Novembre 2008 Par S. CANASSE P. LECORPS Réflexions

Psychologue de formation, enseignant, chercheur à l’Ecole nationale de santé publique de Rennes sur les questions de prévention, d’éducation pour la santé et plus largement d’éthique en santé publique, Philippe Lecorps (aujourd’hui à la retraite) a une large expérience des programmes de promotion de la santé, aussi bien en France qu’à l’étranger (1). Son avis sur cette question passionnante qui fait à juste titre débat est toujours intéressant à entendre. Voici le texte d’un entretien qu’il a donné récemment à Serge Canasse (www.carnetsdesante.fr), que nous a aimablement signalé Daniel Oberlé (www.pratiquesensante.info).
Serge Canasse: Des porteurs de projets en santé publique peuvent-ils associer des entreprises privées dans la conduite de leurs projets?
Philippe Lecorps: Il faut d’abord bien comprendre que le cœur de métier d’une entreprise privée, c’est de vendre, de faire du profit. Dans sa stratégie, la santé publique n’est qu’une question secondaire. Elle peut même entrer en contradiction avec ses produits, parce que les cliniciens et les épidémiologistes les considèrent comme potentiellement dangereux. Il suffit de donner l’exemple des barres chocolatées. Une telle entreprise ne va certainement pas s’engager dans un programme destiné à limiter ses ventes!
S.C.: Elle peut vouloir se racheter une conduite, améliorer son image.
P.L.: Effectivement, certaines industries n’ont pas du tout envie de se faire traiter comme les cigarettiers, comme des entreprises dont les produits détruisent la santé. Aussi bien vis-à-vis de l’opinion publique que de leur personnel.
S.C.: Il peut donc y avoir des opportunités de coopération avec certaines d’entre elles?
P.L.: À condition qu’elles ne soient pas en position de décider. Dans tout processus de décision concernant la santé, il faut un arbitre représentant l’intérêt général, parce que celui-ci n’est pas la somme d’intérêts particuliers, ni même le résultat de compromis avec les intérêts privés. Cet arbitre doit être capable de construire une réflexion dans l’opinion publique pour établir le niveau de qualité souhaité pour telle question de santé publique. Par exemple, quel est le niveau d’irradiation de l’eau que nous acceptons? Ça n’est pas aux entrepreneurs de le décider.
Cet arbitre ne peut être que l’État. Le problème est qu’actuellement, l’État énonce des normes de santé, de sécurité, etc., mais n’a pas de bras pour les faire respecter, pas d’expertise forte contraignant les entreprises. On voit bien, par exemple, les difficultés qu’il y a à faire enlever les distributeurs de viennoiseries dans les lycées ou à lutter contre toutes les petites astuces marketing des surfaces de vente, comme la confiserie juste avant la caisse, pour inciter les enfants à la faire acheter par leurs parents. Du fait de cette faiblesse de l’État, introduire les entreprises dans les processus de décision des programmes concernant la santé, c’est mettre le loup dans la bergerie.
En revanche, il peut être intéressant de les introduire dans les débats de préparation aux programmes.
S.C.: Aux niveaux locaux, un certain nombre de projets ne pourraient pas exister sans l’appui financier d’entreprises privées.
P.L.: Sans doute. Je ne dis pas qu’il faut exclure les entreprises. Je dis qu’il faut déterminer qui pense le projet, qui le dirige et qui l’anime. Il faut donc se demander s’il y a des valeurs communes entre les porteurs du projet et l’entreprise concernée, s’il y a compatibilité des valeurs. Il faut aussi énoncer les intérêts de chacun et les afficher.
Si, par exemple, un laboratoire pharmaceutique participe à un projet de lutte contre l’obésité et commercialise un produit destiné à faire perdre du poids, cela doit être annoncé clairement et le programme ne doit pas être centré autour de ce produit. Il faut également que ce programme soit validé par les autorités de santé.
Encore une fois, l’entreprise ne doit pas être en position de décider du contenu du programme. En revanche, elle peut participer à son financement, à sa logistique et même à son évaluation.
S.C.: Un des arguments avancés par les partisans du partenariat public/privé est celui de l’efficacité: les entreprises en auraient l’habitude parce qu’elles y seraient obligées dans leur fonctionnement habituel.
P.L.: C’est vrai que l’administration n’est pas toujours très efficace ou très pertinente dans ses choix. Ainsi, il y a quelque temps, introduire le mot sida dans un projet augmentait ses chances de recevoir un financement public, même si le sida était assez loin de ses objectifs…
Le vrai problème est que l’administration a souvent du mal à se rendre compte de la réalité des actions menées. Elle comprend bien une campagne de vaccination, parce qu’elle en a l’habitude et l’identifie facilement, mais elle comprend beaucoup moins bien ce qui concerne l’éducation, l’accompagnement pour la santé.
