Janvier 2024 Par Delphine KIRKOVE Vincent LA PAGLIA Bernard VOZ Benoît PETRE Initiatives

La Chaire interdisciplinaire de recherche Be.Hive présente ses travaux sur deux communautés de pratiques (CoPs) – des groupes d’individus qui partagent un domaine d’intérêt et qui cherchent à apprendre les uns des autres par des interactions régulières et l’expérience de leur pratique. Des dispositifs sont particulièrement prometteurs en ce qui concerne l’approche en santé communautaire.

L’approche en santé communautaire se définit comme : un processus ayant une vision plurifactorielle de la santé, qui entreprend le développement d’actions de prévention et de promotion de la santé à travers la participation de groupes de personnes affiliées sur un territoire, dans une perspective de justice sociale, par la réalisation de changements structurels (environnementaux et comportementaux), en vue d’améliorer la santé de la communauté et de ses membres (2). Cette approche connait actuellement un regain d’intérêt tant du côté wallon que bruxellois (3).  

Deux hommes âgés tricotent

Dans le cadre des CoPs, nous avons choisi de mettre l’accent non pas uniquement sur les actions qui la constituent, mais plutôt sur les caractéristiques partagées par les dispositifs de santé communautaire (4) (5). De facto, cette vision vise à épouser à la fois les attentes et le rythme du public afin qu’il ne soit plus uniquement bénéficiaire du service, mais également contributeur, en s’enrôlant plus « activement » dans la relation de soins et d’aide. 

En 2020, une étude a été menée dans le cadre des travaux de Be.hive sur les pratiques de santé communautaire auprès des professionnels de la première ligne de soins et d’aide. Celle-ci a notamment mis en évidence un déséquilibre dans les principes d’action sensés guider la santé communautaire et des écarts entre les pratiques annoncées et les pratiques effectives sur le terrain, laissant supposer des difficultés dans la mise en œuvre (6). Cette étude avait également permis aux professionnels d’exprimer le besoin de pouvoir échanger sur leurs pratiques. C’est dans ce contexte que Be-Hive, en collaboration avec les Centres locaux de promotion de la santé (CLPS), a développé en 2021 deux CoPs autour de la santé communautaire : l’une sur l’arrondissement de Liège et l’autre sur celui de Namur.  

À partir d’une analyse thématique de contenu des premières séances de ces CoPs, voici quelques réflexions portant sur les paradoxes ou défis exprimés par les professionnels dans la mise en œuvre des pratiques de santé communautaire, mais aussi les leviers ou stratégies qu’ils ont développés pour y faire face (7) (8).  

La santé communautaire, comme réponse stratégique aux enjeux de santé publique 

Cette vision de la santé communautaire est soutenue par les professionnels qui participent aux CoPs et qui sont convaincus des avantages de l’approche pour répondre aux attentes d’un public sur un territoire délimité, tout en étant un levier important pour dépasser les limites d’un système actuel encore fortement imprégné du modèle biomédical : « très vite, dans les consultations individuelles, les médecins se sont rendus compte qu’il y avait des problématiques sur lesquelles ils n’arrivaient pas à avancer, parce que les causes n’étaient pas individuelles et qu’il fallait agir sur les conditions de vie (Infirmière, Service d’aide aux personnes en situation de mal logement, CoP de Namur). » 

Paradoxe et défis liés à la mise en œuvre des pratiques de santé communautaire  

Les CoPs confirment le décalage qui subsiste entre cette vision idéale et la réalité effective où cette pratique de santé communautaire reste difficile à concrétiser de manière systématique et diffuse, compte tenu à la fois du paysage peu structuré de la santé communautaire et de la difficulté de trouver sa place en tant qu’approche à l’intérieur d’une organisation.  

Dès lors, un certain paradoxe peut s’observer avec d’une part l’approche curative qui peut se montrer restrictive dans sa réponse aux défis de santé, et d’autre part la reconnaissance déficitaire de la santé communautaire comme une option valable et faisable. Les participants des CoPs ont pu déployer des stratégies variées pour faire face à ces différents défis.  

En quête de légitimité  

Les différentes actions constitutives de la santé communautaire sont réalisées pour répondre aux besoins spécifiques et pluriels du public et dépasser un système qui priorise encore le biomédical. « Une des difficultés concrètes, c’est d’impliquer l’équipe dans la démarche en santé communautaire, d’être convaincu que le collectif est important. Mais concrètement, l’implication est parfois délicate, car certains professionnels sont noyés par les besoins curatifs (…) » (Infirmière, centre de santé intégré, CoP de Liège). La vision classique de type biomédical restant dominante tant pour les structures liées aux soins que pour leurs partenaires « hors soins » ; la santé communautaire semble demeurer encore méconnue ou incomprise pour la plupart des professionnels de santé, notamment en ce qui concerne l’approche  globale de la santé qui fait appel à de l’intersectorialité : « Nous on travaille beaucoup avec le secteur culturel (…) et c’est vrai qu’il y a encore des réactions du style « ouh la santé, ça nous regarde pas » » (animatrice en santé communautaire, CoP de Namur).  

