A l’occasion du 3e Colloque international des programmes locaux et régionaux de santé, qui s’est tenu à Mons en avril dernier, Michel Roland, médecin généraliste à la Maison Médicale Santé Plurielle (Saint-Gilles à Bruxelles), a montré les relations qui existent entre les inégalités socio-économiques et l’état de santé des individus, tout en apportant des éléments d’explication susceptibles de nous donner des pistes de réflexion.
Se situant dans le domaine des soins curatifs et individuels, avec une approche relationnelle importante du patient, le Dr Michel Roland témoigne aussi d’une volonté d’approche collective en politique de la santé. « Mon exposé est un exemple de ce genre d’approche car il part des individus et de leurs maladies prises l’une après l’autre , explique le généraliste. Si on s’élève au – dessus des cas individuels et que l’on se place d’un point de vue collectif et de santé publique , on se rend compte que ce n’est pas un hasard si Monsieur X souffre de telle maladie et Madame Y de telle autre dans les conditions socio – économiques belges actuelles . Cela signifie qu’il existe des déterminants non – médicaux de la santé .»
Parmi ces déterminants, les inégalités sociales entraînent des inégalités de santé. « Les plus défavorisés seront toujours les plus malades et mourront plus vite . Aussi retrouve – t – on certaines maladies parmi les populations défavorisées , comme par exemple la tuberculose qui connaît une nette recrudescence parmi les populations immunodéprimées ou paupérisées .»
Et pourtant, souligne Michel Roland, « la population des pays industrialisés n’a jamais été en aussi ‘ bonne santé’ : les maladies infectieuses qui , il y a 100 ans étaient une cause majeure de mortalité , sont aujourd’hui sous contrôle . A l’exception du sida et de l’apparition d’affections nouvelles tel le SARS ( Syndrome Respiratoire Aigu Sévère ), ou de la persistance d’affections anciennes , comme la tuberculose , les maladies infectieuses ne sont plus considérées chez nous comme dangereuses en terme de santé publique .»
Dans le même sens, l’accroissement de l’espérance de vie au cours de la dernière décennie s’est confirmé dans tous les pays européens. « Mais les différentes classes sociales ne bénéficient pas , dans une même mesure , des avancées globales en matière de santé et d’espérance de vie », analyse Michel Roland. En effet, les personnes issues des classes socio-économiques élevées – possédant un diplôme d’études supérieures, ayant un revenu élevé et vivant dans des quartiers prospères – vivent plus longtemps et sont en meilleure santé que les personnes appartenant aux classes socio-économiques basses. « Les inégalités socio – économiques de santé ne se résument cependant pas à une simple différence entre la classe la plus haute et la classe la plus basse . Il a effectivement été démontré que l’état de santé connaît une gradation : à chaque fois qu’un individu gravit un échelon de l’échelle sociale , il réduit son risque de maladie et de mort prématurée .»
Mortalité, espérance de vie et risques de décès
La différence de mortalité selon la profession, les revenus ou le niveau d’éducation constitue un phénomène général dans les pays industrialisés. « Quels que soient le pays , les méthodes ou les outils de recherche utilisés , il est prouvé que les personnes issues d’une strate sociale moins privilégiée ont une espérance de vie moindre que celles issues des strates plus privilégiées .»
En Belgique également les risques de décès, des hommes comme des femmes, dépendent de leur niveau d’éducation, de leur statut professionnel et de la qualité de leur logement. Ainsi, relève Michel Roland, « l’espérance de vie d’un homme de 25 ans sans diplôme est inférieure de 5 , 5 années à celle d’un homme du même âge titulaire d’un diplôme de l’enseignement supérieur de type long . A l’âge de 45 ans , la différence entre ces deux catégories a un peu diminué à 4 , 4 ans . Parmi les femmes de 25 ans , l’espérance de vie de celles qui ne possèdent pas de diplôme est inférieure de 3 , 5 ans par rapport aux femmes diplômées . A 45 ans , cette différence est encore de 3 , 1 ans .»
