Décembre 2007 Par M. RWUBUSISI Initiatives

A l’occasion de son monitoring du phénomène des drogues en Communauté française (1), Eurotox dresse le constat inquiétant selon lequel l’alcool est un produit si familier que son usage, et dans une mesure très large son mésusage semblent occuper une place dans notre société (voire «remplir une fonction») dont seuls certains acteurs du champ socio-sanitaire semblent réellement s’émouvoir.
C’est un fait reconnu par la plupart des acteurs et des bilans: le mésusage d’alcool suscite bien moins de réaction, d’intérêt et d’interventionnisme que l’usage de drogues illicites.

Il faut dire que le produit «alcool» fait partie depuis toujours de notre culture, de nos traditions et de notre quotidien. Et ce en dépit du fait qu’il cause environ 4.000 des 100.000 décès annuels en Belgique, qu’il induirait des pertes évaluées à 1% du PNB (en raison du travail sous influence de l’alcool), et entraînerait dans son sillage une consommation excessive chez 12% des hommes et 8% des femmes (2).
Mais comment expliquer une familiarité qui confine presque à l’indifférence?

Statu quo politique, lois lacunaires

Le programme quinquennal de promotion de la santé en Communauté française 2004-2008 dresse le même constat que son «prédécesseur» (1998-2003): l’attention accordée aux drogues illicites prévaut sur l’intérêt porté à l’accoutumance à l’alcool. En soi, cette conclusion est déjà un aveu de carence: les cinq années précédentes, malgré la volonté politique affichée en ce sens, n’ont pas vu l’écart se réduire.
Les experts chargés du rapport en vue d’un plan concerté dans le domaine des assuétudes (3) ont eux aussi mis en garde contre le déséquilibre persistant entre drogues légales et illégales. Or, ce rapport a été remis un an après le début du deuxième plan quinquennal, signe qu’entre-temps les choses n’ont pas changé du tout au tout.
Quant aux textes légaux, ils interdisent assez mollement l’incitation (via la publicité) à boire des spiritueux. Cette interdiction ne s’applique qu’aux débits de boissons eux-mêmes, et encore ne concerne-t-elle pas les bières et les vins…
La délivrance d’alcool à des mineurs n’est, elle, abordée que dans des textes légaux qui en parlent à la marge de leur objet principal (en l’occurrence le contrôle et les autorisations de patente, et la répression de l’ivresse). Elles ne protègent d’ailleurs d’une délivrance de «boissons enivrantes» dans les débits de boissons que les seuls mineurs de moins de 16 ans. Quid des autres?
Quant à l’interdiction de vendre des spiritueux à tous les mineurs, elle souffre de tels écarts (interdiction dans les débits – quid des magasins?) que l’accès aux premix/alcopops/limonades alcoolisées est devenu un débat national.
Il faut savoir à ce sujet qu’une interdiction totale (pas seulement dans les débits de boissons) de la vente d’alcool aux mineurs de moins de 16 ans entraînerait le retrait de toutes les boissons alcoolisées des distributeurs automatiques non surveillés, en ce compris les bières. Cette limitation deviendrait dès lors très délicate, les lois dans le domaine résultant d’un compromis entre tous les acteurs en jeu. Ce tous inclut bien évidemment les alcooliers et les «finances» via les droits d’accises perçus.

Les lois en cours ne semblent donc pas constituer un recours suffisant dans la gestion du phénomène. Qu’en est-il alors des messages aux consommateurs? Tenons-nous en ceux-ci (messages des alcooliers / messages de promotion de la santé) la clé d’une approche qui réconcilierait toutes les parties (par le contrôle et l’interdiction des messages incitant à une consommation irresponsable / par la création et la diffusion de messages incitant à une consommation responsable)?

Publicité pour les boissons alcoolisées: efficacité d’une convention avec le secteur privé?

