Septembre 2012 Par M. DIELEMAN Lu pour vous

Tel est le titre d’un ouvrage récemment paru, qui dénonce la dégradation de l’État social en France et pourrait d’ailleurs s’appliquer dans une certaine mesure à notre pays. Cet essai journalistique se lit comme une contre-attaque aux réformes libérales du système de santé adoptées en France ces dix dernières années. Co-écrit par deux (anciens) travailleurs de Sidaction, Alix Béranger qui en a été la directrice des programmes associatifs jusqu’en 2008 (elle est depuis 2010 secrétaire générale d’Europe Écologie) et David Belliard, qui en est l’actuel directeur général adjoint (également journaliste à Alternatives Économiques ), l’ouvrage constitue un long plaidoyer en faveur de l’État social et d’une approche globale de la santé. Plusieurs exemples tirés de l’actualité sanitaire (entre autres sida, réduction des risques, obésité) illustrent la transformation de la santé en marché, des prestataires de soins en vendeurs d’actes tarifés et de molécules brevetées et, finalement, des patients en consommateurs (ou l’inverse).
Les auteurs dénoncent le discours des pouvoirs publics sur la culpabilité des malades eu égard au « trou de la sécu », ainsi que ce qui apparaît comme des sanctions pour leur irresponsabilité, irresponsabilité bien paradoxale vu les profits faramineux – en partie financés par l’État – que génère l’industrie médicale. La marchandisation de la santé et les politiques gestionnaires sont ici en question.

Les réformes de santé, la fin de l’État social

En France, quatre réformes ont vu le jour ces dernières années afin de ‘moderniser’ le dispositif de santé publique. Réformes qui, pour les auteurs, sont au coeur d’un processus de démantèlement du système de santé et, plus largement, d’un régime de sécurité sociale égalitaire et solidaire. Ils cadrent ces évolutions dans le passage plus général d’un État social protecteur à un État libéral répressif véhiculant une morale de la responsabilité individuelle. Dans le champ de la santé, ce changement se marque concrètement par l’alourdissement de la charge financière pour les usagers, en diminuant le coût des remboursements des soins de santé par l’assurance-maladie tout en augmentant la contribution personnelle des patients.

L’introduction de la notion de rentabilité dans le champ de la santé induit un risque majeur, celui d’une médecine à deux vitesses, fracturée entre l’hôpital public (centré sur les pathologies lourdes et les populations non solvables) et les cliniques privées. Et les auteurs d’en appeler à ‘l’illusion américaine’ pour signifier que les réformes françaises sont dominées par un paradigme ultralibéral qui considère la santé comme un marché à ‘réguler’ par le Marché, assurances santé privées y compris.

Malades à surveiller, malades à punir

Les auteurs placent « l’idéologie de la culpabilité » et le culte de la responsabilité individuelle au centre de la destruction programmée de la solidarité nationale en vue de la privatisation du système de santé. Selon eux, les décideurs politiques, les agences publiques de santé et les industries entretiennent l’idée que nous pouvons modeler notre corps à notre guise et, bien entendu, en accord avec les modèles valorisés du ‘bonheur’ (corps fins et musclés, jeunes et sains). Sur cette base, on peut distinguer entre ‘bons malades’ (ceux dont la maladie n’est pas supposément liée à un comportement, comme la sclérose en plaque, la maladie d’Alzheimer, la maladie de Parkinson, la leucémie) et ‘mauvais malades’, responsables de leurs prises de risques (par exemple, les fumeurs, les séropositifs, les obèses). Les premiers sont des ‘victimes du sort’ que la sécurité sociale peut légitimement prendre en charge, les seconds doivent être encadrés et réprimés afin de réserver aux premiers les dépenses de l’assurance-maladie.

Le bât blesse pour les auteurs dès lors que les pratiques des acteurs de santé, autres que les patients, ne sont jamais questionnées. Et de ‘balancer’: industries médicales, médecins, pharmaciens et pouvoirs publics sont devenus des vendeurs et intermédiaires sur un marché à haut rendement et en pleine expansion. Ils décrivent des laboratoires tout-puissants aux marges bénéficiaires gigantesques et aux politiques commerciales agressives; des médecins, anciennement indépendants libéraux et « bienfaiteurs dévoués », aujourd’hui « businessmen de la santé », prescripteurs et cibles privilégiées (ou alliés objectifs) des industries; enfin, des pharmaciens devenus de vulgaires tenanciers de points de vente en libre-service où abondent produits cosmétiques et gadgets de bien-être. Côté patient-consommateur, le régime de la performance, de la jeunesse, de la bonne santé et de l’excellence alimente une « médicalisation de notre vie ».