En ce qui concerne le risque de décès, le fossé socio-économique se réduit progressivement au fil des classes d’âge. Cela montre que la différence de risque de décès entre les classes socio-économiques hautes et basses se réduit au fur et à mesure que l’âge des individus augmente. « Ceci dit , une différence existera toujours . A titre d’exemple , les hommes belges qui louaient un logement entre 1991 et 1995 présentaient un risque de décès plus élevé que ceux du même âge qui étaient propriétaires de leur logement . Ce risque accru de mortalité pour les personnes de statut socio – économique faible , mesuré par la location / propriété du logement diminue au fil des âges , mais reste présent dans toutes les catégories d’âge .»
La mortalité spécifique
Si les inégalités sociales en matière d’espérance de vie se retrouvent dans tous les pays d’Europe, les causes de mortalité dues à ces inégalités ne sont pas identiques dans notre continent. « En Belgique , les inégalités socio – économiques en matière de mortalité spécifique sont constatées pour les maladies sur lesquelles la prévention a un impact important . Il s’agit notamment de la cirrhose du foie , du cancer de l’intestin , du suicide et des accidents . Par exemple , les cirrhoses du foie sont 2 , 13 fois plus diagnostiquées dans les quartiers socio – économiquement défavorisés que dans les quartiers plus aisés .»
A noter également que les maladies ischémiques (1), responsables de 2,7 millions de décès par an dans les pays industrialisés, apportent un tribut important aux inégalités socio-économiques en matière d’espérance de vie et de mortalité en Europe. « En Belgique , les hommes et les femmes d’âge moyen et ayant un faible niveau d’éducation courent respectivement 1 , 41 et 1 , 84 fois plus de risques de mourir d’une maladie ischémique que ceux ayant un niveau d’éducation plus élevé .»
Inégalités sociales dans le déroulement des maladies
Les inégalités socio-économiques se retrouvent également dans les chances de survie selon les types de maladies. On constate ainsi que les chances de survie après un cancer, une maladie cardiaque ou une infection VIH sont meilleures parmi les personnes qui se trouvent en haut de l’échelle sociale. « Cette différence peut , d’une part , s’expliquer par le fait que le diagnostic des maladies est posé plus tôt dans la population des classes socio – économiques aisées . D’autre part , les campagnes de prévention ne touchent pas de la même manière les différentes classes sociales : bien qu’elles s’adressent à toutes les classes de la population , elles atteignent souvent uniquement les classes les plus élevées . A cet égard , la campagne de dépistage du cancer du sein constitue un bel exemple : ce sont principalement les femmes issues des classes socio – économiques privilégiées qui réagissent aux lettres de convocation pourtant envoyées à toutes les femmes de la classe d’âge concernée ( 50 – 69 ans ) en Belgique . A titre d’exemple , à l’occasion de la campagne en faveur du mammotest , le pourcentage de dépistage a augmenté de 39 % chez les femmes ayant un emploi contre seulement 23 % chez les femmes au chômage .»
Enfin, l’utilisation des soins de santé curatifs joue également un rôle dans les inégalités sociales de santé. « L’accès aux services de soins de santé en général et aux services spécialisés comme la chirurgie de pontage coronarien et l’angiographie en particulier comporte beaucoup plus de barrières pour les patients ayant un statut socio – économique faible que pour ceux ayant un statut élevé .»
Inégalités sociales dans l’apparition de la maladie
Les hommes âgés de 25 ans ont en moyenne une espérance de vie en bonne santé de 37,5 ans. Chez les hommes ayant un faible niveau d’éducation, l’espérance de vie en bonne santé est de 28,1 ans tandis que pour ceux possédant un diplôme de l’enseignement supérieur de type long, elle est de 45,9 ans, soit une différence énorme de 17,8 ans. Cette différence est encore plus importante, de l’ordre de 24,7 années pour les femmes âgées de 25 ans.
Les inégalités socio-économiques de santé se manifestent donc, non seulement, en termes d’années à vivre, mais également et encore plus en termes d’années à vivre en bonne santé.
La plupart des affections sont plus fréquentes parmi les classes socio-économiques faibles: maladies coronariennes, cancers liés au tabagisme, problèmes de santé psychique, diabètes de type 1, affections dentaires, lombalgies, etc.