Le cadre fixé pour assurer que les stratégies de diffusion des boissons alcoolisées respectent la santé des consommateurs est contenu tout entier dans un code de bonne conduite (une convention, en fait) autour de la publicité, avalisé par le Ministre de la Santé et signé par les alcooliers, les professionnels de l’Horeca et ceux de la distribution.
Le code vise toute communication favorisant la vente de produits contenant plus de 1,2% d’alcool: il interdit d’ associer la consommation d’alcool à la réussite sociale, sexuelle ou professionnelle , (ou de) viser ou utiliser des moyens qui aboutissent à viser spécifiquement les mineurs ; il impose dans les média (sauf spot radio de moins de 10 secondes) que toute publicité pour une boisson alcoolisée soit accompagnée de la mention «Notre savoir-faire se déguste avec sagesse»; il bannit ce genre de publicité des publications enfantines, des salles de cinéma proposant des films pour enfants, mais aussi 5 minutes avant, pendant, et après les émissions s’adressant aux enfants; enfin il interdit la vente de boissons alcoolisées dans les écoles ou leur voisinage, tout comme la confusion (par proximité physique) entre «alcopops» et limonades dans les rayons des commerces.
Le groupe porteur «Les Jeunes et l’alcool» (4), s’est élevé contre la signature de cette convention. En effet, les codes de bonne conduite sont limités: d’abord, ils ne sont pas applicables aux producteurs non signataires, et même pas toujours appliqués par les signataires eux-mêmes.
Secundo, les producteurs montrent aujourd’hui patte blanche en déclarant que les alcopops ou «prémix» sont destinés au public adulte consommateur d’alcool, mais tout indique qu’ils s’adressent plutôt aux jeunes (goût, design…).
Tertio, l’explosion de ce nouveau marché n’a pas provoqué une nouvelle chute des ventes des alcools plus classiques (vin, bière, spiritueux).
Enfin, l’arbitre de cette auto-régulation des professionnels est le JEP (Jury d’éthique publicitaire). Or, ce dernier est financé par les annonceurs et les publicitaires eux-mêmes. Certes, y furent associées des organisations de défense des consommateurs (le CRIOC – qui l’a quitté aujourd’hui – et Test Achats). Mais cela peut-il être suffisant, quand tant de signataires de la convention en sont à la fois juges et parties?
De plus, le Ministre Demotte avait annoncé un article spécial dans la loi de 1977 sur les denrées alimentaires, qui rendrait cette convention contraignante . Cet article existe enfin (5), mais à bien y regarder il précise seulement que le Roi peut approuver ce type de conventions (nommément des conventions qui visent à encourager une consommation raisonnable des boissons contenant de l’alcool – Art. 7bis. § 1er.). On ne perçoit pas bien où est la contrainte, ce qui provoque d’ores et déjà le branle-bas de combat au sein du groupe porteur.
L’adoption de cette convention semble d’autant plus «cosmétique» que le mécanisme régulateur (une plainte auprès du JEP, suivie du retrait de la pub ou éventuellement d’astreinte), se déroule en un temps plus long que le temps habituel d’une campagne de pub. Même si le JEP donne raison au plaignant, le mal est fait et la pub a déjà disparu.
Et que dire de l’«incitation» à une consommation modérée: «notre savoir-faire se déguste avec sagesse»? Les alcooliers qui ont signé la convention remplaceraient-ils sans broncher cette phrase par un message de prévention plus compréhensible, comme de ne pas dépasser 3 ou 4 verres quotidiens en moyenne pour les hommes, et 2 verres pour les femmes (seuil de la consommation à risque selon l’Organisation mondiale de la santé)?
Les publicités filmées pour apéritifs ou spiritueux de grandes marques sont par ailleurs très clairement et régulièrement connotées sexuellement. Rhum des caraïbes, apéritif italien, crème de café… provoquent le même déferlement de (beaux) corps dansants et luisants de sueur, d’amants dans le placard, de baisers sur les lèvres de l’heureux consommateur… Les plaintes n’affluent pas pour autant au JEP, aux dernières nouvelles en tout cas.
Résumons nous: lois lacunaires et mal appliquées, publicités préférant – bien sûr – le commerce aux messages de modération, convention d’auto-régulation non-contraignante et à l’application hasardeuse et, finalement, manque de réaction de la société civile devant les divers messages de réussite véhiculés par les pubs pour l’alcool. Que reste-t-il dans l’arsenal préventif, si ce n’est d’éventuelles campagnes d’information largement diffusées, comme les prônait une résolution de la chambre sur les alcopops (6)?

Campagnes médiatiques, espaces de radiodiffusion gratuits: la dernière chance?

