Avril 2011 Par Philippe BASTIN Stratégies

«Telle qu’elle nous est imposée, notre vie est trop lourde, elle nous inflige trop de peines, de déceptions, de tâches insolubles. Pour la supporter, nous ne pouvons nous passer de sédatifs (…). Ils sont peut-être de trois espèces: d’abord de fortes diversions, qui nous permettent de considérer notre misère comme peu de choses, puis des satisfactions substitutives qui l’amoindrissent, enfin des stupéfiants qui nous y rendent insensibles. L’un ou l’autre de ces moyens nous est indispensable.» Sigmund Freud

Prévenir

Que signifie prévenir aujourd’hui et particulièrement en matière d’assuétudes? Le plus souvent, on pense qu’il s’agit de venir avant, d’empêcher l’apparition, le recours aux drogues.
Nous savons que, pour ce qui concerne les psychotropes, c’est-à-dire toutes les drogues, légales et illégales — comme pour tout ce qui est susceptible de provoquer des rapports de dépendance — vouloir prévenir leurs usages est illusoire si l’on entend par là empêcher le recours à, «vacciner contre»: le recours aux drogues appartient à l’histoire de l’homme.
Faut-il se résigner? Non bien sûr. Ce qui peut être travaillé, «prévenu», ce sont les usages dépendants d’un côté, et de l’autre, en amont, tout ce qui peut contribuer à ce que l’homme s’inscrive le moins possible dans des rapports de consommation (peu importe «l’objet» consommé), et que ces rapports soient les moins pathologiques possibles.
Les questions que soulève la réflexion sur les dépendances, leurs origines et les façons d’accompagner ceux qui en souffrent, nous renvoient sans cesse à ce qui caractérise notre société d’aujourd’hui: la rapidité, la croyance en un possible risque zéro, la pression à la réussite, la précarité de l’emploi et des liens sociaux, la disqualification de ce qui dure, et aux difficultés de nous y confronter.
Travailler les questions d’usages de drogues nous oblige sans cesse à rappeler ce que nous savons, nous professionnels de terrain, et qui est tellement difficile à faire entendre par la population générale et par les décideurs:
•l’information est nécessaire mais pas suffisante (il ne suffit pas de dire qu’un produit est dangereux pour empêcher son usage, les cigarettiers le savent bien);
•les envies de transgresser, de prendre des risques, d’expérimenter sont importantes, surtout à l’adolescence. Stigmatiser ces pratiques, exclure, ne résout rien, au contraire;
•apprendre à maîtriser ses pulsions est difficile et ce d’autant plus que l’on se sent vulnérable (arrêter de fumer si l’on n’a que cela comme satisfaction dans la vie est voué à l’échec).

Promouvoir la santé

En Communauté française, nous nous sommes dotés d’un modèle de référence, celui de la promotion de la santé.
C’est un beau modèle, prôné par l’OMS et par l’Europe, mais difficile à faire passer dans la population… et chez les mandataires politiques. On pourrait questionner les raisons de ces difficultés… Est-ce parce que la promotion de la santé n’a de sens que dans la transversalité qui s’accommode mal des découpages de compétences? Promouvoir la santé ne signifie pas empêcher la maladie mais bien mobiliser l’action de tous et de chacun pour améliorer le bien-être.
Il s’agit de rendre à l’individu sa place d’auteur, auteur de son devenir individuel et social, en inscrivant notre travail dans une démarche communautaire. Travailler à cela signifie donner ou rendre à la personne une parole. Cette parole, la sienne, doit pouvoir faire sens pour elle et pour les autres. Il s’agit également que cette parole lui soit reconnue comme telle et lui permette de revendiquer sa place, son identité et ses choix.
Dans le cadre de nos interventions, il s’agit donc d’entendre les difficultés qui nous sont présentées : en prenant en compte et, éventuellement, en agissant sur le contexte de vie de ceux qui s’adressent à nous et de ceux pour qui l’on s’adresse à nous, avec eux; en rencontrant les publics vulnérabilisés ou ceux qui les accompagnent, la promotion de la santé visant la réduction des inégalités devant la santé; en nous inscrivant dans un processus de travail et de réflexion à long terme, créateur de repères et non de solutions clé sur porte ou de réussites à tout prix.
L’autonomie et l’épanouissement personnel ne sont pas donnés et ils sont toujours liés à une histoire communautaire, familiale et individuelle. Ils sont le produit de capacités qui se développent dans les interactions entre l’individu et le monde qui l’entoure. Ces capacités trouvent leur origine dans des expériences relationnelles, des sensations corporelles et des pensées qui donnent des significations aux émotions et aux affects. C’est à cette prise de sens du vécu que peut venir travailler la promotion de la santé. Dans ce cadre, il s’agit d’aider à porter attention à ce qui est ressenti, aux effets des expériences sur soi et sur les autres afin d’expliquer, de déterminer en quoi une ou des satisfactions sont rencontrées.
Mais comment travailler la question des assuétudes dans cette optique de promotion de la santé? Plusieurs axes sont possibles.