« En Belgique , l’Enquête nationale de santé par interview révèle que les personnes de faible statut socio – économique disent souffrir de plus de maladies chroniques , avoir plus de difficultés liées à un handicap de longue durée et plus de risques de handicap de courte durée . Elles ont une image moins positive de leur état de santé actuel et de leur état de santé psychique que les personnes ayant un statut socio – économique supérieur . A titre d’exemple , 60 , 2 % des personnes issues du groupe socio – économique faible se considèrent en bonne ou en très bonne santé , alors que cette proportion est de 86 , 5 % dans le groupe ayant le niveau d’éducation le plus élevé . De même , les personnes d’un statut inférieur rapportent en moyenne 1 , 71 maladie chronique contre 0 , 98 maladie rapportée par les personnes ayant un statut plus élevé .»
Les différences socio-économiques en terme de morbidité se manifestent aussi dès le plus jeune âge. En 1995, les enfants ayant leurs deux parents chômeurs couraient un risque 1,58 fois supérieur de naître avec un petit poids par rapport aux enfants dont au moins un des parents travaillait. Cette première catégorie d’enfants courait également 1,4 fois plus de risque de naissance prématurée. Ces deux risques s’élevaient respectivement à 1,64 et 1,33 pour les mères non mariées par rapport aux mères mariées.
Modèles explicatifs
« De nombreuses théories existent quant aux mécanismes qui sous – tendent la relation entre les inégalités sociales et les différences de statuts socio – économiques , poursuit Michel Roland. La compréhension de ces mécanismes représente une plus – value importante d’un point de vue pratique , notamment pour le développement d’une stratégie efficace de promotion de la santé . Deux types d’explication des différences en matière de santé , de morbidité et de mortalité peuvent être distingués : le modèle basé sur les mécanismes de mobilité sociale sélective et le modèle explicatif de la cause sociale .»
La mobilité sociale sélective
Selon ce modèle, les inégalités socio-économiques de santé naissent par une sélection en matière de santé au cours de la mobilité sociale. Cela signifie qu’elles sont liées au fait de monter ou de descendre d’une classe sur l’échelle sociale. La mobilité sociale peut se produire entre deux générations ou au sein d’une même génération. Elle peut être directe ou indirecte.
Dans le cas de la sélection directe , la mobilité sociale est la conséquence directe d’un bon ou d’un mauvais état de santé. Les personnes souffrant d’un état de santé moins bon descendent sur l’échelle sociale tandis que celles en meilleure santé ont une mobilité sociale ascendante. Cela a pour effet une concentration de personnes présentant plus de problèmes de santé dans les catégories socio-économiques les plus faibles et, par conséquent, un risque de décès plus élevé dans ces catégories.
Dans le modèle de la sélection indirecte , les facteurs qui causent la mobilité sociale descendante ou ascendante influencent également l’état de santé à long terme d’un individu. Ces facteurs sont donc la cause de la mobilité sociale descendante et de la morbidité à un âge plus avancé. « Par exemple , l’attitude d’une personne face à l’avenir peut influencer sa décision de s’investir ou non dans une formation professionnelle et , par là , concourir à une mobilité sociale descendante ou ascendante . De même , une attitude favorable face à l’avenir peut influencer le comportement en matière de santé ( pratique de l’exercice physique , régime alimentaire , consommation de tabac ou d’alcool ), ce qui se répercutera sur la santé , la morbidité et la mortalité . L’état de santé et le statut socio – économique peuvent donc être reliés via certains facteurs communautaires ( déterminants ) comme , par exemple , une certaine perception face à l’avenir .»
Les causalités sociales
Selon ce modèle, la situation socio-économique d’un individu influence son état de santé. Cette influence ne s’exerce pas directement mais par l’intermédiaire de divers facteurs.
Deux angles d’approche peuvent être distingués. Le premier se concentre sur les conditions de vie et est souvent appelé «facteur structurel». Le second étudie l’influence du savoir, des attitudes, des valeurs, des comportements et du style de vie sur la santé: il est habituellement dénommé «facteur culturel».
Comportements associés à la santé et style de vie: un choix individuel?
Il est souvent supposé que le comportement et le style de vie d’un individu relèvent d’un choix personnel. Pourtant, précise le Dr Roland, « un comportement est aussi la résultante du contexte social dans lequel un individu a grandi et vit . Les différences de comportement ne peuvent donc pas être entièrement attribuées à un choix exercé librement mais trouvent leur origine dans le contexte social . Les habitudes alimentaires sont par exemple développées en majeure partie pendant l’enfance et l’adolescence . Ce qu’une personne mange ne dépend pas seulement de ses connaissances en matière de nourriture mais aussi de la nourriture disponible à la cantine ou de ses moyens financiers pour se procurer une nourriture saine . Il en va de même pour l’abonnement à un club de sport qui suppose qu’il n’y ait pas d’empêchement financier ou culturel .»
