Le Service d’études de la MC a publié en octobre 2022 un numéro thématique de sa revue Santé & Société intitulé « Santé mentale : zone à haut risque ». Un premier article définit le concept de prévention en santé mentale et montre comment il peut permettre une politique de prise en charge précoce des problèmes de santé mentale. Education Santé vous le propose dans une version légèrement remaniée.
Les maladies mentales demeurent un problème fondamental de la santé publique : malgré les progrès en psychiatrie et en psychologie, la prévalence des maladies mentales ainsi que leur impact sur la mortalité n’ont pas diminué ces dernières années. L’efficacité des traitements des maladies psychiques reste limitée, surtout s’il ne s’agit pas d’une combinaison entre des traitements médicamenteux et psychothérapeutiques. De plus, encore aujourd’hui beaucoup de personnes ne reçoivent pas ou reçoivent trop tard un suivi par un·e spécialiste.
Les limites de l’efficacité du traitement sont également liées au fait que les maladies mentales (tant leur apparition que leur suivi) dépendent fortement des facteurs sociaux, économiques et environnementaux. C’est pourquoi le traitement ne peut pas être une solution unique pour protéger ou améliorer la santé mentale de la population. Ainsi selon l’OMS, « la seule méthode durable pour réduire la charge causée par ces troubles est la prévention » (Organisation mondiale de la Santé, 2004, p.13). Les recherches scientifiques montrent en effet que la prévention permet d’éviter, au moins partiellement, l’apparition et/ou d’atténuer la gravité des maladies mentales.
En quoi consistent la prévention des maladies psychiques et la promotion de la santé mentale ? Pour qui et pourquoi la prévention des maladies mentales doit être mise en place ? Et enfin qui sont les acteurs·rices de la prévention et de la promotion de la santé mentale en Belgique ?
Santé mentale ou maladie mentale?
Pour répondre à ces questions, il convient d’abord de préciser ce qu’on entend par prévention. Dans notre perspective, il faut en effet dépasser la conception classique de la prévention qui tend à concevoir cette dernière de façon linéaire en fonction du développement d’une maladie. Au contraire il s’agit ici de s’appuyer sur la conception large ou holistique de la santé, car la situation clinique ne se réduit pas à une ligne abstraite de temps de développement d’une maladie, mais se déploie dans une relation entre le·la patient·e et le·la médecin qui se construit à la fois autour des plaintes du·de la patient·e et des préoccupations du·de la médecin. Ce qui se joue dans la situation clinique est donc la façon dont chacun des participant·es envisage le problème : d’un côté, le·la patient·e évalue s’il se sent bien ou pas et, de l’autre côté, le·la médecin se prononce sur le diagnostic. De ce point de vue, la prévention a pour référence non seulement le développement de la maladie, mais également la façon dont ce développement se rapporte à la vie du·de la patient·e prise dans sa globalité.
Cette approche permet de prendre en compte la spécificité de la santé mentale par rapport à la santé somatique. A la différence des maladies somatiques, la maladie mentale ne peut pas toujours simplement disparaitre : son impact sur la vie de la personne est tel que le retour à l’état « d’avant » souvent n’est pas possible. C’est pourquoi il convient de parler des objectifs de traitement d’une maladie psychique plutôt en termes de rétablissement que de guérison. À la différence de la guérison, le rétablissement « ne signifie pas nécessairement que la maladie ait complètement disparu, mais que la personne ait pu se dégager d’une identité de malade psychiatrique et recouvrer une vie active et sociale, en dépit d’éventuelles difficultés résiduelles… […] Ni déni, ni désintérêt pour la maladie, c’est au contraire une prise de conscience de la maladie et de ses conséquences, et sur cette base une forme de prise de distance à leur égard, au profit d’une focalisation sur des objectifs personnels et le souci de son propre devenir » (Pachoud, 2012, p. 258)
Or, si le rétablissement se focalise davantage sur la réintégration de la personne dans la société, c’est parce que ce sont avant tout les conditions dans lesquelles les personnes naissent, grandissent, vivent, travaillent et vieillissent qui jouent le rôle crucial dans le développement des maladies mentales (tant dans leur apparition que dans leur évolution). En effet, le cadre proprement biomédical, la génétique et la neurologie notamment, ne permettent pas d’expliquer de façon exhaustive ce qui se passe dans les maladies psychiques. Les promesses de trouver les biomarqueurs qui permettraient de détecter les maladies psychiques avant leur apparition ne se sont jamais réalisées (Fuchs, 2018). De même les symptômes des maladies ne peuvent pas être traités uniquement comme des signes de perturbations de l’activité cérébrale, mais doivent être interprétés à partir du sens qu’ils ont pour la personne. Ce qui caractérise une maladie psychique, c’est en effet la façon dont la vie de la personne, son rapport au monde, aux autres et à soi-même est affectée.
