Janvier 2024 Par Clotilde de GASTINES Franck STRUYVE Initiatives

De plus en plus de personnes osent monter sur scène pour parler de leur vécu. La maladie, le burn out, les traumas et l’addiction sortent des coulisses grâce au stand up, à la poésie slamée, à l’écriture pure et au jeu.

Un homme sur scène slame un texte qu'il tient dans les mains

“Être debout devant vous sur cette scène, au fond c’est peut-être ça qu’on appelle réussir son burn out”, lance la slameuse Ptit-Jules (de son vrai nom Julie Dubois) avant de scander quelques vers. “La pensée du travail me donne la nausée, relent acide dans ma trachée, l’angoisse à vide me cloue au plancher. Deux ans déjà, deux ans ont passé. Visite au médecin-conseil. “Mais vous devriez aller mieux”. Bah oui, c’est vrai, en 24 mois, je suis passée de l’état de brocoli surgelé à celui de mochi fondu. Au fond d’un congélateur pas dégivré, je suis comme un grand brocoli tout spongieux coincé entre un pack de glaçons et un sac de frites qui se laissent aller. Racine sectionnée, branchies atrophiées, céphalées incessantes qui se prolongent en acouphènes. En comparaison, un mochi fondu ça fait rêver”. Ces quelques mots lancent la soirée organisée avec la Ligue bruxelloise de la santé mentale, le 12 octobre dernier au PianoFabriek de Saint Gilles. Un rendez-vous devenu annuel dans le cadre de la Semaine de la santé mentale. 

Au micro, les prises de parole se succèdent. Elles racontent les traumas, les désillusions, les deuils, les tâtonnements et l’errance parfois. L’un des récits relate un souvenir brûlant, celui d’une enfant encore apeurée bien des années après. Elle tente de se concentrer sur un mince filet de musique classique, sa radio allumée dans la nuit, en dépit de l’interdit, pour couvrir des sons terrifiants, ceux de la violence brute de son père qui bat sa mère. 

A travers toute la Belgique, les scènes ouvertes font la part belle à ces prises de paroles cathartiques – au sens premier de la catharsis : l’expression symbolique des passions sur scène. En lieux publics, de repos ou de soins, les initiatives foisonnent.  

Ce sont parfois des pièces de théâtre qui ouvrent le débat sur des sujets encore méconnus, comme “Dys sur Dys” sur les troubles du neuro-développement, ou tabous comme “Starlight et tartes aux Pommes” sur la solitude des personnes âgées (retrouvez nos articles dans le numéro d’Education Santé d’octobre 2023). Mi-décembre, la pièce “Speculum” de Delphine Biard, Flore Grimaud et Caroline Sahuquet abordait quant à elle, le sujet des violences gynécologiques et obstétricales avec – à la suite de la représentation – un débat de bord de scène animé par l’Asbl Femmes et Santé. 

Bien plus qu’un outil de littératie 

Mais pour les patients, les malades, les usagers de services de soins ou sociaux, l’engagement artistique en lui-même a un impact sur la santé et sur ses déterminants : en étant tout à la fois outil de littératie en santé, d’empowerment et d’acquisition de compétences psychosociales. En 2019, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS Europe) faisait même la promotion des interventions artistiques, disant qu’elles sont “souvent sans risque, avec un degré d’efficacité très élevé en regard de leur coût, et offrent des options de traitement et d’accompagnement intégrées et holistiques pour des enjeux de santé complexes pour lesquels il n’existe pas de solution à l’heure actuelle”.  

Dans certains pays, la relation entre la promotion de la santé et les arts est d’ailleurs particulièrement intégrée, comme en Suède, en Norvège, en Ecosse ou encore en Australie, qui fait figure de pionnière en la matière. En 2016, l’adoption d’un plan-cadre national des arts et de la santé (National Arts & Health Framework) a permis de structurer l’action à l’échelle du pays-continent. Le NAHF recommande la participation artistique et l’art communautaire comme outil de promotion de la santé en citant ses effets bénéfiques : diminution de la morbidité et de la mortalité, développement personnel et des compétences (apprentissage, travail d’équipe, flexibilité, communication) qui conduisent à l’employabilité, la santé physique, l’engagement et la cohésion sociale. Six ans plus tard, un rapport conséquent présente une série de recommandations et un mode de gouvernance inspirant.  

La santé mentale monte sur scène 

En Belgique, les initiatives arts et santé sont encore peu coordonnées, malgré une mobilisation importante du secteur de la promotion de la santé dans les années 2000 qu’Education Santé avait alors documenté. En région Bruxelles-Capitale toutefois, les activités théâtrales font la part belle à la santé mentale. Au cœur des Marolles, la compagnie L’appétit des indigestes, qui a ses quartiers au Pianocktail, vient de voir son agrément d’opérateur renouvelé par le Plan bruxellois de Promotion de la santé 2023-2028. 