Les professionnels « convaincus » doivent ainsi faire face à des réactions dubitatives qui remettent cette approche en question. La question de la reconnaissance et d’une certaine manière de la légitimité de la santé communautaire revient souvent dans les échanges lors des CoPs : « C’est vrai que moi je suis convaincue de l’intérêt de la santé communautaire. Mais voilà, on est dans une équipe pluridisciplinaire où le contact individuel est quand-même majoritaire. Et il faut pouvoir vendre la santé communautaire.  Donc participer aux CoPs c’est permettre d’amener des preuves (…) face à des professionnels qui sont un peu scientifiques, et montrer que la santé communautaire a vraiment sa place en maison médicale » (Infirmière en maison médicale, CoP de Liège).  

Ces professionnels en arrivent à devoir ainsi combiner l’approche en santé communautaire avec cette réalité de terrain, en utilisant des procédures classiques telle qu’une prescription médicale afin d’apporter une certaine légitimité à leurs actions, non seulement de la part des professionnels, mais également de la part des patients : « C’est l’idée de prescrire de la santé communautaire (…) Il y a la possibilité pour le médecin de prescrire d’aller marcher, d’aller à l’atelier tricot. Et du coup, le patient se dit : « Ah mon médecin me prescrit ça, c’est que donc… » (Infirmière, Maison médicale, CoP de Liège). » 

Une autre stratégie développée par certains professionnels pour gagner en légitimité a consisté en la réalisation d’un diagnostic communautaire. Celui-ci permet d’identifier les besoins bio-psycho-sociaux de la population sur un territoire donné. L’ensemble des parties prenantes contribue à la démarche, la légitimant pour elle-même, mais aussi vis-à-vis de l’extérieur : « Un premier diagnostic communautaire a été mené dans les années 2005-2006 (…) c’est ce qui a permis à la maison médicale de gagner en légitimité auprès des autres partenaires puisqu’elle a vraiment appelé tous les acteurs à participer à ce diagnostic et auprès des habitants.» (Animatrice en santé communautaire, maison médicale, CoP de Namur). Réalisé avec les personnes concernées par la problématique, le diagnostic communautaire apporte aussi, comme autres bénéfices, un potentiel certain d’autodétermination à ce public et rejaillit sur la mise en œuvre des pratiques de santé communautaire.  

En complément des stratégies émanant directement des professionnels, la participation aux CoPs peut également être perçue comme un moyen indirect d’amener une certaine reconnaissance de la santé communautaire : « Je trouve que ce genre de comité pourrait peut-être nous aider à être encore plus convaincant vis-à-vis des collègues et amener des arguments pour dire que ça vaut la peine d’en faire » (Responsable réseau multidisciplinaire local, CoP de Namur).   

Multiplicité des rôles dans la mise en œuvre de la santé communautaire 

Afin de développer des pratiques de santé communautaire, deux approches différentes peuvent s’observer au sein des organisations : soit elles attribuent ce rôle à une personne en particulier, soit elles le font à travers l’implication de tous les professionnels de leur organisation. Ce type de fonctionnement est parfois perçu comme un avantage, selon certains participants, de pouvoir plus facilement concerner et impliquer l’ensemble de l’équipe : « Le fait qu’il n’y ait pas quelqu’un qui soit vraiment habilité à faire la santé com’, permet que tout le monde en fasse dans l’équipe, ça motive et tout le monde a envie de développer des projets » (Infirmière, centre de santé intégré, CoP de Liège). 

Cependant, afin de concrétiser ces actions, les professionnels doivent bien souvent déployer un surplus de temps, de travail et d’énergie : « Je trouve qu’il y a un manque de moyens pour assurer cette fonction de santé communautaire. On fait un peu du bricolage pour ce concept qui est de fait un peu nébuleux. (…) Moi, j’ai quatre heures pour coordonner. » (Infirmière en maison médicale, CoP de Liège).  « Ce qui manque souvent, c’est qu’on n’est pas des cracs en communication (…). Parce qu’on n’a pas toujours le temps non plus de faire ça, ni les compétences. » (Infirmière dans un centre de soins intégrés, CoP de Liège).  

