La question du harcèlement interpelle de plus en plus les acteurs du milieu scolaire. «Nous avons constaté une augmentation des demandes relatives à cette problématique, notamment via notre centre de documentation, avec des organismes qui faisaient remonter des questionnements de la première ligne», explique Émilie Scenna, responsable du Point d’appui assuétudes du Centre liégeois de promotion de la santé (CLPS).
Est-ce à dire que les situations de harcèlement sont plus fréquentes qu’auparavant, encore aggravées par les réseaux sociaux qui ont supprimé la frontière efficiente entre l’école et la maison ?
Difficile de le mesurer selon les spécialistes. Mais une chose est certaine: la sensibilité des professionnels tout comme celle des parents a rendu inacceptables ces situations psychologiquement violentes et parfois fatales comme en témoignent les cas largement médiatisés de suicides, liés de manière plus ou moins directe au harcèlement. Afin de répondre à la demande d’outils et de moyens des professionnels, le CLPS travaille donc depuis 2013 sur cette thématique, une réflexion entamée lors d’une journée de conférence par le psychopédagogue et chercheur à l’Université de Mons, Bruno Humbeeck.
Une affaire collective
Première donnée: le harcèlement ne suppose jamais le strict face à face de deux individus – un dominant et un dominé – mais relève d’une rencontre à l’intérieur d’un groupe. Le harceleur et sa ‘cour’ installent la domination tandis que les ‘spectateurs’ ont pour fonction d’authentifier ce rapport. L’ensemble de la classe est partie prenante de ce phénomène systémique, qui doit donc être pris en charge non par le seul enseignant ou les seuls parents mais aussi par les acteurs institutionnels.
Au sein de cette relation triangulaire ‘victime-agresseur-spectateur’, il faut aussi rappeler que le rejet est d’abord celui de la différence, qu’elle soit physique, sociale, psychologique (personnalité timide, effacée), relative à l’identité sexuelle supposée, à certains centres d’intérêt ou encore à un handicap.
«Aucun milieu n’est épargné. À partir du moment où on s’éloigne de la norme, on est à risque de harcèlement», rappelle Émilie Scenna. Les harceleurs sont pour leur part guidés par un désir de ‘surpuissance’. Face à ces intimidations, le harcelé n’a souvent, selon Bruno Humbeeck, que deux alternatives: soit faire le ‘hérisson’ – c’est-à-dire se battre physiquement en l’absence d’une fluidité verbale ou d’un charisme égal à celui de son agresseur –, soit faire le ‘paillasson’ – c’est-à-dire «s’écraser, baisser les yeux, froncer les sourcils et tirer la tête».
Si l’on reste dans cette situation duelle, c’est le harcelé qui prend paradoxalement le risque d’être sanctionné par l’enseignant lorsque la situation de harcèlement n’est pas clairement identifiée comme telle. À l’inverse, si l’enseignant prend le parti de défendre la victime, il peut l’exposer à de nouveaux motifs de pression: le harceleur ne manquera pas de la qualifier de ‘cafteur’, tare qui viendra s’ajouter aux motifs de moquerie initiaux. Pour prévenir ce type de dérive, le chercheur propose deux volets d’action concrète: la régulation de la cour de récréation et la régulation des espaces de parole.
Réguler l’espace et la parole
«Quand on travaille sur un espace à réguler, on diminue de 60% la probabilité d’avoir des comportements violents dans cet espace», affirme Bruno Humbeeck. Contrairement aux représentations habituelles, la cour de récré serait loin d’appartenir à tout le monde. Selon le chercheur, seuls 8% des enfants y ‘courent’ effectivement: ceux qui, en général, jouent au foot, avec ce que cela suppose de bousculade et de frayeur dans le chef des autres enfants.
Dans les écoles primaires dont il accompagne le projet, Bruno Humbeeck a donc instauré un dispositif en trois zones distinctes, régulées et identifiées par une couleur. L’espace vert est celui où l’enfant peut courir avec un ballon. L’espace bleu est celui où il peut courir sans ballon et qui accueille des jeux comme la marelle. L’espace jaune est celui où il est interdit de courir: on y trouve des bancs (de préférence circulaires pour favoriser la convivialité) où les enfants peuvent discuter sans crainte d’être heurtés et sans peur de gêner.
«Penser qu’à la recréation, les enfants se défoulent, c’est une idée d’adulte. En réalité, ils s’y ressourcent», affirme Bruno Humbeeck. Les surveillants – munis de cartes jaunes, de cartes rouges et d’un sifflet – veillent au respect de ces règles. Si une dispute survient, ils envoient les enfants impliqués sur des ‘bancs de réflexion’ où ils doivent réfléchir à ce qui s’est passé afin d’en parler dans un deuxième temps. Valable pour l’école primaire, cette structuration de l’espace récréatif est appelée à prendre d’autres formes en secondaire, notamment à travers la gestion des rangs.
Deuxième chapitre: la régulation des espaces de parole. Lorsqu’un élève est harcelé, sa difficulté principale est d’identifier l’interlocuteur adéquat.
C’est d’autant plus vrai en secondaire quand les professeurs se multiplient et que les parents ne sont plus perçus comme tout-puissants. C’est pourquoi, selon Bruno Humbeeck, il est nécessaire de mettre en place des espaces clairement identifiés et identifiables, où l’élève se sait protégé par l’adulte.