La participation communautaire

Il s’agit de donner ou de rendre aux individus le statut d’acteurs dans la conception et la réalisation de projets qui les concernent. Cela signifie entendre les consommateurs et ce qu’ils disent de leurs consommations, entendre et interroger ce dont témoignent les personnes qui les accompagnent. Cela signifie aussi se poser en tiers afin de permettre l’élaboration d’un dialogue et la construction de pistes par rapport à ce qui fait problème à la communauté.

L’action sur le milieu de vie

En accompagnant les intervenants de première ligne dans leurs questions et leurs difficultés relatives aux usages de drogues, en participant à un travail mené avec les institutions quant à leur champ d’action et à la manière dont elles interviennent sur ce terrain.
Il s’agit de faire entendre autrement ce qui s’y passe et de dégager des pistes d’intervention.

Le développement des aptitudes personnelles et sociales

Promouvoir la santé en matière d’assuétudes signifie s’appuyer sur l’expérience professionnelle et personnelle de celles et ceux avec qui nous travaillons. La drogue et les représentations qui y sont liées mettent à mal la confiance du public en général et plus particulièrement celle des intervenants en leurs compétences professionnelles et personnelles. Il s’agit de restaurer la confiance en leurs compétences tout en leur donnant des clés et des outils.

La réorientation des services

Les usagers de drogues et leur entourage continuent à subir les effets de la stigmatisation dont ils sont l’objet. Dès lors, il est essentiel de développer, avec les professionnels, des réflexions et des actions susceptibles de favoriser un accueil meilleur de ce public dans les différentes structures qu’il fréquente, qu’il s’agisse d’établissements scolaires, de lieux de loisirs ou de sports, de lieux de travail ou de structures en lien avec la justice, le social ou la santé.

La concertation et l’action intersectorielles

Il s’agit de remettre en cause les évidences et de questionner les certitudes grâce aux échanges et aux collaborations. Cela signifie travailler avec des organismes qui inscrivent leur travail dans la prévention des assuétudes et l’accompagnement des usagers. Mais cela ne s’arrête pas là: il s’agit de dialoguer et de construire avec les acteurs en promotion de la santé, les intervenants en santé mentale et, plus largement, nous inscrire dans des concertations avec, notamment, des représentants de l’aide à la jeunesse et de l’enseignement. Cela implique, aussi, un travail de dialogue avec les mandataires politiques aux différents niveaux de pouvoir et une vigilance par rapport aux médias.

L’information et la formation continue

Les représentations fortement négatives par rapport aux dépendances, tout comme le déni des effets de certaines substances font obstacle à la mise en œuvre d’actions cohérentes et utiles en matière de promotion de la santé et de prévention des assuétudes.
Seules l’information diffusée de façon régulière et la formation continue dans le cadre d’une prévention s’inscrivant dans la politique de promotion de la santé peuvent permettre une modification des représentations et une meilleure compréhension des enjeux propres à chaque situation. L’information et la formation concernent bien entendu le recours aux produits mais surtout les repères éducatifs et le rapport de chacun au monde qui l’entoure, aux différentes places qui sont les siennes et aux rôles qu’il est amené à tenir au sein de son groupe, de sa famille et de sa société.
On le voit, la promotion de la santé et la prévention des assuétudes, c’est un travail à long terme, sans résultat immédiat visible car il s’agit de travailler au développement personnel et citoyen c’est-à-dire au développement de la capacité à se situer et à faire des choix, pour soi et par rapport aux autres.

Infor-Drogues en bref

•Une équipe de professionnels qui assure une permanence téléphonique 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, un service de consultations et un service d’e-permanence c’est-à-dire de l’écoute, de l’information, du soutien, des consultations pour les usagers de drogues ainsi que pour leur entourage.
•Une équipe de prévention et de formation qui se met au service de professionnels, enseignants, éducateurs, travailleurs sociaux ou mandataires communaux, mais aussi parents et bénévoles pour les informer et les accompagner lorsqu’ils se trouvent confrontés à des questions relatives aux usages de drogues.
•Un site internet, un centre de documentation et d’information.
•Un service de communication qui travaille avec les différents media et crée affiches, brochures et outils pédagogiques.

Les points forts

Notre décret est un bon décret, dans l’ensemble. Promouvoir la santé et non la dicter permet d’éviter les stigmatisations de tous ordres. Cette approche favorise une prise en compte de la complexité des questions d’usages de drogues et évite qu’on se satisfasse de recettes, de focalisation sur les produits ou sur ces boucs émissaires contemporains, c’est-à-dire, au choix, les drogués, les jeunes, les parents, les enseignants…
La promotion de la santé permet de réfléchir à des dispositifs qui envisagent la dépendance comme le rapport dynamique entre trois éléments en constante interaction: le ou les produit(s), la ou les personne(s), le contexte.
Par ailleurs, on l’a vu, elle est un véritable outil d’émancipation et de citoyenneté. Les intervenants troquent leurs habits de sauveurs pour ceux de facilitateurs/médiateurs. Faire de la promotion de la santé, c’est en effet rendre aux gens la faculté de choisir ce qu’ils entendent par santé. C’est les rendre acteurs de la recherche de solutions, c’est leur rendre confiance en leurs compétences tout en les soutenant et en les outillant. Au lieu de «faire pour» on «construit avec», et c’est toute la différence.
Elle permet le décloisonnement et une action qui s’inscrit en amont et en aval des problèmes par le rassemblement d’acteurs de différents terrains d’intervention.
Pour cela encore faut-il que l’ensemble du système éducatif, social et communautaire s’oriente vers ce même objectif…