Ce surplus semble inhérent à l’addition, voire à la multiplication de rôles (9). De fait, créer un diagnostic communautaire, co-gérer une activité participative, co-construire des partenariats avec des acteurs du réseau, créer des outils de communication ou d’autres types d’actions sont autant d‘activités sociales spécifiques ayant leurs propres cadres, et donc leurs propres rôles. Or ces activités peuvent être effectuées par le même professionnel au sein de la même organisation. En plus du statut qui lui est assigné contractuellement, il est amené à occuper plusieurs rôles qui s’emboîtent les uns dans les autres au gré des activités qui s’enchâssent (9), à l’image de cette psychologue qui, en plus de son travail thérapeutique, se retrouve à organiser une donnerie et à bricoler du bois : « Les adultes du club thérapeutique ont souhaité créer une donnerie.  Et là, on a mis en place un espace de dressing mobile avec la récupération des bois de palettes qu’on fait depuis des années, et donc on l’a construit avec eux. » (Psychologue, service de santé mentale, COP Namur).   

Cette multiplication des rôles reflète aussi, in fine, le flou conceptuel constitutif de ce que signifie « santé communautaire ». Dans le cadre de notre recherche, nous sommes partis d’une définition multidimensionnelle et dynamique qui présentait une certaine ouverture à une série de pratiques correspondantes. Mais les participants eux-mêmes expriment cette notion comme étant fort abstraite et nébuleuse : « En fait, je comprends l’envie, le besoin d’avoir une définition. Parce c’est vrai que quand des collègues qui ne sont pas initiés à la santé communautaire me demandent comment je la définirais, c’est vrai que c’est compliqué. » (infirmière en maison médicale, CoP de Liège). « Quand on parle de la santé communautaire, on ne parle pas toujours de la même chose. C’est frustrant, on est un peu perdu. » (Infirmière en maison médicale, CoP de Namur).  

Ce flou conceptuel entraîne de ce fait une difficulté pour partager et communiquer ce type d’approche auprès d’autres professionnels, ce qui peut à terme freiner une certaine diffusion des pratiques.  

Même du côté de la littérature scientifique, il parait difficile de se fixer sur une définition univoque de la santé communautaire. D’ailleurs, Didier Jourdan l’un des référents en la matière, souligne que ce concept renvoie plutôt à « une large diversité de réalités ». (10). Cela a comme conséquence de rendre instable le processus d’identification en tant que praticien de la santé communautaire.  

Conclusion  

Ces retours d’expérience de CoPs mettent clairement en évidence certains paradoxes et défis exprimés par les professionnels de terrain. Certaines stratégies ont déjà pu être mises en évidence.  

La poursuite de cette recherche sur les séances suivantes permettra de continuer cette identification et de renforcer les échanges de pratiques dans les CoPs. Une des perspectives est de voir comment les CoPs peuvent aider à améliorer les pratiques en intégrant l’approche en santé communautaire au sein du système de santé et de gagner en reconnaissance, ce qui semble notamment possible par l’intermédiaire de l’effet de duplication de connaissances que produisent les CoPs auprès des membres. 

Références  

1. Wenger E, Trayner B, de Laat M. Promoting and assessing value creation in communities and networks : A conceptual framework. Heerlen (NL); 2011.  

2. Committee C and TSA (CTSA) CCEKF. Principles of Community Engagement. NIH Publication No. 11-7782. 2011.

3. Negrel F, Michel N, Boland Z, Déjou F,Démarches communautaires : l’introspection dégage de nouvelles perspectives, Education Santé 2023 n°403  

4. Chartier IS, Blanchet V, Provencher MD. Activation comportementale et dépression : une approche de traitement contextuelle. Sante Ment Que. 2020;38 (2):175–94.  

5. Transnational Forum on Integrated Community Care. Input paper on Integrated Community Care. 2019.

6. Kirkove D, Voz B, Pétré B. Renforcer la première ligne de soins. Santé Conjuguée. 2021;96:7–9.

7. Prost M, Fernagu-Oudet S. L’apprenance au prisme de l’approche par les capabilités. Éducation Perm. 2016;(207i(2)).  

8. Paillé P, Mucchielli A. L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales. 4ème éditi. Colin A, editor. 2016.

9. Cefai D, Gardella E. Comment analyser une situation selon le dernier Goffman ? De Frame Analysis à Forms of Talk. Erving Goffman et l’ordre de l’interaction. 2012;233–65.  

10. Jourdan D. Quarante ans après , où en est la santé communautaire ? Community health : where do we stand after forty years ? Sante Publique (Paris). 2012;24(2):165–78.