Une autre considération importante concerne la différence entre la maladie mentale et la souffrance psychique. Nous proposons en effet de distinguer ces deux concepts et de définir la souffrance psychique comme un état qui n’entrave pas de façon considérable la vie de la personne, son rapport au monde, aux autres et à elle-même. Cette distinction permet de mettre en avant l’idée que la santé mentale n’est pas un état binaire (où on est malade ou sain), mais « existe sur un continuum complexe, avec des expériences allant d’un état de bien-être optimal à des états débilitants de grande souffrance et de douleur émotionnelle » (Organisation mondiale de la Santé, 2022, p. 13). Ainsi de même que quelqu’un peut avoir un problème de santé physique et être en bonne santé physique, il est possible de bénéficier de niveaux de bien-être mental plus élevés même si on présente des symptômes modérés ou sévères des problèmes de santé mentale. En outre, cette distinction permet d’éviter la tendance vers la pathologisation de certaines expériences négatives. Car une personne qui ne souffre pas de maladie mentale peut avoir un niveau bas de bien-être mental.
Santé mentale et ISS
Cette conception de la prévention des maladies mentales reste néanmoins insuffisante si elle prétend être universelle. Or, la santé n’est pas distribuée de façon équitable au sein de la société. En effet, la santé mentale dépend de nombreux facteurs : familiaux, sociétaux, environnementaux, économiques et politiques ainsi que biomédicaux, qui peuvent être de nature positive (facteurs protecteurs) ou négative (facteurs de risque). Un déséquilibre entre les facteurs de risque et les facteurs protecteurs peut agir sur la vie de la personne en ayant pour conséquences la baisse ou au contraire l’amélioration de la santé mentale. Dans tous les cas, la plupart de facteurs qui influencent la santé mentale d’une personne dépassent la maitrise de cette dernière et sont dépendants de la structure sociétale. Cette structure à son tour étant caractérisée par des rapports d’inégalité, le déséquilibre entre les facteurs protecteurs et facteurs de risque est défini majoritairement par ces inégalités sociétales. Ainsi, plus le statut social de la personne est bas, plus elle est exposée aux facteurs de risque et moins elle a de chance de bénéficier des facteurs protecteurs (Vandiver, 2008). Elle risque donc davantage d’avoir des problèmes de santé mentale, mais aussi de souffrir de leurs conséquences. En effet, plus la situation de la personne est précaire, plus sa maladie a un impact sur sa situation générale (on peut penser à l’impact du coût de l’hospitalisation, de l’absence de travail, de l’impossibilité de s’occuper des enfants, etc.).
Afin de prendre en compte le fait que la santé mentale n’est pas distribuée de façon équitable au sein de la société, les actions en prévention ne peuvent donc pas rester universelles, mais doivent être calibrées en fonction du niveau de désavantage. Il s’agit donc de respecter le principe de l’universalisme proportionné : « Pour réduire la pente du gradient social de santé, les actions doivent être universelles, mais avec une ampleur et une intensité proportionnelles au niveau de défaveur sociale » (Marmot, Goldblatt, Allen, & et al, 2010, p. 16, nous traduisons). Or leur mise en place est loin d’aller de soi. En effet, comment définir le seuil à partir duquel les politiques et les actions doivent être calibrés différemment ? Nous proposons d’aborder cette question à partir des formes principales d’inégalité sociale. On peut alors identifier des groupes plus à risque des maladies mentales d’un point de vue économique (personnes appartenant à des classes plus pauvres), du point de vue des discriminations sur base d’origine ou de religion (personnes racisées) et du point de vue des discriminations genrées (personnes discriminées en fonction de leur sexe et/ou leur sexualité).
