Le Conseil supérieur de promotion santé remet au Gouvernement de la Communauté française des avis destinés à l’assister dans sa politique de promotion de la santé et de médecine préventive. Il s’agit souvent de recommandations techniques, imposées par la législation, ou d’avis ponctuels sur des programmes d’action et de recherche, sur des campagnes médiatiques, des registres de pathologies, etc.
Le Conseil est aussi amené à répondre à des questions de portée plus générale, et peut aussi prendre l’initiative d’attirer l’attention de la ministre sur une question qu’il juge intéressante ou préoccupante.
C’est le cas de l’avis reproduit ci-dessous, auquel le Conseil a souhaité donner une certaine publicité.
A noter: le site http://www.sante.cfwb.be contient beaucoup d’informations utiles sur le Conseil, dont quelques-uns de ses avis. Dans le cadre de la réflexion menée par la Coalition nationale contre le tabac sur le financement de la prévention et à l’occasion de la reconnaissance par les autorités fédérales d’une asbl proche du lobby de la cigarette comme organisme d’utilité publique, à savoir le Centre pour la Recherche et l’Evaluation des Actions sur la problématique des Assuétudes (ou CREAA), le Conseil supérieur de promotion de la santé s’est penché sur la question.
Il est évident que le financement de la prévention du tabagisme par l’industrie cigarettière n’est pas une solution répondant aux critères de rigueur et d’indépendance scientifiques, ni au souci démocratique de participation et de contrôle des citoyens! Le Conseil fonde son analyse de cette question du financement notamment sur un article publié par le Président d’OxyRomandie, Pascal Diethelm , de Genève, il y a quelques mois.
Lorsqu’on sait que face à la détérioration de leur réputation à l’échelle mondiale, les multinationales du tabac ont multiplié les efforts pour améliorer leur image, on comprend mieux pourquoi les « programmes de prévention » des compagnies de tabac constituent une des deux composantes majeures de cette offensive planétaire, l’autre étant leurs « programmes de sensibilisation » concernant la vente de tabac aux mineurs.
L’industrie s’en sert, entre autres, pour réfuter les accusations liées à ses efforts de recrutement des jeunes et pour empêcher des contrôles plus sévères sur ses activités de vente et de marketing.
Un tissu de contradictions
Cependant, les intérêts de l’industrie du tabac sont en flagrante contradiction avec tout présumé désir de vouloir réduire la consommation de ses produits par les jeunes: sa rentabilité – voire sa survie – dépend de l’engouement des jeunes pour le tabac. C’est une question de nécessité économique: la grande majorité des clients (90%) commencent à fumer lorsqu’ils ont moins de 18 ans!
Pour illustrer cette contradiction, citons un extrait d’un document rédigé par la Fondation Rodin elle-même.
«La Fondation Rodin […] défend avec vigueur que toute prévention digne de ce nom se doit d’être multidimensionnelle et sans merci.
Par ses actes et son discours, la Fondation s’est toujours positionnée clairement dans ce sens tout en indiquant que le champ encore trop en friche dans lequel elle oeuvre appelle d’abord un travail de recherche, d’analyse et de réflexion. Les actions concrètes (en tant qu’actions de prévention à grande échelle) doivent être implémentées dans un deuxième temps, lorsque les méthodes d’intervention les plus efficaces auront été identifiées.
Les industries du tabac qui veulent mettre un terme ou raccourcir la durée de dotation de la Fondation savent pertinemment bien qu’elles mettent en péril l’existence même de la Fondation puisque, comme nous l’avons démontré, nos projets ne trouvent leur sens que dans leur globalité et leur continuité.
Les industriels sont parfaitement au courant du caractère interdépendant et complémentaire des activités de la Fondation. Ils mesurent très lucidement qu’en agissant de la sorte, ils mettront fin à l’activité de la Fondation. Il ne fait d’ailleurs aucun doute que c’est bien là le but poursuivi.
Pour ces industriels, contribuer au financement d’une fondation qui est à la pointe du combat mené contre les poisons qu’ils vendent et qui leur procurent des substantiels bénéfices ne pouvait que susciter la volonté d’y mettre un terme.»
Comme on le voit, la Fondation Rodin tire elle-même argument de la contradiction entre une lutte sévère contre le tabagisme et le financement de cette lutte par les fabricants de cigarettes pour se blanchir de toute collusion avec les cigarettiers.
Sans l’argent de l’industrie du tabac, la Fondation Rodin apparaît donc condamnée à disparaître, selon ses propres termes. Il semble que plus de 90% de son budget 2003 a été couvert par du financement venant de l’industrie du tabac.
En acceptant l’argent de l’industrie tout en ne reconnaissant pas les contraintes qu’une telle source de financement implique inévitablement, la Fondation Rodin s’est prise dans une toile de contradictions et se débat d’une façon pathétique, ce qui donne tout loisir à l’industrie du tabac de tirer le meilleur parti de sa vulnérable proie. A la contradiction semble s’ajouter la naïveté (feinte ou réelle) de la Fondation Rodin qui déclare vouloir faire la guerre contre le tabac en espérant que ceux qui vendent ce « poison » et en tirent de substantiels bénéfices seront assez stupides pour financer cette guerre contre eux sans broncher.
Contrats entre la Fondation Rodin et les cigarettiers: obligations mutuelles
Dans un autre document, la Fondation Rodin dit: « Depuis [ juin 2002 ], la Fondation est l’objet des attaques les plus diverses quant à son indépendance vis – à – vis de l’industrie du tabac . Ces critiques sont basées sur la directive anti – tabac de l’OMS […]. Ce que stipule cette directive , c’est que la prévention ne peut être exercée par des institutions ‘ affiliated to’ , membres de l’industrie du tabac . Rodin n’est pas membre de cette industrie . Elle n’est pas gérée par l’industrie , comme certains se plaisent à l’annoncer . Aucun membre de cette industrie ne fait partie des organes décisionnels de la Fondation . A ce jour , la Fondation se doit de présenter un rapport d’activités annuel de ses projets pour l’année suivante à l’industrie du tabac et doit se soumettre à un audit comptable sur demande .»