Les programmes de santé publique, en particulier les programmes de prévention, relèvent de problématiques très variées. S’ils ne portent que sur un aspect très technique, comme la vaccination, le dépistage ou le diagnostic d’une maladie, leur contrôle n’est pas très compliqué, et dans ce cas l’origine du financement n’a guère d’importance.
Mais dans de nombreux domaines, comme la sexualité, la contraception, l’accompagnement des patients porteurs de vih, etc., la véritable question est celle du vivre ensemble.
C’est donc une question compliquée. La tentation est forte de la ramener à un problème de nuisance et de vouloir régler ce problème par l’intermédiaire d’un objet. Par exemple, dans les établissements scolaires, parler de sexualité en l’abordant par ses risques, donc en prônant l’usage du contraceptif, et s’en tenir là.
S’il s’agit de promouvoir des objets, les entreprises sont très à leur aise et ont plein de choses à proposer. Mais entretemps, les promoteurs de santé (dans mon exemple, les parents et les enseignants) ont abandonné le terrain et ont répondu de manière illusoire à la vraie question que pose la sexualité, qui est comment faisons-nous pour vivre ensemble, garçons et filles, dans des établissements mixtes. Donc plus on réduit le champ de l’action à des objets techniques, moins l’éducation a d’importance et plus il est facile de faire intervenir des entreprises privées, parce qu’il ne s’agit alors que de faire des discours de propagande, ce que l’on peut confier à quasiment n’importe qui.
S.C.: Vous êtes en train de demander aux décideurs publics d’être vertueux. Qu’est-ce que la vertu d’une institution publique?
P.L.: De savoir se poser les bonnes questions sur sa propre organisation. L’institution doit se demander comment elle crée en son sein les conditions pour une bonne santé. Un exemple simple est celui de l’hygiène. Comment promouvoir celle-ci dans un collège où il n’y a pas de savon, pas d’accès facile à l’eau pour se laver, pas de papier toilette, etc.? Ici, il est sans doute possible de travailler avec un marchand de savon!
Un exemple plus compliqué est, encore une fois, celui de la sexualité: comment la mixité est-elle organisée dans l’établissement? Comment se gèrent les conflits entre garçons et filles? Quels sont les discours adultes à ce sujet? Etc.
En définitive, le problème du partenariat public/privé est d’abord de prendre le temps pour débattre de la façon dont nous organisons ce vivre ensemble.
S.C.: Est-ce que ça n’est pas une exigence difficile à mettre en œuvre?
P.L.: Pour de nombreuses associations, oui: elles sont dans une situation de misère financière telle qu’elles n’ont pas d’argent pour la préparation des projets, un peu pour leur exécution et presque pas pour leur évaluation.
Les collectivités locales ont ces moyens, mais elles ont un problème de timing: les projets de santé prennent souvent du temps avant de produire des effets, alors que les responsables politiques doivent montrer à leurs électeurs qu’ils s’occupent d’eux par des actions visibles tout de suite. Par exemple, il est plus simple et plus rentable en termes de réputation immédiate de faire une campagne d’affichage sur la sécurité routière que d’examiner méthodiquement avec la population quels sont les endroits dangereux de la voirie et comment y remédier.
S.C.: Cela ne signifie-t-il pas que les porteurs de projets doivent apprendre à les «vendre», à les promouvoir?
P.L.: La santé publique, ça n’est pas très spectaculaire. Ça ne peut guère faire dans le triomphalisme médical du genre greffe de cœur ou de main. Il n’est pas facile de faire des images avec la pâte humaine. De plus, les décideurs publics ont leur propre imagerie, par exemple sur la violence. D’une manière générale, les gens qui travaillent en santé publique ont beaucoup de mal à leur faire comprendre ce qu’ils font, ce qui est d’autant plus paradoxal que des progrès importants ont été accomplis ces dernières années dans la compréhension des comportements de santé et la manière de les faire changer.
Mais il est vrai aussi que nous avons tous tendance à rester entre nous: les éducateurs parlent aux éducateurs. Nous ne nous intéressons qu’à ce qui emploie notre langage et nos références. Nous ne faisons guère d’effort pour sortir de notre milieu et pour expliquer à d’autres ce que nous faisons, en quoi nos métiers apportent quelque chose. Il faut sans doute commencer par là pour pouvoir s’adresser aux décideurs publics comme aux entreprises privées.(1) Philippe Lecorps nous avait fait l’amitié d’être des nôtres à l’occasion du numéro 200 d’ Education Santé . Le texte de sa conférence ‘Ethique et morale en promotion de la santé’ est téléchargeable à l’adresse www.educationsante.be/es/article.php?id=696.