Juin 2006 Par C. REMESY Initiatives

Concernant cette question fondamentale, on pourrait penser qu’il existe une réflexion politique approfondie. Il n’en est rien, le fonctionnement de la chaîne alimentaire est en pleine dérive, ce qui signifie que ni le monde agricole, ni le secteur agro-alimentaire, ni les consommateurs n’ont la moindre certitude concernant l’alimentation de demain.
Quel est le principal problème? Une industrialisation mal conçue de l’alimentation a provoqué une épidémie d’obésité, l’Amérique a exporté son modèle de «mal bouffe» dans le monde entier, si bien que dans certains pays du Sud, les deux types de malnutrition par carence ou par excès calorique se côtoient dans les mêmes familles ou quartiers défavorisés.
Les Français, un peu naïfs, se sont crus protégés contre les excès de la civilisation américaine par la force de leur tradition culinaire. Les pouvoirs publics et les organisations professionnelles ont adhéré sans réserve au développement de l’industrie agro-alimentaire, générant un nouvel eldorado économique, notre pétrole vert. Le développement et la mise en valeur de produits industriels tout prêts, emballés, préparés, très bien marketés ont suffi pour induire chez nous aussi une montée remarquable de l’obésité des jeunes qui a toutes les chances de se prolonger à l’état adulte, si bien que dans vingt ans, selon une estimation moyenne et si rien ne change, 25% de la population la plus jeune pourrait être obèse avec le cortège de souffrances et de pathologies qu’il est facile d’imaginer. Bravo les politiques, bravo les économistes et tous les acteurs de l’alimentation et de la santé!
Comment en sommes-nous venus à cette situation?

Les effets pervers de la PAC

L’histoire récente de ce nouveau monde alimentaire débute avec l’essor du productivisme agricole lié à la PAC (politique agricole commune de l’Union Européenne). Cette politique a cantonné l’agriculture dans un rôle de pourvoyeuse de matières premières qu’il convenait de produire avec des prix de revient les plus modérés possible, à la fois pour faciliter l’essor du secteur agro-alimentaire mais aussi pour être concurrentiel sur le plan des exportations. En perdant sa finalité nourricière directe, l’agriculture a perdu son âme, sa rentabilité économique et tout contrôle en aval sur la qualité de l’alimentation humaine. Cet éloignement du monde agricole vis-à-vis des consommateurs a contribué à la survenue du «meilleur des mondes alimentaires», un monde de produits transformés avec une identité souvent bien obscure.
Il faut dire que le secteur agro-alimentaire a pu formuler à loisir la composition de ses aliments sans quasiment aucune contrainte de qualité nutritionnelle (en dehors des exigences de sécurité toxicologique). Sans cadre réglementaire contraignant, ce secteur a utilisé à loisir tous les ingrédients les plus avantageux (les sucres, les matières grasses, l’amidon et ses dérivés, les produits du soja, les farines raffinées, les dérivés du lait) et a recouru à tous les artifices possibles pour exhausser et standardiser les goûts en particulier par un usage immodéré d’arômes, de sucre, de sel et d’autres excipients.
Dans de nombreux cas, ce laisser-faire a abouti à la mise sur le marché d’aliments et de boissons dépourvus de tout intérêt. Or si le flux des aliments et des boissons qui entrent dans un supermarché est fondamentalement déséquilibré, il est facile de comprendre que cela puisse avoir des conséquences sur l’état de santé de l’ensemble des consommateurs en bout de chaîne.

