Résumé de l’épisode précédent
Il y a deux ans, la Croix-Rouge a entrepris l’évaluation d’une de ses formations phares, le Brevet Européen des Premiers Secours (BEPS) (1), dispensée auprès d’un public spécifique, les accueillantes temps libres (2). Après le temps des résultats et de leur exposition (3), voici venu celui de la compréhension et du changement où l’évaluation se fait évolution.
Pour synthétiser en quelques lignes un rapport de cent vingt pages (4), il nous a fallu condenser, caricaturer et ainsi trahir en de regrettables, mais inévitables raccourcis la complexité et, osons le dire, la richesse de notre étude. Riche en effet car réconfortante: l’enquête établit clairement que le BEPS est apprécié par les participants, leur apporte des connaissances utiles, augmente leur confiance en soi et les sensibilise à la problématique des secours. Étude interpellante également par le doute que jettent certains résultats sur l’impact réel de la formation:
-les personnes interrogées n’utilisent pas ou utilisent peu les apprentissages réalisés en formation, les problèmes abordés ne se présentant que très rarement sur le terrain;
-en cas d’accident sérieux, peu de personnes formées disent se sentir capables d’intervenir, notamment par défaut de savoir-faire en matière de gestion du stress ou de prise de décision;
suivre un BEPS ne modifie pas ou modifie peu l’image de soi que les participants pensent avoir auprès de leurs collègues et de leur direction; la grande majorité d’entre eux ne se considère pas comme une personne-ressource en matière de premiers secours;
-le cadre institutionnel et l’environnement matériel ne fournissent pas toujours ou ne fournissent pas entièrement les conditions nécessaires à l’application des consignes propres aux premiers soins.
Si l’apprentissage des premiers secours reste une nécessité d’utilité publique, si, pour le mettre en œuvre, la Croix-Rouge est plus que jamais incontournable par son expérience, son professionnalisme et l’enrichissante introspection réalisée tout au long de cette enquête, il n’en demeure pas moins impérieux de s’interroger sur le sens de ces résultats et les pistes à suivre pour rendre le BEPS (encore) plus efficace.
Le temps de l’analyse
En principe, au terme d’une évaluation, les acteurs du changement sont invités à porter leur attention et leurs efforts sur ce qui dépend d’eux, ce qu’ils peuvent modifier, ce qui émarge à leur champ de connaissances et de compétences. Conseil éclairé, certes, mais qui assombrit plutôt le moral de la Croix-Rouge dans notre cas. En effet, les raisons avancées pour expliquer l’incapacité (supposée) des personnes formées à intervenir dans des cas graves concernent, pour l’essentiel, des facteurs que l’on pourrait qualifier de «génétiques» dans la mesure où ils renvoient:
-à l’essence même des premiers secours, à la matière enseignée elle-même;
-aux limites et contraintes propres à (presque) tout processus de formation;
-au profil même de la personne formée, à son identité professionnelle et à ses conditions de travail, parfois incompatibles avec les actes et les responsabilités propres aux premiers secours.
Autant de paramètres sur lesquels l’opérateur de formation a peu d’influence en soi, mais qu’il devra, d’une façon ou d’une autre, prendre en considération. Examinons rapidement quelques-uns de ces facteurs avant de proposer des solutions pour les contourner ou en réduire la portée.
Des soins bien réels à usage virtuel
Le BEPS repose sur un principe clé: «il faut tout prévoir, surtout le pire». Pour éviter le chaos, prévoyons «le cas où».
On privilégiera les traumas sévères (l’enfant a perdu connaissance) qui exigent des gestes précis (pratiquer une réanimation cardio-pulmonaire), mais aussi de solides savoir-faire (gérer son propre stress, ainsi que celui des autres), quitte à transmettre des savoirs qui ne serviront peut-être jamais, mieux, dont on espère qu’ils ne serviront jamais. Dur, dur.
En principe, une formation transmet des connaissances, des aptitudes, des modes de réflexion répondant à des besoins réels, transférables dans les pratiques professionnelles, destinés à améliorer le bien-être, la qualité du travail, la gestion de problèmes récurrents. Impossible qu’il en soit ainsi dans le cas du BEPS. « On ne saura jamais si on sait , puisque cela n’arrivera jamais », prédit un participant. Quels seront dès lors les repères d’efficacité et d’efficience pour une formation qui aborde des problèmes jamais vécus et qui ne surviendront peut-être jamais?
