L’ouvrage de Christian Léonard, fruit d’une thèse de doctorat en sciences médicales et d’une longue expérience professionnelle dans le domaine des soins de santé, nous invite à une réflexion stimulante, approfondie et dense autour de la responsabilité, de la solidarité et de la liberté. Son titre, Libérer et responsabiliser pour refonder la solidarité, nous indique même un véritable programme: il s’agit d’œuvrer à une réelle liberté, afin de pouvoir réconcilier responsabilité et solidarité. Au carrefour de bien des sciences humaines, combinant réflexions philosophiques, économiques, anthropologiques, épidémiologiques, l’auteur nous convie à un véritable questionnement éthique quant à la nature et à l’avenir de notre système de protection sociale et, plus particulièrement, des soins de santé.
Les impasses de la responsabilisation individuelle
Tous les experts vous le diront, les systèmes de protection sociale (les systèmes de couverture de soins de santé en particulier) des États-providence sont sous pression. Et c’est vrai que les masses budgétaires concernées sont imposantes. Alors, dans un contexte économique déprimé, faire des économies sur ces budgets sociaux apparaît pour d’aucuns comme une nécessité.
À l’examen des mesures prises (dans notre pays, comme dans d’autres), une tendance émerge, la réduction de dépenses collectives par un transfert de responsabilité financière vers les individus. Pour Christian Léonard, il s’agit d’une privatisation implicite: ce n’est pas comme si des pans entiers de la sécurité sociale étaient transférés au secteur privé, on vise plutôt à inciter les uns et les autres à faire les bons choix, sur base d’une rationalité économique. «Il nous faut constater que la responsabilisation est quasi exclusivement conçue sur la base de contributions financières. L’idée est d’utiliser des signaux économiques, les prix, pour faire comprendre aux individus comment ils doivent se comporter.»
Cette tendance est aussi la conséquence de l’influence grandissante d’une pensée libérale plus radicale qui remet en cause le bien-fondé de l’État-providence, parfois vu comme un véritable handicap de compétitivité pour nos économies, en mettant l’accent sur les vertus du marché, de sa ‘saine’ et performante concurrence, fruit de l’exercice de nos libertés individuelles.
Par rapport à la santé plus spécifiquement, cette tendance soulève bien des questions. Même si l’État-providence n’est pas exempt de toute critique, même s’il est difficile et prématuré de se prononcer sur l’efficacité des mesures incitatives prises, on peut déjà questionner la pertinence de ces dernières ainsi que leur soubassement idéologique.
Christian Léonard met en avant le fait qu’«il ne s’agit pas d’un processus par lequel l’individu reconnaît et assume une responsabilité à laquelle il souscrit, qu’il fait sienne et qui le rend agent de son existence. Il ne s’agit pas plus d’une responsabilité active, politique, qui est consubstantielle à une réelle liberté individuelle. Ces transferts sont simplement des moyens de reporter des charges financières. Ils rendent l’individu comptable de ses dépenses de santé, non en les justifiant ou en assumant pleinement les raisons pour lesquelles il les a consenties, mais simplement en réglant une part de la facture».
Et l’auteur de rappeler que «la croissance des dépenses de santé est d’ailleurs liée à des facteurs totalement indépendants d’un comportement consumériste ‘irresponsable’ car ce sont principalement les rémunérations, les nouvelles technologies, la médicalisation de l’existence et des problèmes sociaux ainsi que le vieillissement de la population qui expliquent l’essentiel des dépenses de soins de santé».
Le souci de soi et des autres
Mais alors, comment fonder une réelle responsabilité? Christian Léonard nous propose le concept de souci de soi comme point de départ d’un processus de responsabilisation. Le souci de soi est un concept riche: il ne s’agit pas de se replier sur soi-même, mais bien d’abord de se connaître soi-même. On y reconnait l’injonction Socratique: à l’homme de prendre conscience de sa mesure, de sa fragilité et de ses limites.
Cet enseignement antique a traversé les siècles et est toujours d’actualité. L’auteur souligne que «l’attention à soi permet à celui qui la pratique de savoir qui il est et ce qu’il fait. Il s’agit véritablement d’une pratique de vigilance intérieure afin d’éviter toute méprise à l’égard de soi-même».
Et dans le même temps, tout en exerçant cette vigilance avec lucidité, on est à même d’être attentif à son contexte de vie mais aussi aux autres, à leurs besoins et attentes, aux vulnérabilités communes à tous. «Le souci de soi devient alors un souci de tous pour tous, qui peut être interprété comme une responsabilité de chacun pour chacun et pour tous, une invitation à la responsabilité individuelle constitutive de la responsabilité collective.»
Afin de mieux refléter cette façon d’être au monde, Christian Léonard parle de responsabilité capacitante, une responsabilité «qui nous amène à nous soucier des autres, du caractère digne de leur vie, de leurs conditions d’existence», une responsabilité que tout un chacun est à même d’exercer. C’est indubitablement une vision de la nature humaine bien plus féconde, positive et libératrice (car respectueuse de l’autre, dégagée du souci de performance propre à nos sociétés) que celle que nous proposent les économistes soutenant le paradigme néo- ou ultra-libéral pour qui l’être humain se limite à être un homo œconomicus, «cet individu calculateur et maximisateur qui agit et réagit aux incitations financières».
Une utopie? Vraiment?
La santé est bien le lieu privilégié où cette responsabilité capacitante peut se découvrir et trouver à s’exercer. Pensons à l’information aux patients. Ici, les possibilités sont multiples. Pour les prestataires en colloque singulier avec leurs patients, il s’agira d’impliquer ces derniers dans le choix d’une thérapie, par exemple. Pour cela, «le prestataire doit connaître le patient, reconnaître ses besoins et son droit à l’autonomie. Il doit le considérer, non comme l’objet d’une intervention mais comme un co-acteur d’une intervention et co-auteur d’une éventuelle guérison». L’information et les conseils peuvent aussi passer par d’autres canaux, comme des campagnes de sensibilisation. Il faut alors veiller à ce que les messages et recommandations soient accessibles, clairs, compréhensibles par tous. Bien des efforts sont faits en ce sens, même s’il en faudrait sans doute encore plus.
Mais, pour Christian Léonard, cela ne doit pas s’arrêter là. Puisque nous sommes capables de dépasser nos intérêts égoïstes et d’être altruistes, pourquoi ne pas faire du citoyen-patient un partenaire plein et entier du système de soins de santé? Et ce tant pour l’organisation, le financement du système que pour l’établissement de ses priorités. Comme l’observe notre auteur: «c’est bien le citoyen-patient qui devra assumer individuellement et collectivement les choix qui seront faits.» Un premier pas a d’ailleurs été franchi avec l’Observatoire des maladies chroniques, où des associations de patients sont présentes dans une section consultative. L’implication formelle des associations de patients dans l’élaboration de la politique de soins de santé est ainsi lancée.
Alors, utopiques les thèses de Christian Léonard? Ne préjugeons de rien… et laissons à Lamartine le dernier mot: «Les utopies ne sont que des vérités prématurées».
Le livre de Christian Léonard peut être commandé (25 €) via le site des Presses Universitaires de Namur.