Les auteurs situent ce discours dans « la profonde mutation des représentations de la pauvreté et de l’exclusion qui s’est diffusée aux États – Unis à partir des années 1970 et en Europe dans les années 1990 – 2000 » et dans un contexte de précarisation de la population (montée du chômage, accroissement des CDD et de l’intérim, baisse du pouvoir d’achat, etc.). Si « les riches deviennent toujours plus riches , le capital appelant toujours plus de capital », la montée de l’insécurité sociale (référence à Robert Castel ) et la dislocation des liens de solidarité institutionnalisés par l’État providence (référence à Pierre Bourdieu ) sont les témoins de l’avènement d’un état libéral qui ne protège plus ses sujets des effets néfastes de l’économie sur la société mais qui jugule les désordres et les dangereux.
Dans les années 1970, la notion de risque exprimait l’inflation des risques dans notre société, mais elle s’est progressivement résumée à une interprétation libérale de l’individu seul gestionnaire des risques qu’il court dans sa vie. La prévention est pour les auteurs l’expression de cette approche dans le champ de la santé (1) en ce qu’elle définit des comportements à risque et définit une morale sanitaire (référence à la biopolitique de Michel Foucault ).

Les auteurs soulignent aussi « la connivence idéologique de la gauche avec l’approche sécuritaire portée par la droite » face à laquelle aucune force d’opposition consistante ne fait barrage ou ne propose une grille d’analyse alternative. Pour leur part, ils veulent rappeler avec force la nécessité d’une approche complexe de la santé qui prenne en compte l’ensemble des déterminants de santé (sociaux, environnementaux, culturels) et en particulier les inégalités sociales de santé. À ce titre, l’exposition professionnelle constitue encore et toujours un facteur de risque majeur tant au plan de la mortalité que de la morbidité: « plus les salariés sont précaires, peu diplômés, peu ou pas autonomes dans les tâches qu’ils effectuent, plus ils sont fragilisés et susceptibles de subir des pathologies liées à leur cadre de travail » nous rappellent-ils.

Ils se placent ainsi à contre-courant des analyses centrées uniquement sur lesdits comportements à risque et qui aboutissent à blâmer les victimes une fois que les campagnes de prévention sont jugées inefficientes pour faire baisser les données épidémiologiques voire éradiquer les maladies. Ceci occulte les limites de ces outils, d’autant plus manifestes lorsqu’ils émanent ‘d’en haut’ et véhiculent des normes morales en parfait décalage avec les réalités. Les auteurs prennent pour illustration significative les campagnes contre l’obésité menées par l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES). Le message dominant pour combattre le surpoids est de manger 5 fruits et légumes par jour ; or non seulement ce message simple ne répond pas au caractère polyfactoriel de l’obésité, mais en outre il laisse de côté des stratégies complémentaires (taxer les produits très gras ou salés, diminuer le prix des fruits et légumes, interdire la publicité pour les aliments trop sucrés…). Celles-ci pourraient pourtant répondre enfin à deux problèmes cruciaux, liés aux modes de vie et aux disparités entre riches (plus souvent minces) et pauvres (plus souvent gros): l’augmentation du prix des produits maraîchers et la diminution parallèle du prix des graisses au cours des cinquante dernières années d’une part, et l’évolution des offres de l’industrie agroalimentaire (augmentation de la taille des portions ou du taux de lipides dans les plats préparés, stratégies publicitaires) d’autre part.

Irrationalité des politiques de rationalisation

Cette approche ‘rationnelle’ et ‘pragmatique’ présuppose un homo oeconomicus : des individus également dotés de capitaux et d’un agir basé sur le calcul coût/bénéfice. Elle encourage surtout une morale individuelle d’autogestion de sa santé et des réflexes d’hyperconsommation (de médicaments, de soins) pour fuir la maladie, devenue « un insupportable dysfonctionnement ». Elle s’inscrit, pour les auteurs, dans une mutation sociale qui a fait sortir la maladie du champ de la fatalité pour entrer dans le champ de la gestion des risques. Au final, cette politique aboutit à l’exclusion des pauvres du système de santé et à la criminalisation des malades, « coupables d’être malades ».