Il faut savoir ou se rappeler que des espaces de radiodiffusion gratuits sont mis à disposition du Gouvernement de la Communauté française chaque année par les organismes de radiodiffusion, en contrepartie des espaces occupés par des pubs pour alcools ou médicaments (et en volume ou temps identique à ces espaces de pub). Or, ces espaces gratuits ne furent consacrés entre 1998 et 2002 qu’à 6,9% aux assuétudes. Ces 6,9%, selon les «Eléments de bilan du plan quinquennal 1998-2003 et réflexions», étaient entièrement dédiés au tabac.
Pour mémoire, en 2004, sur les 11 avis positifs remis par le Conseil supérieur de promotion santé sur les demandes de diffusion, il y avait 2 campagnes «tabac», et aucune autre demande portant sur un autre produit pouvant entraîner une accoutumance.
A la longue liste des textes/instances/lieux/champs d’action ne montrant qu’un intérêt très marginal pour l’alcool, on peut donc rajouter les campagnes médiatiques sur les espaces pourtant gratuits, mis à disposition de la Communauté française par les organismes de radiodiffusion en vertu de l’Arrêté du gouvernement de la Communauté française du 18 janvier 1995.

Conclusions

On ne voit pas bien qui, en dehors peut-être de certains acteurs du secteur socio-sanitaire, veut ou va réellement s’occuper de l’alcool, ou en tout cas de la prévention spécifique de son mésusage, en termes de consommation récréative et responsable, d’apprentissage cadré pour les jeunes, de réel contrôle des stratégies de marché agressives dirigées vers ces jeunes, etc.
Encore faut-il que ces acteurs socio-sanitaires, qui commencent à gagner enfin un peu de liberté après 35 années d’un «tout au répressif» qui a lourdement grevé la mise en place de leurs structures de prévention, s’accordent la latitude d’enfin prêter à cette drogue licite aux abus ravageurs toute l’attention qu’elle mérite (7).
Alors les constats (concernant l’alcool) du rapport d’experts aux ministres en charge de la santé en Communauté française, en Région wallonne et en Région bruxelloise, préalable à un plan concerté de prévention, d’aide et de soins en matière d’assuétudes ne resteront peut-être pas lettre morte.
Alors peut-être, des recommandations comme la globalité de l’approche (promotion du choix et de la consommation responsable, que ce soit des drogues licites ou illicites), la spécificité (promotion de projets dédiés exclusivement à l’alcool et son mésusage), le partage de savoir entre acteurs dédiés (intervenants du champ socio-sanitaire) et non dédiés (enseignants, éducateurs, etc.), la réduction des risques (à appliquer enfin à l’alcool – et aux drogues licites – comme à l’ensemble des drogues illicites), peut-être enfin, disions-nous, ces recommandations – parmi d’autres – s’incarneraient-elles en actes qui les sortiraient d’un monde de fantasmes pour les faire entrer dans le réel (8).
Peut-être…
Miguel Rwubusisi , Eurotox, Observatoire socio-épidémiologique Alcool-Drogues en Communauté française
Adresse de l’auteur: Eurotox, avenue Emile de Béco 67, 1050 Bruxelles. Tél.: 02 644 22 00 – Fax: 02 644 21 81. Courriel: eurotox@skynet.be, site: http://www.eurotox.org

(1) Eurotox asbl, L’usage de drogues en Communauté française, rapport Communauté française 2004-2005, juin 2006.
(2) Voir Degreef T., Pacolet J. & Bouten R. Sociale kosten-batenanalyse van alcoholgebruik en -misbruik in België, 2003, mais aussi Cattaert G. & Pacolet J., Alcoholgebruik en -misbruik naar leeftijd in België
Analyse op basis van de gezondheidsenquête en het huishoudbudgetonderzoek, 2004
(3) Constats et recommandations en vue d’un plan concerté en matière d’assuétudes (RW/CF/CCF), Collège d’experts Région Wallonne, Communauté française, COCOF, juin 2005.
(4) Fédération des centres de jeunes en milieu populaire – Fédération des Etudiant(e)s Francophones – Groupe RAPID – Infor-Drogues – Jeunesse et Santé – Ligue des Familles – Mutualité socialiste – Prospective Jeunesse – Univers santé
(5) 17 novembre 2006. – Loi modifiant la loi du 24 janvier 1977 relative à la protection de la santé des consommateurs en ce qui concerne les denrées alimentaires et les autres produits.
(6) Proposition de résolution relative à la consommation d’alcool par les mineurs. Doc. Parl., Chambre des représentants de Belgique, 3 mars 2005, p5.
(7) Voir ou revoir: Les jeunes et l’alcool, vers un réseau, Les actes du colloque 18 mai 2004 , in Les Cahiers de Prospective Jeunesse , n° 32, Bruxelles.
(8) Op. Cit.