Évidemment, en réalité, ces divisions coexistent et se superposent. Il convient toujours dès lors de privilégier une approche intersectionnelle, c’est-à-dire « un cadre théorique permettant de comprendre comment les multiples identités sociales telles que la race, l’orientation sexuelle, le statut socio-économique et les incapacités se combinent au niveau micro de l’expérience individuelle pour refléter des systèmes interdépendants de privilèges et d’oppression » (Bowleg, 2012 ; pour la première conceptualisation de l’intersectionnalité voir Crenshaw, 1989). La présentation à partir de trois perspectives que nous proposons ici a donc une visée analytique.
- Les inégalités économiques découlent de la hiérarchisation entre les différents groupes en fonction des moyens économiques qui se trouvent à leur disposition. Elles se manifestent dans les inégalités au niveau des revenus, des conditions et contenus de travail, de l’héritage et du patrimoine, de l’insécurité financière, de la qualité (ou absence) de logement, mais aussi de l’éducation. Les recherches montrent que ces inégalités ont un impact direct sur la santé mentale des personnes. Par exemple, selon les données de l’enquête de santé de Sciensano, : parmi les personnes dont le revenu est inférieur à 750 euros par mois, 17,7% semblent être affecté par les troubles d’anxiété, tandis que parmi les personnes dont le revenu est supérieur à 2.500 euros par mois, seulement 7,4% sont affectés. La même tendance peut être observée pour la dépression. Ces données sont d’autant plus inquiétantes que les inégalités économiques continuent à croitre et avec elles, par conséquent, les inégalités de santé. Selon l’Eurostat, en 2018, 20% de la population belge présente un risque de pauvreté ou d’exclusion sociale. La crise provoquée par la pandémie de COVID-19 et ensuite la crise énergétique sont venues accentuer cette tendance avec la détérioration rapide de la situation socio-économique des groupes vulnérables. Dans cette perspective, les problèmes de santé mentale vont croitre inévitablement.
- La situation économique des personnes victimes de discriminations en raison de leur origine explique en partie le fait qu’elles ont une plus mauvaise santé que les autres groupes : les personnes racisées sont surreprésentées parmi les personnes avec les plus bas revenus au sein de la société. Néanmoins, de nombreuses recherches démontrent que la discrimination raciale2 en elle-même est responsable des inégalités de santé (Williams, 1999, p. 177, nous traduisons). Les préjugés discriminatoires deviennent un facteur de stress pour les personnes et peuvent ainsi nuire à leur santé mentale. En outre, certaines personnes racisées intériorisent les stéréotypes raciaux négatifs omniprésents dans la culture (concernant leur infériorité), c’est-à-dire qu’elles finissent par les percevoir comme vrais. Les recherches indiquent que ce processus de l’intériorisation est associé à un bien-être psychologique moindre et à des niveaux plus élevés de consommation d’alcool, de symptômes dépressifs et d’obésité (Williams & Mohammed, 2009). Les facteurs qui influencent la santé mentale des personnes racisées relèvent également des modes de fonctionnement mêmes du système de santé (Smedley, Stith, & Nelson A. R, 2003), que ce soit par rapport au manque d’accès aux soins, aux inégalités de traitement (par exemple de biais dans le diagnostic), etc. (Hairston, Gibbs, Wong, & Jordan, 2020).
- Les inégalités de genre se manifestent également avant tout à travers les inégalités économiques. Ces inégalités s’expliquent par le fait que les femmes travaillent plus souvent que les hommes à temps partiel, sont surreprésentées dans les secteurs mal rémunérés, ont moins d’accès à des postes de direction, mais aussi par le fait que pour une même profession, un même secteur, un même âge, un même diplôme, etc., les femmes sont systématiquement moins rémunérées que les hommes. La santé mentale des femmes est influencée néanmoins également par des facteurs qui ne sont pas d’ordre économique (ou en tout cas qui ne sont pas directement liés à ce dernier). Par exemple, les inégalités de genre persistent au sein de la société sous la forme de l’assignation des femmes aux activités domestiques qui peuvent devenir une source d’épuisement, de stress et constituent ainsi un facteur de risque de maladies mentales. Selon les données de l’Enquête de santé menée par Sciensano, en 2018 pour les troubles dépressifs « les femmes présentaient une prévalence plus élevée (14,2% pour l’anxiété et 10,7% pour la dépression) que les hommes (7,9% pour l’anxiété et 8% pour la dépression) ».
