‘Dans un restaurant 3 étoiles, on vous enlève les miettes au fur et à mesure que vous ne les faites pas’ (Jean-Pierre Corbeau)
Les messages de prévention en matière d’alimentation sont au centre de l’actualité. Ils reposent généralement sur l’hypothèse que les mangeurs sont des êtres rationnels qui se comportent erronément parce qu’ils sont mal informés.
La manière dont notre société aborde la question de l’alimentation amène à la réduire à une affaire de nutrition et de diététique, même si la notion de plaisir n’est pas absente des messages et programmes de prévention. On en viendrait presque à oublier que manger, ce n’est pas seulement absorber des nutriments, c’est en réalité un acte aux multiples dimensions: économique, culturel, émotionnel, sensuel, convivial, social, écologique et même (voire surtout) politique!
Pendant une journée d’échanges autour de l’alimentation, l’asbl Question Santé (soutenue par la COCOF bruxelloise) a invité une bonne centaine de personnes à évoquer ces multiples dimensions, en écoutant et en réagissant aux exposés de quatre invités.
Jean-Pierre Corbeau , professeur de sociologie à l’Université François Rabelais de Tours (tout un programme!) a brillamment planté le décor d’un décalage radical par rapport aux discours attendus sur la malbouffe et la progression fulgurante des maladies qui lui sont associées.
Il a plaidé avec humour et conviction contre l’information nutritionnelle qui ‘déconstruit et désenchante l’aliment’, et pour une éducation qui accepte de prendre en considération la complexité du mangeur.
Cette complexité s’inscrit dans trois répertoires, celui du comestible (qui varie fortement dans le temps, mais aussi dans l’espace, un insecte grassouillet parfaitement grillé nous semblera à nous Européens aussi répugnant que de délicieuses crevettes grises non épluchées à d’autres), du culinaire (qui permet de saisir finement la stratification sociale) et du gastronomique (qui distingue d’autres êtres vivants l’être humain capable de se penser en train de manger et d’en tirer du plaisir).
Il plaida en faveur d’une éducation humaniste, qui perçoit l’alimentation comme un dialogue permettant d’accepter l’altérité et de transmettre des valeurs, à l’heure où l’industrie agro-alimentaire a réduit le plaisir de manger à une sensation organoleptique immédiate qui oublie partage, culture, jubilation.
Un bel exposé, malheureusement un brin trop court à notre goût.
Liliane Plouvier (Haute École Francisco Ferrer, Bruxelles), historienne de la gastronomie, continuatrice de l’œuvre novatrice du regretté Jean-Louis Flandrin , nous convia ensuite à un extraordinaire voyage dans le temps en évoquant avec une érudition sans faille et des mots gourmands le Plaisir et la santé à la table des califes abbassides de Bagdad (IXe-XIe siècles) .
Son exposé sensuel et détaillé a désarçonné plus d’un participant. Nous nous sommes régalés quant à nous de sa description émerveillée de la cuisine fusion perse et byzantine, à qui nous devons la technique du feuilletage, les pâtes alimentaires, les œufs battus en neige, la gélification, etc.
Une civilisation qui utilisait les sucreries comme base de sa pharmacopée ne saurait que nous être sympathique, et a fortiori si elle affirme son intérêt pour les plaisirs de la chair et de la chère, propres à renforcer l’adoration d’Allah. On est loin de certain islam tristounet d’aujourd’hui, on est loin aussi de l’ascèse chrétienne et de ses péchés capitaux!
Simone Gerber , pédiatre et psychothérapeute, fit le pari risqué de demander à l’assistance de réagir et de dialoguer à partir de cas individuels de ‘traumatismes’ alimentaires d’enfants qu’elle aide dans sa pratique, nous rappelant au passage que notre goût est déterminé pour 5% seulement par nos papilles et pour 95% par l’olfaction. Si vous avez déjà observé un ‘vrai’ oenophile goûter un vin avec précision sans devoir y tremper les lèvres, vous comprendrez ce qu’elle voulait dire.
Marie-Josée Mozin , diététicienne de pédiatrie, Présidente honoraire du Club européen des diététiciens de l’enfance, termina la journée par un exposé à première vue plus classique: Prévenir les maladies de la nutrition, améliorer le bien-être et les performances scolaires par l’alimentation consommée à l’école? Elle brossa un portrait rapide et clair de la problématique, tout à fait essentielle vu la longueur des journées continues que les enfants passent à l’école, où ils ingurgitent 30 à 50% de leurs apports nutritionnels journaliers.
Elle en profita aussi pour couper les ailes à quelques canards, pour démonter certaines idées reçues, à propos des produits laitiers, de l’injonction aussi ferme que vague à consommer ‘cinq fruits et légumes par jour’, de la sacro-sainte ‘collation de 10 heures’, parfaitement superflue pour l’immense majorité des enfants alors qu’un véritable goûter leur est utile.
Et pour les amateurs de figures géométriques, elle égratigna quelque peu le standard de la pyramide alimentaire, lui préférant une pyramide de l’activité physique forcément plus dynamique!
Un clin d’œil au ‘nutritivement correct’ pour terminer. Jean-Pierre Corbeau (qui n’en a pas fait un fromage pour autant!) a observé que certains enfants qui n’ont pas encore appris à lire, en captant le logo de l’INPES à côté des avertissements sanitaires qui accompagnent les spots publicitaires pour les snacks et sodas, attribuent spontanément un label de qualité à ces délicieuses saloperies, ce qui n’est pas vraiment le but recherché par les autorités sanitaires françaises. Sacrés mômes!
Christian De Bock