Il apparaît que la Fondation Rodin a signé des contrats avec six compagnies de tabac et FETABEL (Fédération de l’industrie du tabac de coupe en Belgique et au Luxembourg), contrats qu’elle n’a pas rendu publics, sauf un, celui avec FETABEL, indiquant qu’elle est liée par une clause de confidentialité aux autres compagnies.
On trouve sur le site de la Fondation Rodin une copie de son contrat avec FETABEL. La lecture de ce contrat nous donne une autre version de l’«indépendance»de la Fondation Rodin. On y apprend que la Fondation a « soumis à [ FETABEL ] un projet de programme de prévention des assuétudes chez les jeunes en général et de l’usage du tabac chez les jeunes en particulier . [ FETABEL ] a proposé d’apporter , en ce sens , son soutien financier à la Fondation , étant donné que [ FETABEL ] estime que le projet proposé par la Fondation correspond aux politiques définies au sein de ses membres .»
D’autre part, la Fondation s’engage à remettre à l’industrie « un rapport annuel écrit des campagnes vis – à – vis de l’audience ciblée .»
Le contrat prévoit d’ailleurs que la Fondation Rodin doit remettre chaque année une documentation importante à FETABEL, qui va au-delà d’un simple rapport d’activité. Son article 7 précise: « La Fondation Rodin devra produire annuellement un rapport complet concernant les programmes , activités , campagnes , recherches réalisées dans le cadre de cette convention durant l’année précédente , comprenant aussi les évaluations sous forme d’enquête de perception et de sensibilisation de l’audience ciblée .»
On comprend l’intérêt d’un tel projet pour l’industrie du tabac, qui lui donne ainsi accès aux évaluations résultant d’enquêtes sur la perception et la sensibilisation d’adolescents par rapport au tabac, données qui peuvent lui être très précieuses pour affiner le marketing auprès des jeunes et qu’elle ne peut pas facilement récolter elle-même sans prêter le flanc aux critiques.
Considérations stratégiques
La Fondation Rodin veut faire une guerre totale au tabagisme, menée simultanément sur tous les fronts. Vu l’extrême complexité et multiplicité des déterminants de consommation, des intérêts privés et publics, des lieux de vie concernés, des stratégies à développer, des consommateurs eux-mêmes, il serait pour le moins naïf pour une institution d’imaginer pouvoir agir seule. Toute approche visant un minimum d’efficacité devrait s’appuyer sur un plan général adopté par tous les protagonistes: ce plan devrait préciser des objectifs communs, proposer une diversité de méthodologies et de stratégies d’actions et le rôle respectif de chacun.
Le Conseil estime que la Fondation Rodin, en acceptant l’argent de l’industrie du tabac, avec des contrats confidentiels qui créent la suspicion et en dépit des recommandations de l’OMS, a perdu tout crédit aux yeux des milieux de la prévention anti-tabac en Belgique. La division ainsi introduite dans le champ de la prévention du comportement tabagique fait naturellement le jeu des adversaires de la santé publique. On peut imaginer que l’industrie du tabac a bien compris les avantages qu’elle pourrait tirer d’une telle situation… Cette affaire est révélatrice à plus d’un titre. Elle soulève un point éthique important: la santé publique et des intérêts commerciaux industriels produisant des marchandises dangereuses pour la santé sont-ils compatibles?
Le Conseil considère qu’on ne peut pas laisser une question aussi importante que la lutte anti-tabac, qui se rapporte à des phénomènes de société complexes, sous la responsabilité d’une personne morale qui s’autoproclame défenderesse de la santé publique tout en dépendant largement, dans son financement, de ceux qui ont le moins intérêt à ce que cette lutte soit efficace. Si elle est déterminée à lutter contre le fléau du tabagisme, la Belgique doit se doter d’un véritable fonds indépendant pour la prévention, à l’image de ce que vient de faire la Suisse (qui prélève l’équivalent de 2 centimes d’euros par paquet de cigarette pour alimenter ce fonds). Et si cela est possible en Suisse, pays sous haute influence de l’industrie du tabac, où plusieurs transnationales ont leurs sièges mondiaux, cela devrait être a fortiori possible en Belgique! En outre, un tel fonds doit être géré en toute transparence et selon un processus démocratique, sous les auspices d’un organe représentatif des différents niveaux fédérés concernés (administrations de la santé), des acteurs de la prévention et des consommateurs.
Peut-on considérer que le CREAA, nouvelle fondation reconnue d’utilité publique, remplit ces conditions et pourrait développer des recherches et/ou des projets de prévention tabac crédibles?
Le Conseil, en l’état actuel du processus, répond négativement à cette question.
Il estime nécessaire de se questionner sur l’encadrement, la légitimité et les modalités de travail de cette nouvelle Fondation issue en droite ligne de Rodin, une association ayant oeuvré sous la coupe des cigarettiers.
La Présidente du Conseil, Martine Bantuelle
Avis du Conseil supérieur de promotion de la santé du 19 mai 2006
Réaction
La Fondation Rodin a réfuté les critiques formulées par le Conseil supérieur de promotion santé, en parlant de procès d’intention et en précisant que « Le juge des référés lui – même a estimé que si nous devons bien remettre un rapport d’activités à l’industrie , cela ne suppose pas que son contenu lui plaise » (Le Soir du 4/10/2006).