Le Professeur Jean-Pierre Bourguignon, Chef du service de pédiatrie ambulatoire au CHU du Sart-Tilman à Liège (ULg), est l’un des spécialistes de l’adolescence dans notre pays. Très attentif à l’étude PROMES sur le bien-être et la santé des jeunes, il a commenté pour nous toutes les informations et témoignages que nous vous avons exposés au fil des mois et nous propose ‘sa’ conclusion.
Avant de donner ses impressions sur la série d’articles publiés dans le cadre de l’enquête PROMES, le Prof. Bourguignon tient à mettre les choses au point: « Le biais de ce type d’enquête est qu’il met l’accent sur ce qui pose problème , donnant une vision sans doute trop négative de l’adolescent . On focalise sur le pourcentage de ‘ déviants’ , avec le risque de stigmatiser certaines attitudes . On pourrait retourner les résultats en prenant en considération ceux qui sont ‘ dans le bon’ …»
Ceci dit, il souligne que les enquêtes et études sont aussi là pour mettre le doigt sur certains risques et peuvent, comme ce fut le cas de celle-ci, donner des pistes d’intervention. Elles sont inutiles si elles se bornent à rester dans le constat. « Par ailleurs, il faut toujours se souvenir que la spécificité de l’adolescent est le changement: psychologique, physique, etc. D’où la difficulté de les traduire, dans une enquête qui examine des comportements figés… »
Pour commencer, il souligne la place toute particulière qu’occupe l’adolescent dans notre société: « La triangulation dans les rapports qui se produisent entre lui , ses parents et la société est essentielle . En effet , les parents restent ses premiers interlocuteurs et bien qu’il cherche à opérer un mouvement centrifuge par rapport à sa famille , le jeune lui reste quand même encore très attaché . Il tient donc un double discours , dans une recherche à la fois d’individualisation / prise de risque et de réconfort / sécurité . Malgré des relations en tension avec l’adolescent , l’attitude des parents est vécue comme sécurisante : l’adolescent se sent entouré , protégé . En opposition avec celle de la société qui , elle , ne le protège pas : les rapports avec les autres peuvent parfois être fortement teintés d’agressivité .
Et dans tous les sujets qui ont été abordés dans l’enquête, l’adolescent se retrouve en perpétuel mouvement entre les trois pôles: son individualité, ses parents et la société. Ces mouvements s’accompagnent de comportements propres à cette période de notre vie, soit exploratoires – donc positifs – à risque – donc négatifs. Les parents devraient garder en mémoire que ces comportements exploratoires ne sont pas un danger en soi: ils doivent alors trouver les pistes pour ouvrir la discussion, ne pas avoir peur de parler des risques, même si l’adolescent les ‘remballe’. Il vaut mieux cela que ne rien dire: l’adolescent pourrait alors penser qu’il n’est pas intéressant aux yeux de ses parents, il ne se sentira pas encadré et en sera désemparé.»
Jean-Pierre Bourguignon insiste aussi sur le questionnement que vit l’adolescent tant dans la société qu’au sein de sa famille: « L’adolescent vit une période durant laquelle il se pose une foule de questions sur différents aspects de sa vie ; c’est pourquoi il est souvent celui qui va nous interpeller en tant qu’adultes . Dans la société , les adolescents sont comme des sentinelles , dont le comportement nous alerte sur le ( dys ) fonctionnement de la société ».
Cette mise au point faite, il nous donne donc sa vision des résultats de cette enquête PROMES, à la lumière de son expérience, basée sur la relation individuelle qu’il entretient avec parents et adolescents.
Perception de la santé
En matière de santé, le Prof. Bourguignon souhaite rappeler que puberté et adolescence sont deux processus qu’il ne faut pas confondre, la seconde étant un processus global. Il note néanmoins qu’alors que la puberté a tendance à être de plus en plus précoce, l’adolescence, pour sa part, tend à s’allonger, elle dure plus longtemps.
C’est l’effet «Tanguy»… En tout cas dans nos pays, car en Afrique, par exemple, avec les conditions de vie et alimentaires plus difficiles, les filles sont réglées plus tard et mariées très tôt, ne connaissant quasi pas de période d’adolescence… puisque passant directement de la puberté à la vie adulte.
D’après son expérience, le Prof. Bourguignon considère que psychique et somatique sont intimement liés chez les adolescents. Car l’adolescence est une période de remaniements en profondeur au niveau psychique, couplés à des modifications physiques importantes. Le processus prend une allure différente dans les deux sexes. « Chez les adolescentes , la puberté est très manifeste , voire ‘ violente’ sur le plan externe , avec les seins , les règles , la pilosité … et donc les filles en ont une perception assez forte . Chez les garçons , la puberté comporte des changements initiaux moins visibles et plus flous dans le temps . Ils ne savent souvent pas précisément quand la puberté s’est produite . Ces constatations physiques peuvent être mises en contraste avec le comportement à l’adolescence : les garçons vont plus s’extérioriser par des comportements à risque , tant dans leur sexualité que dans d’autres domaines … Par contre , les filles vont avoir tendance à davantage intérioriser ces changements flagrants , avec un plus grand risque de déprime et de troubles psychosomatiques .» Une analyse qui va dans le sens des résultats de l’enquête Promes.
