Chaque année, l’asbl Psymages, avec maints partenaires publics et associatifs, nous propose les Rencontres Images Mentales au Centre culturel Paul Delvaux. Pour cette douzième édition, huit dates étaient prévues entre le 6 et le 14 février 2020 : des films bien sûr, mais aussi des spectacles, des expos, une conférence… de quoi picorer. Mon choix a cependant été guidé par une sorte de fil rouge dont je n’ai pris conscience que progressivement.
Commençons par deux films français de 60′, tous deux sortis en 2018, qui ont surtout en commun le regard, d’un frère dans le premier film, d’un petit-fils dans le second, sur un parent décédé ayant souffert de maladie mentale, et ce à travers des archives. Mais là s’arrête la ressemblance.
Dans J’aurais dû me taire, Christophe Bargues choisit – avec beaucoup de difficulté puisqu’il lui aura fallu des années pour y mettre la dernière main – de puiser dans les traces laissées par son frère Jean-François : des vidéos, des œuvres picturales, des centaines de cassettes audio. Jean-François s’auto-diagnostique paranoïaque et, sans être psychiatre, on ne peut que lui donner raison (sic) en écoutant ses propos. Il paraît évident que la mort de son père, durant son adolescence, a joué un rôle déclencheur. Mais, sinon qu’il est le premier né, cela « n’explique » rien. Il finira par être hospitalisé alors même que sa mère, psychanalyste, renâcle à cette idée et craint qu’il ne lui pardonne pas – ce qui se vérifiera.
Le malaise que j’ai ressenti en voyant ce film tient beaucoup, je crois, au parti-pris du réalisateur de disparaître derrière les sources sonores et visuelles, au choix de certaines photos et vidéos, aux images inutilement nombreuses du pavillon aujourd’hui désaffecté de l’hôpital psychiatrique où séjourna Jean-François, et enfin au montage plutôt erratique. Tout cela était-il pour Christophe une façon de confier la parole à son frère ? Ou le signe d’une impuissance à en rendre compte ? Ou encore, tout simplement, dire « voilà, c’est là » ?
Dans Au dos de nos images, Romain Baudéan se positionne d’emblée comme auteur ; il a décidé de faire un film sur sa grand-mère, surnommée Badé, diagnostiquée maniaco-dépressive et qui a fini par se suicider en se défenestrant. Un tabou pèse là-dessus et l’un des fils de Badé, dépositaire du journal de sa mère, refuse de le communiquer à Romain. Il finira par céder, et son neveu partira à la recherche de ce qu’il y a au dos des images.
Ce journal révèle le parcours désespérant et désespéré d’une femme à qui son mari a refusé de l’aimer, physiquement comme sentimentalement (je cite : « éjaculation précoce suivie de ronflements précoces »). Les images joyeuses ou gaies, issues des films 8 mm tournés par le grand-père, sont sans cesse en décalage par rapport aux extraits du texte de Badé, lus par une voix de femme : « nous faisions semblant d’être une famille unie, mais c’était du cinéma » (re-sic).
Romain va rencontrer ses oncles et tante, émus par ce qu’ils lisent sur ces dizaines de pages. En signature, il conclut qu’il n’a pas fait ce film pour sa grand-mère, ni pour lui, pour sa femme, son enfant. Mais « j’ai fait ce film » …
Badé a aussi, via les médicaments surdosés et les électrochocs, été victime de la psychiatrie d’alors. Ce qui nous amène à La Faim des fous (Franck Seuret, 2018, France, 53′), nouvelle recherche rétrospective mais qui dépasse le cas personnel d’Isabelle Gautier, soucieuse d’exhumer un secret de famille : la mort de sa grand-mère pendant la seconde guerre mondiale dans un asile d’aliénés. Hélène Guerrier est loin d’avoir été la seule puisque l’on estime à 45.000 personnes le nombre de malades mentaux morts pendant l’Occupation, complètement dénutris et surtout abandonnés (il semble que les vieillards des hospices n’aient pas été mieux traités). Bien entendu, toute la population française était rationnée au profit des troupes et de la population allemandes, cependant le recours au marché « libre » (et a fortiori au marché noir) était inaccessible à des personnes enfermées.
Il est vrai que l’eugénisme, hostile aux « inutiles » et aux « malfaisants », qui a fleuri dès les années 1930, avait préparé le terrain. Vrai aussi que la notion même de maladie mentale était extrêmement élastique, permettant par exemple d’enfermer un enfant ne correspondant pas à la norme morale ou aux ambitions familiales : après, on oublie son existence ; on a honte.
Lors du bref débat qui s’en est suivi, Pierre Smet (psychanalyste, Le Sas) soulignera qu’il faut prendre garde que ce recul historique ne débouche pas sur « c’est fini, c’est loin de nous maintenant ». Lors de précédentes éditions des Rencontres Images Mentales, d’autres films ont bien montré qu’il n’en était rien, même si ce n’est pas à la même échelle. Et les exclus d’aujourd’hui ne sont pas uniquement les malades mentaux. Les sans-abri qui meurent chaque année dans la rue en témoignent, sans parler des sans-papiers et des « migrants »…
Dans la foulée, on a pu voir Les Heures heureuses (Martine Deyres, 2019, France, 77′) qui relate cette exception que fut Saint-Alban-sur-Limagnole (Lozère) dès les années 1930, sous l’impulsion de médecins comme Paul Balvet, Francesc Tosquelles (rescapé de la guerre civile espagnole), Lucien Bonnafé ou Jean Oury. Non seulement personne n’y mourut de faim, grâce à une profonde implantation dans cette région agricole, mais on y développa ce qui deviendrait plus tard la psychiatrie institutionnelle : soigner le malade en soignant l’institution (et vice-versa), faire collaborer – c’est-à-dire travailler ensemble – le soignant et le soigné.