Ces espaces de médiation doivent faire intervenir deux formes d’intelligences généralement peu exploitées: l’intelligence émotionnelle et l’intelligence collective. L’intelligence émotionnelle consiste à pouvoir mettre un mot sur une émotion et à exprimer celle-ci d’une manière socialement acceptable. On oublie en effet souvent que l’enfant, dans une tentative d’épargner ses parents, ne s’autorise souvent que l’expression d’une seule émotion: la joie. Exit la tristesse et la colère. «Les enfants vont très peu explorer ces émotions. Et c’est plus fort encore dans les milieux privilégiés où l’on constate un grand déficit d’intelligence émotionnelle», pointe Bruno Humbeeck.
Plusieurs règles garantissent l’efficacité de cet espace: d’abord, il doit être contrôlé par un adulte qui garantit la possibilité d’exprimer l’émotion ressentie; ensuite il faut éviter d’y nommer et d’y accuser; il faut aussi y prévenir ‘l’effet farandole’ qui consiste à vouloir impliquer tout enfant qui resterait à l’écart alors qu’il n’en a peut-être tout simplement pas envie, au risque de créer un problème là où il n’y en a pas; enfin il faut faire émerger chez les enfants cinq émotions simplifiées – la joie, la tristesse, la colère, la peur et le dégoût – par exemple à l’aide d’émoticônes, afin de ne pas donner l’avantage à ceux qui sont capables d’exprimer les nuances plus subtiles de ces émotions.
Par ailleurs, l’enseignant doit pouvoir faire appel à l’intelligence collective. «Il y a un mécanisme de vases communicants qui fait que plus l’empathie diminue individuellement, plus elle s’exprime collectivement», souligne Bruno Humbeeck.
Dans l’espace de médiation, l’enseignant peut ainsi demander au groupe ce qu’on peut faire pour un tel qui est triste ou en colère. Il est probable que certains élèves sortent alors du rang pour avancer des solutions, les filles ouvrant souvent le bal car l’empathie reste davantage valorisée dans leur éducation que dans celle des garçons.
Il importe alors que l’enseignant résiste à l’envie de trouver lui-même des solutions pour laisser place à cette intelligence collective. C’est ici qu’intervient la cinquième règle définie par le psychopédagogue: ne pas mettre en place des espaces de médiation pendant la crise. «C’est très dangereux, car c’est laisser supposer que, pour trouver des espaces de médiation, il faut nécessairement mettre le système en crise», explique-t-il en rappelant que «la pédagogie, c’est l’art du plus tard».
Formation et mise en projet
Suite à la conférence de Bruno Humbeeck, le CLPS s’est associé au Département des affaires sociales de la Province de Liège et son service jeunesse Openado, ainsi qu’aux CLPS de Huy-Waremme et Verviers afin de prolonger cette réflexion.
Le 7 octobre 2014, une seconde journée a été organisée pour faire état des différents projets menés dans des écoles primaires et secondaires et proposer des ateliers autour du harcèlement. «Aujourd’hui, beaucoup d’écoles se mettent en projet, souvent dans une optique de prévention, avec des initiatives telles que celles proposées par Bruno Humbeeck mais aussi la mise en place de blogs par exemple, où les jeunes peuvent venir déposer leurs émotions», commente Émilie Scenna.
Une des principales difficultés reste néanmoins de mobiliser l’ensemble du personnel autour d’un projet commun. «Le temps consacré aux espaces de parole doit en général être pris par les professeurs en dehors de leurs heures de cours. Certains sont aussi en attente de résultats rapides, quand les effets se font davantage sentir sur le moyen terme», pointe le CLPS. Par ailleurs, si la problématique est théoriquement bien connue, les professeurs – même d’excellente volonté – ne se sentent généralement pas assez outillés pour intervenir. Des besoins plus ciblés ont ainsi été récoltés et ont permis l’élaboration d’une formation axée sur le processus de mise en projet, en collaboration avec l’Université de Paix, asbl namuroise travaillant sur la prévention et la gestion positive des conflits.
Cette formation propose notamment des outils comme la ‘pyramide de prévention’ – qui permet de classer les mesures préventives en fonction de leur impact –, mais aussi ‘la boussole du changement’ – qui permet d’évaluer la pertinence de certains outils en fonction de la réalité propre à chaque établissement.
Les professionnels sont également invités à réaliser des exercices d’intervision où il leur est demandé de proposer collectivement des pistes de solution pour gérer une situation problématique. «L’accent est souvent mis sur l’intervention auprès des témoins plutôt qu’auprès du harceleur. Car en stigmatisant le harceleur, on prend aussi le risque d’inverser la situation et qu’il devienne finalement le harcelé… Les dynamiques sont souvent complexes», rappelle Émilie Scenna.
L’accent est aussi mis sur une approche positive et non alarmiste, y compris concernant le cyber-harcèlement. «On invite les professionnels à développer avec leurs élèves les habiletés sociales, l’intégration dans un groupe, l’estime de soi, l’affirmation de soi. On essaie surtout de ne pas faire peur car les jeunes continueront de toute manière à utiliser les réseaux sociaux. Comme dans les assuétudes, on ne peut pas éviter que l’événement se produise mais on peut donner aux jeunes des ressources pour réagir et les responsabiliser», conclut Émilie Scenna.