Mais certaines plaintes ou certains comportements méritent que l’on s’y attarde. « Lorsque l’adolescent se plaint de douleurs , et qu’on lui répond que ‘ c’est dans la tête’ , on passe à côté du fait qu’il a besoin d’être pris au sérieux dans ce qu’il vit , ses incertitudes , ses peurs . De même les taux d’absentéisme scolaire doivent être pris au sérieux : ils sont interpellants ! L’adolescent qui ne va pas bien va émettre diverses plaintes somatiques , sera absent et risque le décrochage scolaire . La plainte n’est pas un leurre . C’est un signal à prendre en considération .»
Quant à la manière de s’alimenter, elle pose la question du cadre. Il faut donner de l’espace à l’adolescent tout en fixant un cadre, des limites… Par ailleurs, l’alimentation pose aussi le problème de l’image que l’adolescent a de lui: « Il doit s’approprier son corps et , dans ce sens , le poids est un élément important . Par ailleurs , s’il existe bien un problème d’obésité chez les jeunes , il y en a aussi beaucoup qui sont insatisfaits de leur corps , sans correspondance nécessaire avec le BMI … L’image qu’ils ont d’eux n’est donc pas nécessairement fidèle à la réalité .»
Un cadre ne devrait-il pas être mis en place par la famille et la société lorsque l’on aborde le manque d’exercice physique chez les jeunes: « Mais je me demande pourquoi la société demande toujours aux jeunes d’être plus actifs , alors que la population des adultes l’est si peu ? Ils ont aussi un problème de motivation : je suis interpellé par le manque de demande de leur part . On peut leur offrir beaucoup de possibilités , de structures , de sports , mais s’il n’y a pas un élément mobilisateur , comme la participation des copains – et on sait que le phénomène de groupe est très fort chez eux ! – il n’y aura personne dans les clubs et les salles …»
Et de confirmer le rôle des activités scolaires: « Il faut bien faire la différence entre ce qui relève d’une démarche éducative , comme le sport à l’école , et ce qui relève des choix individuels dans son cadre de vie propre …»
Goût du risque
Les conduites à risque sont, on l’a vu, un élément récurrent dans la vie d’un adolescent. Un passage quasi obligé pour eux. « L’adolescent vit avec un sentiment d’invulnérabilité : il considère qu’il échappera à l’accident , aux conséquences dommageables .» Une croyance qui est valable aussi bien pour la consommation de tabac que pour la sexualité non protégée, la drogue ou la conduite automobile.
Une prévention devrait être possible pour limiter les risques. Mais par qui peut être transmis le message? « Il y a deux types de messages à transmettre : le premier est celui sur le contenu , l’information , qui peut être diffusé par les enseignants , les médecins , etc . Mais à côté de cela , les modèles de rôle sont essentiels : une transmission des compétences et des aptitudes qui sont au – delà des connaissances et qui relèvent notamment des parents , premiers modèles des jeunes . Autre source de compétences , l’école : je suis tout à fait d’accord sur le fait que l’école joue un rôle essentiel en matière de prévention , car elle peut mettre à profit le travail en groupe .»
Lorsqu’il aborde la sexualité des adolescents, Jean-Pierre Bourguignon est presque inquiet: « D’abord je suis interpellé par les images de la sexualité qui sont présentées dans les clips vidéo ou les films . Je suis aussi très frappé par leurs connaissances sophistiquées de techniques sexuelles , ce qui peut être expliqué par un accès facilité à la pornographie , en regard de leur méconnaissance de choses simples comme l’anatomie . Enfin , je constate un aspect « consommation » très présent , à l’image de ce que l’on observe dans la société en général …»
Mais ces expériences peuvent se terminer mal, sans accès à des informations à visée préventive: « Je regrette que le chapitre consacré à la sexualité ait été si peu approfondi par rapport à la réalité . Par exemple , je ne vois rien sur des données quant aux interruptions volontaires de grossesse . Or , il s’agit de la première cause d’hospitalisation des filles de 15 – 19 ans … lorsque l’IVG est rapportée !
