurs.
Questions posées par la réforme

En parallèle aux spécificités mises en évidence ci-dessus, la réforme en cours soulève des questions que nous souhaitons adresser aux responsables politiques.
Comment les priorités seront-elles établies? La prévention des IST/sida sera-t-elle maintenue en tant que priorité?
La prévention et la promotion de la santé auprès de publics cibles spécifiques (homosexuels masculins, prostitué/es, usagers de drogues, migrants) seront-elles garanties et comment?
Comment les spécificités locales, en particulier pour les acteurs travaillant en Wallonie, pourront-elles être prises en compte par un organisme centralisé, censé coordonner les actions en Fédération Wallonie-Bruxelles tout en étant implanté à Bruxelles?
En quoi le fonctionnement de l’organisme en voie de création sera-t-il différent de celui de l’Agence prévention sida (hormis le fait qu’il coordonnera l’ensemble de la promotion de la santé, y compris la médecine préventive)? Quels seront les impacts concrets sur le travail des associations? Quelle sera la plus-value pour les acteurs de terrain? En quoi l’intersectorialité sera-t-elle soutenue et renforcée? Pourquoi concentrer des missions aussi diverses, dont certaines semblent même incompatibles (soutien, action et évaluation, par exemple)?
Les exigences en termes de qualité et d’évaluation sont de plus en plus rigoureuses vis-à-vis des associations (réalisations de pré et post-tests, critères de qualité, participation des publics et des professionnels etc.). L’organisme sera-t-il soumis aux mêmes exigences dans ses activités, et un contrôle du respect de ces exigences sera-t-il mis en place? Quelle sera la place des promoteurs de programmes et de projets en son sein?
En quoi la réforme en cours permettra-t-elle de répondre aux enjeux centraux posés par la prévention IST/sida aujourd’hui? En particulier, comment pourra-t-elle intégrer les questions du traitement comme prévention? Permettra-t-elle de définir une politique de dépistage adéquate?
Les procédures de financement, de suivi et de contrôle seront-elles modifiées? Quelles seront les éventuelles nouvelles exigences? Quels seront les rôles respectifs de l’Administration et de l’organisme en la matière?
Quelles seront les modalités de participation et de concertation des acteurs professionnels et non professionnels, y compris le public cible?
En conclusion

Les acteurs de la prévention des IST/sida souhaitent mettre en évidence trois incontournables.
Conserver à la prévention des IST/sida son caractère prioritaire dans un contexte de recrudescence des cas de VIH et d’autres IST.
Sauvegarder et valoriser les acquis et les enseignements de dix ans de travail, basé sur: la construction collective et participative des campagnes de communication grand public assurée par la Plate‐forme prévention sida; l’élaboration concertée des analyses de situation et des plans opérationnels pour les différents publics cibles à partir des acteurs de terrain, de leurs partenaires (professionnels ou non) et des publics cibles, assurée par l’Observatoire du sida et des sexualités; l’approche intégrée qui articule les programmes destinés à des publics cibles vulnérables, le travail de proximité au niveau local et l’approche de communication grand public.
Rencontrer dans la réforme en cours les nouveaux défis posés par la prévention , en soutenant l’intersectorialité afin de développer une politique de dépistage adéquate et de renforcer les liens avec le secteur curatif pour faire face aux enjeux du «traitement comme prévention».
Comité de pilotage et d’appui méthodologique des stratégies concertées de prévention IST/sida
Le Comité de pilotage et d’appui méthodologique (CPAM) des Stratégies concertées est composé des personnes et institutions suivantes: F. Arends (Ex æquo), V. Laloux (Ex aequo), C. Cheront (Espace P), J. Defourny (Sidasol), A-F. Gennotte (Centre Elisa – CHU Saint-Pierre), J-C. Legrand (Centre de Référence CHU Charleroi/Sida-IST Charleroi-Mons), M. Louhenapessy (Sidaids migrants – Siréas), V. Martens (Observatoire du sida et des sexualités, FuSL), T. Martin (Plate-forme Prévention Sida), F. Parent, (Sipes ESP-ULB), M. Quinet-Le Docte (SES Huy), B. Rusingizandekwe (CPSA Namur), F. Uurlings (Centre de Référence CHU Liège), C. Van Huyck (Modus Vivendi)
(1) Ce texte a été publié à l’occasion de la journée mondiale du sida du 1er décembre dernier.