Dans son ouvrage ‘Les temps hypermodernes’, Gilles Lipovetsky nous expliquait en quoi le ‘postmoderne’ avait fait son temps.
Ici, il nous initie au concept d’hyperconsommation, fruit d’une troisième phase de l’évolution du capitalisme de consommation. Première phase, de 1880 à la seconde guerre mondiale, on assiste à l’apparition des grandes marques et à l’avènement de la publicité. Le client, attiré par les grands magasins, s’émancipe du rôle que jouaient jusque-là les commerçants.
Aux alentours de 1950 se met en place la consommation de masse, la société d’affluence met l’ensemble des biens à la disposition du plus grand nombre. La consommation est marquée par l’obsolescence organisée. Contrairement aux thèses développées par Veblen et ses épigones, le consommateur n’est pas uniquement occupé par la satisfaction de besoins de démonstration traditionnels, il est également orienté dans ses choix par un hédonisme individualiste.
Depuis la fin des années 1970, nous sommes entrés dans la troisième phase, époque de l’hyperconsommation, recherche de bonheurs privés, sans entrer dans des relations interhumaines de prestige. Les activités, les sentiments, les choix, tout devient ‘hyper-dimensionné’. C’est de manière étrangement paradoxale que le bonheur se cherche et parfois se vit dans une société d’hyperconsommation, où tout est disponible en quantités incommensurables, et où les libertés semblent ne pas connaître de limites. Paradoxal, car dans les sociétés de plus en plus riches, l’exclusion et la précarité sévissent, les corps et les mœurs sont libres, mais la misère est autant sexuelle que sentimentale.
Lipovetsky propose cinq grands modèles paradigmatiques qui peuvent servir de grille de lecture et de compréhension de nos sociétés du plaisir et du bonheur. Il propose de les associer chacun à une figure mythologique emblématique.
Le principe de la première thèse est Pénia (pauvreté), inévitable conséquence d’un système de stimulations sans fin des besoins, qui ne produit que mécontentements et frustrations.
C’est Dionysos qui représente la poussée paroxystique des désirs et de leurs satisfactions sous toutes leurs formes possibles.
A l’opposé de ce deuxième modèle, on trouve celui de la valorisation de la performance, de la compétition et de l’excellence, idéalisé par Superman .
Selon une quatrième thèse, l’envie serait à la fois le moteur qui stimule et les chaînes qui entravent la croissance du monde. La figure emblématique en est la déesse grecque Némésis , qui personnifie la vengeance. Elle est chargée de frapper l’excès de bonheur des mortels.
Enfin, un cinquième modèle s’exprime dans l’individualisation extrême des modes de vie et des aspirations. Narcisse est indiscutablement le plus fier représentant d’une société où chacun cherche son propre plaisir, même dans ses rapports amoureux.
C’est d’une manière paradoxale que Lipovetsky reconnaît les dérives associées aux modèles décrits, pour mieux les balayer par une argumentation pertinente, mais qui donne aussi l’impression que notre société n’est finalement le modèle de rien en étant représentante de tout.
Certaines évolutions sont toutefois spécifiques à l’hyperconsommation. Le culte du corps, par exemple, associé à son inséparable obsession de la santé parfaite, place l’Homo consumericus dans la peau de l’Homo sanitas . Chirurgie esthétique, alicaments et médicaments sont autant d’objets ‘hyperconsommés’, en vue de satisfaire un vieux rêve de jeunesse et de beauté éternelles. Une surabondance de moyens qui font de cet hypocondriaque un sujet individuellement responsable de ses prouesses, mais aussi de ses échecs.
Pour Lipovetsky, l’hyperconsommation a encore de belles années devant elle. Elle est fonctionnelle, car elle nourrit le mythe du bonheur, l’illusion que sa réalisation est possible aussi longtemps que le malheur ne nous atteint pas; c’est la sagesse de l’illusion. L’hyperconsommation alimente également la croissance économique, et toutes les velléités de vie frugale ou austère, de stabilisation de la croissance voire de décroissance représentent pour l’auteur des rêveries, certes fondées, mais dont la concrétisation n’est tout simplement pas souhaitable. Elles exigeraient des mesures autoritaires, alors que ‘le marché reste la moins mauvaise des solutions, la mieux adaptée à une société d’individus libres’.
Toutefois, Lipovetsky nous livre une conclusion encore une fois paradoxale en reconnaissant que ‘seuls des intérêts et des passions d’un autre genre pourront dresser des remparts face au déferlement hyperconsommatif’.
Il est peut-être urgent de trouver ces fameux moyens, non autoritaires, de réorienter l’individu vers d’autres buts qui soient compatibles avec la pérennité de la planète et de l’humanité.
Christian Léonard , Département Recherche et Développement de la Mutualité chrétienne
Gilles LIPOVETSKY , ‘Le bonheur paradoxal , Essai sur la société d’hyperconsommation’ , Gallimard , 2006 , 377 pages
Article paru initialement dans MC Informations n° 224, août 2006