Le défi d’une information de qualité et de mesures de régulation du marché

Pour stimuler la consommation de nouveaux aliments, les arguments santé sont omniprésents. De nouveaux produits dopés par quelques éléments très ponctuels (pré ou probiotiques, phytostérols, oméga-3) deviennent malgré la pauvreté de leur composition d’ensemble des vecteurs de santé remarquables au dire des industriels, et le consommateur a bien du mal à discerner le vrai du faux dans toutes ces allégations. Pour les nutritionnistes, les relations entre alimentation et santé reposent sur des bases bien différentes, d’une part sur la préservation de la complexité des aliments et d’autre part sur la complémentarité des aliments dans un régime équilibré riche en produits végétaux avec un apport modéré de produits animaux, à l’instar du régime méditerranéen.
Oui, mais comment mettre en pratique une telle recommandation si les produits sous emballage exercent une concurrence déloyale sur l’utilisation de fruits et légumes (dont l’image santé est facilement récupérée par des emballages ou des arômes appropriés) et qui semblent moins chers et tellement plus pratiques à utiliser?
Malgré la difficulté de la situation actuelle, il est nécessaire d’agir, d’informer les consommateurs, d’essayer de corriger les erreurs les plus flagrantes, cependant il ne sera pas possible de faire l’économie d’une réforme en profondeur de la chaîne alimentaire. Comment agir au plus vite? Certainement par l’information nutritionnelle et par l’amélioration de la qualité de l’offre alimentaire. Ces deux leviers sont indispensables mais bien difficiles à manipuler. La France a mis en place un Programme National Nutrition Santé (La santé vient en mangeant), mais il y a une disproportion de moyens considérable entre la force de frappe publicitaire des industriels et la modestie des financements dont dispose le Ministère de la Santé pour ce programme. De plus, sans une nouvelle politique alimentaire très volontariste, comment corriger les défauts les plus patents de l’offre alimentaire actuelle, comment réduire la part des «calories vides» sans l’adoption de mesures contraignantes?
Pour disposer d’une chaîne alimentaire équilibrée, il conviendrait de s’appuyer sur le développement d’une agriculture durable et nourricière, capable d’approvisionner les circuits de proximité en produits frais (viandes, fruits et légumes) et en aliments de base indispensables à l’équilibre alimentaire.
L’agriculture biologique est un des modèles (mais pas le seul) de ce type d’agriculture avec des circuits de distribution appropriés. Une des bases d’une politique agricole nouvelle serait de soutenir le développement de circuits courts pour assurer une offre alimentaire plus saine en produits de base avec des prix incitatifs. Il s’agirait en fait de redéployer une partie de l’agriculture productiviste vers la satisfaction la plus directe possible des besoins des consommateurs, quitte à prendre en charge des transformations élémentaires (production d’huiles, de yaourts, de pain ou de fromages…) et d’organiser des structures de distributions appropriées (que l’on pourrait qualifier d’agromarchés).
Il serait nécessaire également que le secteur agro-alimentaire adopte de bonnes pratiques nutritionnelles avec le soutien actif des pouvoirs publics pour réduire la production des calories vides ou cesser de manipuler le goût par des arômes artificiels. La richesse en micronutriments de nombreux aliments pourrait être ainsi mieux assurée, par exemple celle du pain par l’utilisation de farines moins blanches et la description des types de farines utilisées. Chaque aliment pourrait bénéficier d’un descriptif précis sur son intérêt nutritionnel et sa composition globale devrait pouvoir être facilement perçue (en particulier en sucres ou en matières grasses ajoutées). Cette démarche pourtant bien logique et élémentaire est loin d’avoir été suivie. Alors qu’il est somme toute facile de bien se nourrir, la forêt des produits transformés avec des informations bien partielles a fini par troubler la vision du consommateur.
Certes il est normal que les citoyens exigent d’être bien nourris mais la passivité des consommateurs a joué un rôle déterminant dans la dégradation de notre chaîne alimentaire. Finalement, l’avenir de notre alimentation nécessitera un engagement politique nouveau mais encore faut-il que les citoyens en débattent sérieusement et soient conscients de leur responsabilité.
Christian Rémésy , Nutritionniste et Directeur de Recherche à l’INRA de Clermont-Ferrand
Il est aussi l’auteur du livre «Que mangerons–nous demain? » aux Editions Odile Jacob en 2005.
Texte communiqué par la Faculté universitaire des Sciences agronomiques de Gembloux