A l’origine, nous voulions créer un atelier de théâtre qui soit à la frontière entre le thérapeutique et l’artistique pour déstigmatiser la psychiatrie” explique Sophie Muselle, qui a travaillé comme psychologue en hôpital psychiatrique pendant trois ans avant de devenir metteuse en scène. “Les personnes psychiatrisées sont souvent déresponsabilisées ou infantilisées quant à leur santé. Les compétences psychosociales et la littératie ont été abîmées par des passages en psychiatrie et des parcours de vie traumatiques. Nombreuses sont celles qui manquent de confiance en leurs ressources, les prises de décisions et la pensée critiques diminuent, la communication et les liens avec l’autre sont difficiles ainsi que l’estime de soi, la gestion des émotions et du stress,” explique la metteuse en scène. 

Avec son comparse Pierrot Renaut, comédien, Sophie Muselle a choisi d’animer des ateliers d’écriture et de jeu théâtral tous les mercredis et vendredis après-midi. Ouverts à tou.tes, “la seule condition d’accès est de participer”. Le principe de cette permanence s’appuie sur les préceptes du psychiatre Charles Burquel, qui défendait une psychiatrie ambulatoire et sociale insérée au plus près des besoins des populations précarisées, se traduisant notamment par des pratiques de santé mentale communautaire. 

Durant deux heures, l’atelier d’écriture ou de jeu théâtral permet de travailler un thème choisi avec les participant.e.s (corps, féminité, enfermement, solitude, maladie, vieillesse, famille, médication, travail, amour). Le thème est décliné en sous-thèmes et une consigne d’écriture est proposée. Par groupes de deux, les participant.e.s échangent sur leur vécu. Chacun écrit ensuite un texte partant du vécu de son ou sa « partenaire ». Les textes sont lus au groupe et sert de base pour bâtir le spectacle. Lors des ateliers de jeu théâtral : chaque scène est déployée et répétée avec un travail sur les émotions, le regard, le niveau sonore, le corps, la présence en scène, etc. Le spectacle est présenté au public environ six mois plus tard – quand le groupe est prêt. 

“On va tous crever !” 

L’an dernier, nous avons parlé de la vie, de la mort et du suicide. J’ai mis en forme les écrits et nous en avons tiré une pièce intitulée : “On va tous crever”” explique Sophie Muselle. Tout comme l’écriture préserve l’aspect documentaire des récits et leur donne une fluidité, la mise en scène et le jeu très sobre jettent une lumière crue sur la réalité. “Je m’inspire de l’art brut pour ces créations de théâtre documentaire : très peu de lumière, pas de décor, quasiment jamais de costume, sauf exception”. Chaque participant.e peut monter sur scène, sans obligation.  

Pour “On va tous crever”, nous étions 25 !” précise-t-elle dans un souffle enthousiaste – signe que le fait d’aborder ce sujet était primordial et, d’une certaine manière, libérateur. “Nous sommes tout le temps en train d’écrire, de répéter et de jouer. Nous donnons systématiquement trois représentations de chaque spectacle au Pianocktail, qu’on rejoue ensuite à la demande dans des structures associatives ou de soins, sur des festivals”. Autour des pièces, la compagnie organise des activités communautaires : des ateliers de cuisine, des soupers et des sorties au théâtre.  

Plusieurs fois par an, la compagnie invite aussi des professionnels de santé, anime des formations sur la pair-aidance et sur la posture de soins. “Cela permet de montrer une manière de faire de la promotion de la santé et du soin qui soit totalement horizontale”, explique Sophie Muselle. 

Plusieurs acteurs du social-santé montent ponctuellement des projets théâtraux avec la participation de leurs bénéficiaires. En octobre dernier, la LSBM organisait ainsi des ateliers de théâtre-impro autour de l’accompagnement des aînés. 

L’activité théâtrale permet à une personne très désinsérée de découvrir une autre part d’elle-même, de pouvoir exister autrement qu’en simple usager de service et ainsi de retrouver l’estime de soi,” décrit Eric Husson, coordinateur du projet Lama, qui accompagne les usagers de drogue notamment au sein du Centre social-santé intégré de Ribaucare. Alors que le nouveau Plan social-santé intégré doit justement remédier au fonctionnement en silo, il se plaît à imaginer “qu’à terme dans un lieu de soins, on trouvera du social, du logement, Actiris et même de la culture”. Une utopie qui paraît soudain très réaliste.

Pour aller plus loin :