Les points faibles

Le décret et les moyens qui lui sont attribués souffrent de la place grandissante octroyée à la médecine préventive en Communauté française. Non pas qu’il faille minimiser l’importance du dépistage et de la vaccination mais l’inflation des budgets assignés à cet effet empiètent sur les moyens octroyés à la promotion de la santé et entrave la mise en place d’une réelle politique de promotion de la santé. Est-il vraiment logique que le dépistage soit pris en charge par les communautés?
Autre difficulté: l’éparpillement et le fractionnement des compétences entre les différents niveaux de pouvoir et d’entités: État fédéral, Communautés, régions, provinces, communes, programmes à visées sanitaires, à visées sociales, à visées sécuritaires…
Cela complique le travail et est source de perte de temps, de moyens et de sens. Chaque lieu de décision peut avoir des priorités différentes, des attentes propres, des exigences particulières… mais les mêmes restrictions budgétaires. Que dire des montages que nous avons à organiser? Que dire des difficultés que ces cloisonnements occasionnent en matière de transversalité? Comment faciliter le travail entre services de prévention en matière d’assuétudes soutenus par la Communauté française et les services de santé mentales de compétence régionale? Comment faire sens pour la population? Et surtout, comment justifier le manque de cohérence?

L’exemple de l’école

Malgré certaines directives, tout le monde veut occuper le terrain scolaire, et y réussit souvent: la police continue à intervenir dans les classes via des descentes musclées ou des programmes de développement personnel (est-ce son rôle?), les dispositifs de prévention viennent parler des produits, les services de promotion de la santé mais aussi parfois les sectes ou les représentants de secteurs économiques, les alcooliers par exemple. Tout se vaut-il? Par ailleurs, les questions de santé trouvent peu de place dans l’école et si l’on considère le programme des formations offertes par l’Institut de formation en cours de carrière (organisme de la Communauté française), on s’aperçoit que, hormis le cas de l’entretien motivationnel (1), aucune formation n’a trait à la promotion de la santé ou aux assuétudes… Les professionnels des centres PMS ont accès à ces formations obligatoires mais les services PSE (promotion de la santé à l’école) pas!
Autre exemple de cette incohérence, les services d’Aide à la jeunesse et le peu de cas qu’il est fait de leur accompagnement par rapport aux problèmes posés à leurs publics et aux professionnels qui les encadrent en matière d’usages de drogues.
Bien entendu, nous tentons de travailler ensemble, au cas par cas. Mais nous manquons, eux comme nous, de temps et de moyens.

Trois réflexions et une suggestion en guise de conclusion

Nous voudrions pouvoir être entendus dans la nécessité de sortir la question des assuétudes du champ de la répression. La politique de prévention confiée aux secteurs répressifs, c’est le sparadrap sur la gangrène ! L’assuétude est une question de santé, santé physique, santé psychique, santé sociale. Y travailler donnera des résultats sur le plan de la sécurité.
La question des assuétudes renvoie à l’identité, à la place qu’on occupe dans le groupe, dans la société. Il y est question de reconnaissance, d’accès. S’occuper des assuétudes aujourd’hui signifie s’occuper non pas de la seule pauvreté mais de la précarité et travailler au renforcement des liens sociaux, de la mobilité sociale, lutter contre la peur de l’autre, du non-semblable.
La prévention on l’a vu, passe par le développement du travail de proximité, dans les quartiers, les collectifs, les institutions. Pour que ça fonctionne, il faut s’y installer et y rester si nécessaire. Cela demande du temps et des moyens. Or, tout va vite, tout se ramasse dans des échéances de plus en plus courtes.
Il est important d’expliquer qu’il est difficile de faire de la promotion de la santé dans un monde où les injonctions économiques, politiques et sociales se résument à «tout, tout de suite et vite», «sécurité 100%» et «risque zéro». Parce que cela n’existe pas.
Philippe Bastin , Directeur d’Infor-Drogues
Adresse de l’auteur : rue du Marteau 19, 1000 Bruxelles. Internet : http://www.infordrogues.be
Cet article a été déjà publié par la revue trimestrielle de Prospective Jeunesse Drogues Santé Prévention, n° 56 (2010). Nous le reproduisons avec son aimable autorisation.
(1) Dont on peut d’ailleurs se demander s’il relève bien de la promotion de la santé…