Saint-Alban fut aussi un refuge pour des Juifs persécutés et un foyer de résistance active. Il y avait là des nonnes en cornette, des gens de droite et des gauchistes (Tosquelles avait été affilié au POUM). Parmi des inconnus, Tristan Tzara, Paul Eluard et sa compagne Nusch y trouvèrent asile. Après le film précédent, on croit rêver : c’est donc possible ? Ces images témoignant d’une telle liberté, d’une telle créativité : danses, sketchs, chants, ateliers en tous genres…
Oui mais. D’abord ce fut une exception. Ensuite, remarque ironiquement Pierre Smet, c’est étrange comme les films sur le passé n’évoquent jamais les oppositions, les conflits violents, les exclusions (ayant travaillé longtemps dans l’associatif santé-social, j’ai tendance à appuyer cette mise en garde : attention aux trop belles histoires). Enfin, comme tout le secteur public en France, Saint-Alban – rebaptisé Centre hospitalier François Tosquelles – est en danger.
Et en Belgique ? Eh bien, le représentant du Ministre de l’Action sociale et de la Santé à la COCOF s’était fait excuser… Philippe Hennaux, directeur médical de L’Equipe, pointera quant à lui deux dangers : l’obsession scientiste et la normativité administrative (ce sont mes mots, pas les siens).
A priori, Le Souffle du canon (Nicolas Mingasson, 2019, France, 54′) n’a guère de point commun avec ce qui précède : les personnes filmées sont des soldats, militaires de carrière, engagés au Mali ou en Afghanistan. Victimes de stress post-traumatique (SPT), ils sont certes soignés sur le plan médicamenteux et bénéficient d’un stage de six jours, pendant lequel l’Armée française va mettre le paquet pour leur faire retrouver le droit chemin. Mais ensuite… peu ou pas de suivi pour eux, et rien pour les familles. Ce sont de vrais professionnels et des gens convaincus du bien-fondé de leur mission, mais justement n’ont-ils pas failli à cette mission, ont-ils protégé et secouru leurs camarades comme ils l’auraient dû, ont-ils été à la hauteur des valeurs qui les portent ?
On leur parle de « blessure » à propos de ce qu’ils ont subi, on biologise leur mal (à juste titre, semble-t-il : une rupture au niveau neurologique) mais honte et culpabilité les habitent. Les hommes parlent des effets désastreux sur leur vie sexuelle – et il faut saluer la confiance que le réalisateur et son acolyte Jérôme Colin sont parvenus à instaurer avec eux. Il faut féliciter aussi la Grande Muette qui leur a permis de filmer librement.
Stéphane, sergent, qui a été pris en charge parce qu’il ne pouvait s’empêcher de pleurer, ressasse la mort d’un subordonné obéissant à un ordre supérieur qu’il lui avait transmis alors qu’il le trouvait injustifié. Il envisage de se tirer une balle dans la tête si sa femme le quitte. Lara, infirmière, ne se pardonne pas de n’avoir pu sauver un homme mortellement blessé et se désole de devoir quitter la carrière militaire. Elle a fait plusieurs tentatives de suicide. On n’oublie pas ces deux-là.
Pour conclure, quelques remarques proprement « cinéma ». Les armées ont toujours sous-estimé, voire camouflé, les dégâts psychologiques dus à la guerre, sans doute pour maintenir le moral des troupes et de l’arrière, et parce que les images viriles (« on n’est pas des mauviettes, on tient bon ») étaient heurtées de plein fouet par ces séquelles. Sur ce plan comme sur d’autres, l’institution militaire a été secondée par l’industrie cinématographique. Sauf méconnaissance de ma part, le premier documentaire consacré au sujet fut Let there be light (John Huston, 1946), etc. censuré jusqu’en 1980, soit après la fin de la guerre du Vietnam, alors que ç’avait été une commande du gouvernement des Etats-Unis ! La plupart des films de guerre sont des fictions. Mais regardez celui-ci et vous verrez d’un autre oeil même les oeuvres de fiction qui n’obéissent pas à l’héroïsation militariste, tels The Story of G.I. Joe (William Wellman, 1945) ou La 317e section (Pierre Schoendorffer, 1965).
Pour plus de détails, voir les travaux d’Isabelle von Bueltzingsloewen (par exemple https://books.openedition.org/pur/20080?lang=fr)
Parti Ouvrier d’Unification Marxiste, anti-stalinien. George Orwell en était proche.
Je crois me rappeler qu’Olivier Lecomte, lors d’une séance de sa « Toile filante » au PointCulture ULB, a montré un extrait d’un film portant sur les désastres psychiques subis par les combattants de la première guerre mondiale. Mais j’imagine qu’il n’avait guère été diffusé, à l’époque, en dehors des « milieux autorisés ».