Si nous voulions mettre en avant ces trois types de public comme ceux qui se trouvent particulièrement à risque des maladies mentales, il ne s’agit pas de suggérer que la solution au problème serait à rechercher chez eux, dans leurs capacités individuelles à surmonter le stress, par exemple, mais bien dans les conditions de vie qui déterminent ces groupes comme dominés ou discriminés. Qu’est-ce qui pourrait être fait et quels sont les acteur·rices qui mettent en place des actions concrètes dans ce domaine ?
Compétences et financements
La prévention des maladies psychiques et la promotion de la santé mentale, considérées au sens large du terme, font aujourd’hui l’objet de nombreux services en Belgique. Institutionnellement, il s’agit d’une organisation très complexe, les compétences étant partagées entre les trois niveaux de pouvoir (fédéral, régional, communautaire). Néanmoins, tant au sein du secteur des soins de santé que celui de la promotion de la santé, la santé mentale occupe une place mineure. Cela se reflète notamment par le niveau de financement. Pour le domaine des soins de santé par exemple, selon le groupe de travail « Les effets pervers des mécanismes de financement » des États généraux de soins en santé mentale, seulement 6% des dépenses en soins de santé sont dédiées à la santé mentale. Pour le domaine de la prévention, ce chiffre n’est pas disponible, mais il est sans doute encore plus petit en termes de dépenses absolues, sachant que toutes les dépenses pour la prévention et la promotion de la santé en Belgique dépassent à peine 2% de toutes les dépenses en soins de santé (Sholokhova, 2021). La prévention dans le domaine de la santé mentale souffre dès lors de l’accumulation des difficultés dans chacun de ces domaines séparément.
La prévention des maladies psychiques et la promotion de la santé mentale ne se limitent pourtant pas à ces deux domaines, car elles sont réalisées et financées également au sein d’autres secteurs, notamment les secteurs social et culturel, mais aussi dans l’enseignement, les entreprises, logement, la culture, le sport, l’asile et migration, la lutte contre les violences et discriminations. D’où l’importance d’une approche qui promeuve la « santé dans toutes les politiques » (health in all policies) et qui mette en œuvre des actions multi-sectorielles.
En guise de conclusion, soulignons dès lors que, selon les données probantes et les expériences internationales, une politique de santé transversale (qui crée des synergies entre différents niveaux de pouvoir), transdisciplinaire (qui met autour de la table les professionnel·les des différents secteurs ainsi que les patient·es et leurs aidant·es) et guidée par le principe de l’universalisme proportionné est la clé pour aborder cette question. En Belgique, plusieurs pas ont été faits dans cette direction notamment avec la nouvelle méthodologie de travail sur le budget de soins de santé et la nouvelle convention sur les soins psychologiques qui prévoit de meilleurs remboursements des soins psychologiques de première ligne. Ce cadre doit toutefois être élargi pour que la santé mentale ne reste pas identifiée aux soins de santé mentale. Le contexte économique difficile actuel invite à repenser les moyens mis en œuvre pour lutter contre l’accroissement des inégalités socio-économiques, en premier lieu contre l’appauvrissement de la population. Entre-temps, un meilleur financement des initiatives régionales et communautaires s’impose comme une priorité afin de développer les actions auprès des publics les plus à risque d’avoir une mauvaise santé mentale et de maladies psychiques et, réduire ainsi les inégalités de santé.
Santé & Société est un périodique trimestriel de l’Alliance nationale des Mutualités chrétiennes. On y retrouve des analyses et points de vue autour des politiques de soins de santé.
Au sommaire du numéro d’octobre 2022 :
- Édito : Santé mentale : zone à haut risque
- Étude : Prévention dans le domaine de la santé mentale
- Étude : Le suivi psychologique : accessible en Belgique ?
- Étude : L’impact de la pandémie de COVID-19 sur la santé mentale des enfants et des adolescent·es en Belgique
- Lu pour vous : Écouter les enfants et les jeunes concernés par la santé mentale
- Lu pour vous : Soins de santé somatiques en institutions psychiatriques
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