Cette ‘judiciarisation’ des rapports sociaux est illustrée par les ‘procès sida’, dans un contexte où la responsabilisation des séropositifs est déjà installée. Les auteurs rappellent la sentence, en 2004, du tribunal correctionnel de Strasbourg, condamnant un homme à 6 ans de prison pour avoir contaminé deux partenaires sexuelles alors qu’il se savait atteint du VIH. Cette affaire fortement médiatisée par Femmes Positives – une association de défense des femmes contaminées à leur insu dans le cadre de relations stables et en faveur de la pénalisation de la contamination volontaire – avait soulevé un débat sur la criminalisation du VIH, tendance mondialement perceptible.

Si cette stratégie ne constitue de toute évidence pas une politique de santé publique (notamment parce que la crainte de tomber sous le joug de la loi freine les recours au dépistage), la répression (et ses dérivés comme la révélation obligatoire du statut sérologique ou l’obtention du consentement éclairé du partenaire) participe de la stigmatisation. Un clivage entre séropositifs ‘victimes versus contaminateurs’ pourrait tout à fait être utilisé pour appliquer un traitement différencié des malades (à soigner/à enfermer). À plus grande échelle et à plus long terme, quelles seraient les limites de la logique pénale face à l’ensemble des problèmes de santé ?

L’exemple de la politique de réduction des risques (RDR) en matière de drogues est également éclairant de la fracture qui s’instaure entre les malades. La RDR est née dans les années 1990 pour faire face aux contaminations par le VIH lors d’échanges de seringues; à la répression coutumière des ‘toxicomanes’, des pratiques d’inclusion, répondant à un choix d’efficacité sanitaire vidé de visée moralisatrice, ont permis d’accompagner les usagers de drogues (information, échange de matériel, délivrance de produits de substitution, accompagnement psychosocial, espaces de consommation, contrôle rapide des produits).

Des premiers projets expérimentaux à la constitution d’organisations d’auto-support défendant une vision systémique de leur action (santé/social), les contradictions politiques entre lutte contre l’épidémie et lutte contre les stupéfiants ont été mises en veille jusqu’il y a peu: en 2006, à l’initiative d’un député de l’UMP, 78 parlementaires signent une lettre adressée au Premier Ministre remettant en cause la RDR au motif qu’elle met en oeuvre des « stratégies de banalisation des drogues et d’apprentissage à se droguer ‘ proprement’ » ( 2 ). Ils demandent alors la création d’une commission d’enquête parlementaire sur l’allocation des fonds drogues.

Pour les auteurs, de nombreux signaux de retour au répressif sont visibles, non seulement afin de flatter un électorat conservateur mais aussi de préserver les comptes de l’assurance maladie vis-à-vis de malades insolvables et coûteux: l’efficacité n’est plus sanitaire mais comptable.

En conclusion

Cet ouvrage grand public a le mérite de revenir sur un ensemble de faits relayés par la presse et de considérations issues de travaux sociologiques. Il rappelle un ensemble de principes dits de ‘gauche’, malheureusement sans aller au-delà des poncifs habituels de la social-démocratie. On peut donc regretter, en plus d’un manque de nouveauté dans l’argumentaire, que les auteurs ne poussent pas plus loin leur auscultation des attaques contre le système de santé en incluant la critique même de la logique de l’État social et des principes qui le sous-tendent. En effet, on sent poindre un angélisme passéiste et manichéen entre passé et présent, État social et État libéral. Autrement dit, l’État social n’a d’égalitaire que le fait qu’il compense – voire masque et ce faisant légitime – des inégalité structurelles entre riches et pauvres. La demande de justice sociale portée par les auteurs s’arrête ainsi à revendiquer la défense des acquis sociaux sans véritablement mettre en branle une critique (et une transformation) profondes des rapports sociaux.

Nous ne sommes pas coupables d’être malades !, Alix Béranger, David Belliard, Paris, Les petits matins, coll. Alternatives Économiques, 2010, 215 pages

Myriam Dieleman, Observatoire du sida et des sexualités

(1) Voir à ce sujet Patrick Peretti-Watel, Jean-Paul Moatti, Le principe de prévention, Paris, Seuil-La République des idées, 2009.
(2) Extrait de la lettre de Jean-Paul Garraud, Député de Gironde, au Premier Ministre: http://www.larevueparlementaire.fr/pages/PP/actudyn.htm?PRMC_NUM=81&PRMC;_CODEDANSTABLE=ACTU