Dans le même sens, les comportements qui semblent irrationnels ne sont parfois qu’un moyen permettant d’adoucir l’impact de l’environnement social. C’est par exemple le cas des personnes qui se réfugient dans l’alcool pour échapper aux problèmes quotidiens.
Michel Roland souligne encore un élément important concernant le fonctionnement et l’impact des campagnes de prévention: « Si ces campagnes tentent d’intervenir sur les connaissances , attitudes , valeurs et normes dans l’espoir de modifier les comportements , elles sont malgré tout souvent inadéquates parce qu’elles ne tiennent pas compte des conditions de vie des groupes socio – économiques les plus faibles . En conséquence , elles n’ont généralement que très peu d’influence sur ces groupes .»
Les services de soins de santé face aux inégalités socio-économiques
La recherche relative aux structures de soins de santé peut aussi bien être entreprise à travers les études qui traitent des comportements et du style de vie qu’à travers celles qui se concentrent sur les conditions de vie et les facteurs structurels. L’utilisation des services de santé présuppose toujours un certain comportement mais dépend aussi de facteurs structurels comme l’accessibilité et la qualité des services proposés.
« De nombreuses recherches ont démontré que le statut socio – économique est lié à l’utilisation différentielle des services de soins , explique Michel Roland. En règle générale , les personnes ayant un faible statut socio – économique ont une utilisation quantitativement plus importante des services de santé . Mais si les besoins différentiels sont pris en compte , cette conclusion est moins univoque . En d’autres termes , si l’utilisation des services de soins de santé est comparée uniquement entre des individus ayant des besoins de soins comparables , la différence de l’utilisation quantitative des soins de santé en fonction de la position socio – économique n’est plus aussi marquée . Les études montrent souvent – mais pas toujours – qu’après un ajustement selon l’état de santé , les personnes de faible statut sont plus enclines à consulter un généraliste tandis que les personnes de statut élevé auront plus de contact avec les médecins spécialistes .»
En outre, même s’il n’y a pas de différence en termes quantitatifs, il peut y avoir des différences en termes de qualité des soins reçus. « Une étude fait ainsi apparaître que les médecins généralistes consacrent moins de temps à leurs patients issus des groupes socio – économiques faibles .»
De même, l’utilisation des services de santé préventive est généralement moindre dans les groupes de faible statut par rapport aux groupes de statut socio-économique élevé. « Des chercheurs espagnols sont arrivés à la conclusion que les enfants des familles à revenus modestes ou avec un niveau d’instruction faible utilisent moins les services de santé préventifs malgré le fait que ces services soient gratuits . En Flandre , ce sont principalement les femmes ayant un haut niveau d’éducation qui bénéficient du dépistage des cancers de l’utérus . La participation aux actions de prévention du cancer du sein à Gand est faible dans les quartiers à problèmes caractérisés par un taux d’inactivité important et un haut pourcentage de bénéficiaires du CPAS .»
Des actions adaptées aux populations défavorisées
La vraie solution aux inégalités sociales de santé serait bien évidemment de les diminuer, tout simplement… « Cela exige un changement de société , ce qui relève de l’utopie », constate le Dr Roland.
Que faire alors? « Quelles que soient les mesures prises , il faut toujours veiller à ce qu’elles s’appliquent de préférence aux populations défavorisées . Si tel n’est pas le cas , les mesures prises ne feront qu’augmenter les inégalités . Des actions spécifiques doivent donc être élaborées et appliquées de manière à toucher les personnes qui en ont le plus besoin .»
Colette Barbier
(1) Ce terme désigne toutes les affections du coeur déterminées par des lésions ou un fonctionnement inefficace du muscle cardiaque, consécutives à un arrêt ou à une réduction relative de l’irrigation sanguine et généralement liées à l’athérosclérose. Ce terme s’applique aussi bien à l’angine de poitrine et à l’infarctus aigu du myocarde qu’à la maladie ischémique chronique et à la mort subite.