Rares voire inexistantes sont en effet les occasions où l’accueillante pourra appliquer ses connaissances, s’aguerrir aux techniques, tester sa volonté, son esprit de décision, son sens du devoir… D’où oubli, inexpérience, absence de repères. « On voudrait bien , mais on saurait point » chantent en chœur les Bepsés (5), convaincus à juste titre que « faute de pouvoir s’exercer pour « de vrai », on perd ses capacités .»
À moins de promouvoir le rugby dans les cours de récré, la Croix-Rouge ne peut pas faire grand-chose en la matière. Quoique. Des stratégies pour intégrer cet état de fait dans la formation ont déjà été testées avec succès. Nous y reviendrons.
Limites humaines…
Au cas où le «cas où» se présente, le Bepsé portera-t-il secours à la victime?
Rien n’est moins sûr. Seuls, 11% des personnes interrogées se disent capables de gérer une crise de convulsions et à peine 31%, une perte de connaissance. Manque d’expérience et de pratiques sûrement. Mais aussi blocage pour passer à l’acte. Porter secours engage la santé, l’intégrité physique, parfois la vie de la victime. Il faut agir vite, anticiper, prendre des responsabilités. La crainte de mal faire, le manque de confiance en soi, l’absence de soutien ou de reconnaissance… peuvent opérer comme autant de facteurs inhibants.
Le secouriste amateur n’échappe pas aux lois énoncées par la psychologie sociale. La peur du regard d’autrui, l’anticipation des conséquences négatives, la disposition à ne pas intervenir si d’autres personnes sont présentes… risquent bien de tétaniser le sauveteur potentiel (virtuel?). «On voudrait bien, mais on ne pourrait point» s’excusent des Bepsés pourtant motivés et techniquement au point. À moins d’ «encourager» chaque témoin d’un accident avec un gourdin, la Croix-Rouge semble bien impuissante.
… et pédagogiques
En outre, soucieux d’efficacité et cohérents avec leurs objectifs, les formateurs privilégient les gestes techniques au détriment des savoir-faire psychosociaux (rester calme, gérer le stress, prendre une décision…), pourtant indispensables pour poser les dits gestes. Impossible de faire autrement. La formation ne peut tout aborder, tout approfondir, tout expérimenter. Des choix doivent être faits. Le BEPS va donc à l’essentiel et enseigne les règles à observer en toutes circonstances d’une part, les cas graves d’autre part, abordés dans leurs dimensions techniques (que faire?) plutôt que sous un angle psychosocial (comment être pour bien faire?).
Nul n’ignore à la Croix-Rouge que l’application des premiers soins suppose la maîtrise d’attitudes et d’aptitudes tels que l’écoute, la prise de décision, le contrôle de soi,… Mais l’exploration de ces compétences obligerait les formateurs à sacrifier d’autres apprentissages. Le(s)quel(s)? Le soin des plaies? L’appel du 112? L’intervention en cas d’intoxication? Tout semble si important!
Le choc des maux, le poids du boulot
Si l’on met en perspective les gestes qui sauvent avec le profil professionnel et les conditions de travail des accueillantes, on se retrouve à nouveau dans une impasse où le virtuel le dispute à l’impossible. Il n’est pas évident pour des personnes peu ou mal intégrées dans leur milieu professionnel, peu ou mal reconnues par leurs collègues et leur employeur, soumises à des statuts précaires et à des horaires décalés, parfois seules avec un nombre élevé d’enfants, de prendre des décisions aussi délicates que l’appel du 112, la réanimation d’une victime ou le soin d’une brûlure au troisième degré.
Nous ne doutons pas de la (bonne) volonté ou des compétences des accueillantes, mais relevons, sur base de leurs propres témoignages, les distorsions entre les exigences des premiers secours et les réalités de leur vécu quotidien, qui les amènent à s’exclamer: « On voudrait bien , mais on n’oserait point .» Soulignons, pour le regretter que, si le BEPS est considéré par l’ONE, les pouvoirs organisateurs ou les directions d’école, comme une formation prioritaire, elle ne jouit, à de rares exceptions près, d’aucun suivi, ni d’aucune reconnaissance institutionnelle, les compétences acquises étant, au même titre que les participants, aussi peu exploitées que valorisées.
On aurait pu évoquer également la difficulté d’adapter pour un public profane des notions essentiellement médicales, les effets parfois contre-productifs des mises en situation ou les carences institutionnelles (pharmacie de secours inexistante, procédures à suivre en cas d’accident méconnues, absence de local de soins…) qui rendent les consignes de la Croix-Rouge parfois inapplicables sur le terrain.