En Suisse, environ 6% des filles ont eu une grossesse avant 19 ans; aux USA, elles sont environ 7% et 1.6% des femmes qui pratiquent une IVG ont moins de 19 ans, un chiffre probablement influencé vers le bas par la pression des groupes anti-avortement. En 1997, des chiffres faisaient état chez nous de 2.6% d’IVG chez les 15-19 ans, mais vu l’existence de différentes filières, ce chiffre est certainement sous-estimé et ne devrait pas être très éloigné des chiffres suisses et américains. 1.2% des naissances étaient le fait de filles de moins de 19 ans chez nous. Autrement dit, sur une classe, on peut considérer que 1 à 2 filles risquent de tomber enceintes, à l’ère de la pilule ou du préservatif… Le plus souvent, elles sont surprises lors du premier rapport sexuel, elles ne sont pas préparées…»
Une autre remarque qu’il tient à apporter concerne les tentatives de suicide ou les suicides: « Les statistiques de tentatives de suicide sont considérablement plus basses que les idées suicidaires telles qu’exprimées par les adolescents . De plus , il y a une série de tentatives de suicides que je qualifierais d’a minima , parce que les médicaments pris n’ont pas causé d’effets nocifs et n’ont engendré aucune hospitalisation . Et puis il y a ces tentatives de suicide ou suicides qui sont enregistrés comme accidents de la route , alors que l’adolescent s’est lancé contre l’arbre …»
Une évolution encourageante
La tendance qui peut être retirée est que, globalement, les comportements de santé sont en progression… « En effet , on constate que les messages de santé sont de plus en plus clairs : on replace un cadre , comme interdire de fumer à l’école ou offrir une alimentation plus saine à l’école , ce qui ne manque pas d’interpeller le jeune .»
L’enquête PROMES HBSC dans Education Santé
Depuis près de deux ans maintenant, nous vous avons présenté dans nos colonnes un résumé de ce travail très intéressant, et mis en évidence quelques chiffres significatifs commentés par des témoins privilégiés en Communauté française.
Pour rappel, voici la liste des textes et leur date de parution:
La santé et le bien-être des jeunes d’âge scolaire. Quoi de neuf depuis 1994? Présentation par l’Equipe SIPES ULB-PROMES et Commentaires de la Ministre Nicole Maréchal , n° 189, avril 2004
1. Bien-être et perception de la santé , Carine Maillard, n° 195, novembre 2004 (Philippe Béague).
2. Alimentation: il faut restructurer , Carine Maillard, n° 196, décembre 2004 (Jacqueline Absolonne).
3. Le tabac en légère perte de vitesse , Carine Maillard, n° 197, janvier 2005 (Luk Joossens).
4. Sécurité routière, une situation qui reste inquiétante , Carine Maillard, n° 200, avril 2005 (Anne-Valérie De Barba).
5. Bouger, d’accord, mais il faut les structures! , Carine Maillard, n° 201, mai 2005 (Véronique Tellier, Michel Demarteau).
6. L’alcool ne doit pas devenir un problème , Carine Maillard, n° 202, juin 2005 (Florence Vanderstichelen et Martin de Duve).
7. Drogues: l’éducation, clé de voûte de la prévention , Carine Maillard, n° 203, août 2005 (Philippe Bastin).
8. Violence à l’école, un faux débat? , Carine Maillard, n° 205, octobre 2005 (Michel Born).
9. Difficile de rationaliser l’amour , Carine Maillard, n° 206, novembre 2005 (Marlène Alvarez).
10. L’adolescent entre expérience et prise de risque , Carine Maillard, n° 210, mars 2006 (Jean-Pierre Bourguignon).
La brochure de synthèse est encore disponible en très petites quantités dans les centres locaux de promotion santé du Brabant wallon, Hainaut occidental, Charleroi-Thuin, Liège et Huy-Waremme. Elle est aussi téléchargeable au format PDF sur le site http://www.ulb.ac.be/esp/promes/
Sachez enfin que l’enquête sera renouvelée cette année, et que les résultats seront diffusés dans le courant 2007.
Le Prof. Bourguignon, enfin, envisage une enquête plus globale, plus systémique qui interrogerait également les proches. Ainsi, on aurait une image des adolescents tels qu’ils se vivent, mais aussi tels qu’ils sont perçus par les parents, les enseignants, etc. Des informations qui pourraient, selon lui, être particulièrement intéressantes à examiner…
En guise de conclusion, il insiste sur la nécessité, pour les adultes, de garder confiance en ces jeunes, et de respecter à la fois leur désir d’indépendance, leur quête d’expériences, tout en les encadrant le mieux possible.
« La meilleure approche de ces jeunes est celle qui suscite nos interactions , délaisse nos illusions et approfondit notre expérience positive de celui que chaque jeune est au fond de lui – même … Il est vrai que tout parent a des projets pour ses enfants ; mais il faut parfois admettre que le jeune peut choisir une autre voie que celle que nous avions envie de le voir suivre ou que celle nous lui avions tracée », conclut-il. « Les adultes doivent être des compagnons de route des adolescents , leur rôle est de leur ouvrir des portes , leur montrer des directions . C’est un travail subtil , si l’on veut rester respectueux de la personne et de son identité . Ainsi les solutions pourront idéalement être mises en oeuvre dans la vie de tous les jours , par l’adolescent , dans sa relation avec ses pairs , en discutant avec les parents et avec les professeurs …» Et les ‘excès’ pourront être limités à ce qu’ils sont au départ: des expériences qui aident les jeunes à devenir des adultes responsables.
Carine Maillard