Un dossier de La Revue des Deux Mondes
On connaît la définition de la santé par Bichat : «État précaire qui ne présage rien de bon». L’humour noir, en la matière, n’est pas la plus mauvaise approche. Elle tranche, en tout cas, sur l’effervescence et la fébrilité qui courent les unes de nos gazettes préférées. L’individu moderne du XXIe siècle (entendons celui qui a la chance d’être né de ce côté-ci du monde) n’a jamais été aussi protégé, aussi assuré de vivre longtemps: cela ne l’empêche pas de connaître l’anxiété, l’angoisse propre à tout mortel. Il n’est même pas exagéré de dire que l’anxiété est inversement proportionnelle à la sécurité dont nous sommes les heureux bénéficiaires.
De là l’idée d’un tel numéro: rien de plus partagé que le thème de la santé; rien de plus démocratique en un sens et en même temps, rien de plus obscurément insaisissable, quasi sacré. Les anciens connurent-ils ce genre de paradoxe? On peut le penser, en dépit de conditions qui n’étaient pas les mêmes. On verra, à la lecture de ce numéro, combien la notion de santé évolue au fil du temps sans que pour autant l’enjeu en soit modifié: se soigner, prendre soin de soi. Les médiévaux ne font guère la différence entre un être malade et un être sain: être sain, c’est aussi être un peu malade, sinon, comment pourrait-on se sentir en forme?
Il n’est pas nécessaire d’attendre d’être malade pour prendre soin de soi. Dans une de ses lettres, Pline le Jeune évoque sa santé comme s’il s’agissait d’un entraînement de gymnastique; quant à être malade, qui ne l’est pas?
Le vrai malade est l’homme qui ne l’est jamais: entre dégradation et recomposition, le corps vit son aventure, l’aventure du vivant. Réfléchir sur la santé aujourd’hui, à l’heure du grand débat sur l’assurance-maladie et la manière convenable de recourir au médicament, c’est peut-être surtout cela: retrouver le sens de la vulnérabilité , seul véritable centre de gravité de l’être humain. Le philosophe Gilles Deleuze parlait de «l’irréductible petite santé de l’écrivain», une manière d’opposer ce sens du vulnérable aux fantasmes de perfection organique qui font florès dans les cabinets de lifting…
Les épreuves récentes (on peut penser à la canicule d’il y a deux ans) ont montré avec une incontestable crudité à quel point le raffinement machinique n’était pas séparable de cette attention portée à la fragilité des corps. Qu’on l’appelle «éthique» ou de quelque autre nom, il s’agit bien d’un enjeu de responsabilité, celle de la communauté humaine à l’égard d’elle-même. Tous ceux qui ont participé à ce numéro en témoignent: la santé n’est pas un problème mais l’expérience même de la vie. Si la santé devient un problème, c’est parce que vivre tout court est devenu problématique. On se trouve là à mi-chemin de la médecine et de la philosophie. Tel était bien l’objectif.
La Revue des Deux Mondes, Soin de soi souci de soi, mai 2005, 11 euros.
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