Sous des atours sobres et limpides, l‘enseignement des premiers secours recèle, on le voit, bien des pièges que l’enquête a sinon révélés, du moins mis en lumière pour mieux les comprendre et partant, mieux les gérer. Comme nous l’évoquions dans notre premier article, «le cadre conceptuel qui fonde la promotion de la santé et les repères méthodologiques qui l’animent nous sont apparus comme une grille de lecture et d’interprétation performante (…) pour structurer notre réflexion et proposer une rénovation substantielle du BEPS (…)». En voici quelques lignes de force.
Le temps des (bonnes) résolutions
Placer le bénéficiaire au cœur du processus
Les résultats de l’enquête, les opinions exprimées par les formateurs et les observations que nous avons réalisées convergent vers la nécessité de (re)placer les bénéficiaires (la personne formée, mais aussi la victime potentielle) au cœur de la formation (6). Ce recentrage du produit «formation» sur l’utilisateur implique:
-d’intégrer dans le projet pédagogique, les spécificités des personnes formées (manque de reconnaissance…), leurs conditions de travail (seul adulte…), mais aussi leurs atouts, leurs forces, leurs compétences;
-d’inscrire le bénéficiaire dans un continuum, c’est-à-dire de l’impliquer comme acteur avant la formation (motivation, responsabilisation…), pendant (représentations mentales…) et après (référent, porteur de normes…);
-d’envisager comme objectifs de formation, les apprentissages spécifiques aux premiers secours (soigner une plaie, effectuer une réanimation…), mais aussi les capacités psychosociales (gérer le stress, savoir écouter…) à acquérir ou à confirmer.
Développer les compétences psychosociales aura un double effet: augmenter la probabilité que les gens interviennent en cas de problème et leur permettre de disposer de compétences transversales, utiles en d’autres situations (conflits, rencontres avec les parents…). Ce «bagage» trouvera dans les premiers secours un champ d’expression aussi vivant que vital.
Comme le sera (vivante et vitale!) l’expression des représentations mentales des participants en matière de soins. Que vaudra la consigne «ne jamais donner de médicaments» face à des opinions telles que « une aspirine , ce n’est pas vraiment un médicament » ou « les parents m’en voudraient si je ne soulageais pas leur gosse »? S’adapter aux personnes formées, c’est partir de «là où elles sont» et construire, avec (et non contre ou malgré) leurs savoirs actuels, préexistant à la formation, des connaissances nouvelles.
Des modifications sensibles ont déjà été apportées au BEPS pour intégrer cette réalité. Dans la même optique, la Croix-Rouge tend à remplacer (ou accompagner, compléter…) les incitants négatifs de nature parfois stressante et hypothétique par des motivations positives, ancrées dans la réalité, exprimées en termes de bénéfices personnels et professionnels (confiance en soi, sécurisation de l’environnement…).
Définir des finalités et des objectifs clairs, réalistes et vérifiables
Évidence méthodologique certes, mais toujours bonne à rappeler: la nécessité de formuler les objectifs à partir des besoins de la personne formée tout en tenant compte des facteurs déterminant les comportements. Ainsi, on énoncera ce dont a besoin une accueillante pour soigner efficacement une victime, à savoir:
-les connaissances techniques et «médicales» nécessaires: savoir comment la soigner, pouvoir reconnaître les cas graves…
-les attitudes pour passer à l’acte: se sentir capable, reconnu, «autorisé»…
-les aptitudes: gérer le stress, être à l’écoute…
-les conditions matérielles: disposer d’un local, d’une trousse de secours…
-les conditions organisationnelles: pouvoir confier les enfants à un collègue…
-un cadre légal: connaître et pouvoir agir selon le règlement, la législation, les procédures.
Sur cette base, il sera possible de différencier les objectifs cognitifs, psychomoteurs et psychosociaux et d’identifier d’autres stratégies (advocacy, lobbying…) pour compléter et soutenir la démarche formative.
Cette approche, certes bien connue des formateurs, mais qu’il était bon de réanimer, a permis de réduire l’écart entre objectifs et ressources. Mieux, elle sert de socle à une concertation ONE/Croix-Rouge pour bâtir, sur le modèle de la «formation en spirale», des recyclages ciblés et réguliers.
La réalisation de ces objectifs pourrait (devrait) passer par la mise en œuvre de synergies avec d’autres opérateurs de formation (École des Parents et des Éducateurs, Intercommunale sociale du Brabant wallon…), actifs auprès des accueillantes temps libre, avec et pour lesquelles ils développent certaines des fameuses compétences transversales évoquées plus haut.
L’offre de formation de la Croix-Rouge a également évolué vers une meilleure prise en compte de l’environnement matériel et des attentes des personnes formées en proposant aux enseignants et aux accueillantes des formations in situ : « Plutôt que de faire comme la réalité , nous (les formateurs) nous efforçons d’être dans la réalité en mettant les gens en situation réelle dans leur crèche ou leur école , en reconstituant un accident sur leur lieu de travail .» Dans ce cas, il ne s’agit plus d’aborder toutes les situations possibles et imaginables, mais d’en analyser une seule et de (re)constituer les gestes et attitudes qui l’accompagnent, accordant ainsi une place plus grande aux savoir-faire et savoir-être déjà évoqués.
Responsabiliser les décideurs
« Aucune organisation interne , aucune consigne , pas de planning : qui appeler , que faire ; c’est le plus souvent n’importe quoi », affirme un formateur à propos des premiers secours en milieu scolaire. Par ailleurs, nous l’avons vu, les personnes formées sont peu reconnues et valorisées à leur retour sur le terrain. Aussi s’agira-t-il de sensibiliser les décideurs sans lesquels les conditions minimales de gestion des accidents ne peuvent être réunies. Trois priorités se dégagent:
-la reconnaissance de la personne formée comme personne-ressource en premiers secours: ce statut de «personne de référence» est complexe; il faudra le définir, le circonscrire, lui attribuer les moyens des fins qui lui seront prêtées, notamment en matière de certification, d’identification et de communication;
-la gestion des aspects matériels: il est essentiel que les responsables investissent de l’attention, du temps et des moyens dans l’application des normes minimales pour assurer des soins de qualité: trousse de secours en ordre, procédure connue et applicable, local de soin accessible…
-la concertation locale: il serait pertinent de mettre en place des réunions «secours et santé» consacrées à l’organisation des secours dans l’école; cette initiative rassemblant tous les membres (ou leurs représentants) de la communauté scolaire rencontrerait le besoin de travailler en équipe souvent exprimé par les ATL: « Assurer des moments d’échange réguliers au sein même de leur école leur serait profitable à plus d’un titre .»
Conclusion
Sur le plan méthodologique, la promotion de la santé et les stratégies, notamment éducatives, qu’elle véhicule a fourni à notre recherche un paradigme réellement bâtisseur et un cadre conceptuel structurant.
Pourquoi? Sans doute parce que les premiers secours ne concernent pas que la transmission d’automatismes ou la prescription de normes hors desquelles point de salut, pas plus que l’éducation nutritionnelle ne se résume à une liste d’interdits ou à quelques recettes équilibrées. Les gestes qui soignent et qui sauvent cristallisent des attitudes promotrices de bien-être et de citoyenneté que savourent avec bonheur le secouru comme le secourant. Ils déclinent et animent ainsi des valeurs porteuses et faiseuses de santé et de bien-être, autant que d’humanité (respect et compréhension de la personne), d’impartialité (secours et santé pour tous sans discrimination), de neutralité (indifférence aux conflits et aux controverses), d’indépendance (autonomie), soit quatre des sept principes fondamentaux de la Croix-Rouge que ne renierait certainement pas la promotion de la santé telle que définie dans la Charte d’Ottawa.
André Lufin , Conseiller pédagogique, Département Action sociale, Croix-Rouge de Belgique
(1) Formation de 12 heures ayant pour objet d’apprendre «à pouvoir agir en cas d’accident, en présence d’une fracture, d’un traumatisme crânien, d’une plaie ou d’une intoxication».
(2) Chargées de l’accueil des enfants à l’école, les accueillantes temps libre (ATL) suivent un BEPS dans le cadre des formations subventionnées par l’ONE.
(3) Lire ou relire à ce sujet l’article paru dans la revue Éducation Santé n°254 en mars 2010 : http://www.educationsante.be/es/article.php?id=1235 .
(4) Toute personne souhaitant obtenir la version intégrale du rapport peut s’adresser à André Lufin, Département Action sociale, Croix-Rouge de Belgique, par mail andre.lufin@redcross-fr.be ou par téléphone au 02 371 33 21.
(5) Autorisons-nous désormais ce néologisme désignant une personne ayant suivi un BEPS.
(6)… et, plus largement, au cœur de la problématique des secours en milieu scolaire, comme nous n’aurons malheureusement pas le temps de le développer dans cet article.